L'archipel en feu | |
Page: .4./.36. Jules VerneL'archipel en feuDix minutes plus tard, une légère embarcation, un gig, quittait la sacolève et déposait au pied du môle, sans aucun compagnon, sans aucune arme, cet homme devant lequel les Vityliens venaient de battre si prestement en retraite. C’était le capitaine de la Karysta — ainsi se nommait le petit bâtiment qui venait de mouiller dans le port. Cet homme, de moyenne taille, laissait voir un front haut et fier sous son épais bonnet de marin. Dans ses yeux durs, un regard fixe. Au-dessus de sa lèvre, des moustaches de Klephte, tendues horizontalement, finissant en grosse touffe, non en pointe. Sa poitrine était large, ses membres vigoureux. Ses cheveux noirs tombaient en boucles sur ses épaules. S’il avait dépassé trente-cinq ans, c’était à peine de quelques mois. Mais son teint hâlé par les brises, la dureté de sa physionomie, un pli de son front, creusé comme un sillon dans lequel rien d’honnête ne pouvait germer, le faisaient paraître plus vieux que son âge. Quant au costume qu’il portait alors, ce n’était ni la veste, ni le gilet, ni la fustanelle du Palikare. Son cafetan, à capuchon de couleur brune, brodé de soutaches peu voyantes, son pantalon verdâtre, à larges plis, perdu dans des bottes montantes, rappelaient plutôt l’habillement du marin des côtes barbaresques. Et cependant, Nicolas Starkos était bien Grec de naissance et originaire de ce port de Vitylo. C’était là qu’il avait passé les premières années de sa jeunesse. Enfant et adolescent, c’était entre ces roches qu’il avait fait l’apprentissage de la vie de mer. C’était sur ces parages qu’il avait navigué au hasard des courants et des vents. Pas une anse dont il n’eût vérifié le brassiage et les accores. Pas un écueil, pas une banche, pas une roche sous-marine, dont le relèvement lui fût inconnu. Pas un détour du chenal, dont il ne fût capable de suivre, sans compas ni pilote, les sinuosités multiples. Il est donc facile de comprendre comment, en dépit des faux signaux de ses compatriotes, il avait pu diriger la sacolève avec cette sûreté de main. D’ailleurs, il savait combien les Vityliens étaient sujets à caution. Déjà il les avait vus à l’œuvre. Et peut-être, en somme, ne désapprouvait-il pas leurs instincts de pillards, du moment qu’il n’avait point eu à en souffrir personnellement. Mais, s’il les connaissait, Nicolas Starkos était également connu d’eux. Après la mort de son père, qui fut l’une de ces milliers de victimes de la cruauté des Turcs, sa mère, affamée de haine, n’attendit plus que l’heure de se jeter dans le premier soulèvement contre la tyrannie ottomane. Lui, à dix-huit ans, il avait quitté le Magne pour courir les mers, et plus particulièrement l’Archipel, se formant non seulement au métier de marin, mais aussi au métier de pirate. À bord de quels navires avait-il servi pendant cette période de son existence, quels chefs de flibustiers ou de forbans l’eurent sous leurs ordres, sous quel pavillon fit-il ses premières armes, quel sang répandit sa main, le sang des ennemis de la Grèce ou le sang de ses défenseurs — celui-là même qui coulait dans ses veines — nul que lui n’aurait pu le dire. Plusieurs fois, cependant, on l’avait revu dans les divers ports du golfe de Coron. Quelques-uns de ses compatriotes avaient pu raconter ses hauts faits de piraterie, auxquels ils s’étaient associés, navires de commerce attaqués et détruits, riches cargaisons changées en parts de prise ! Mais un certain mystère entourait le nom de Nicolas Starkos. Toutefois, il était si avantageusement connu dans les provinces du Magne que, devant ce nom, tous s’inclinèrent. Ainsi s’explique la réception qui fut faite à cet homme par les habitants de Vitylo, pourquoi il leur imposa rien que par sa présence, comment tous abandonnèrent ce projet de piller la sacolève, lorsqu’ils eurent reconnu celui qui la commandait. Dès que le capitaine de la Karysta eut accosté le quai du port, un peu en arrière du môle, hommes et femmes, accourus pour le recevoir, se rangèrent respectueusement sur son passage. Lorsqu’il débarqua, pas un cri ne fut proféré. Il semblait que Nicolas Starkos eût assez de prestige pour commander le silence autour de lui rien que par son aspect. On attendait qu’il parlât, et, s’il ne parlait pas — ce qui était possible — nul ne se permettrait de lui adresser la parole. Nicolas Starkos, après avoir commandé aux matelots de son gig de retourner à bord, s’avança vers l’angle que le quai forme au fond du port. Mais, à peine avait-il fait une vingtaine de pas dans cette direction qu’il s’arrêta. Puis, avisant le vieux marin qui le suivait, comme s’il eût attendu quelque ordre à exécuter : « Gozzo, dit-il, j’aurai besoin de dix hommes vigoureux pour compléter mon équipage. — Tu les auras, Nicolas Starkos », répondit Gozzo. Le capitaine de la Karysta en eût voulu cent qu’il les eût trouvés, à prendre au choix, parmi cette population maritime. Et ces cent hommes, sans demander où on les menait, à quel métier on les destinait, pour le compte de qui ils allaient naviguer ou se battre, auraient suivi leur compatriote, prêts à partager son sort, sachant bien que d’une façon ou de l’autre ils y trouveraient leur compte. « Que ces dix hommes, dans une heure, soient à bord de la Karysta, ajouta le capitaine. — Ils y seront », répondit Gozzo. Nicolas Starkos, indiquant d’un geste qu’il ne voulait point être accompagné, remonta le quai qui s’arrondit à l’extrémité du môle, et s’enfonça dans une des étroites rues du port. Le vieux Gozzo, respectant sa volonté, revint vers ses compagnons, et ne s’occupa plus que de choisir les dix hommes destinés à compléter l’équipage de la sacolève. Cependant, Nicolas Starkos s’élevait peu à peu sur les pentes de cette falaise abrupte qui supporte le bourg de Vitylo. À cette hauteur, on n’entendait d’autre bruit que l’aboiement de chiens féroces, presque aussi redoutables aux voyageurs que les chacals et les loups, chiens aux formidables mâchoires, à large face de dogue, que le bâton n’effraye guère. Quelques goélands tourbillonnaient dans l’espace, à petits coups de leurs larges ailes, en regagnant les trous du littoral. Bientôt, Nicolas Starkos eut dépassé les dernières maisons de Vitylo. Il prit alors le rude sentier qui contourne l’acropole de Kérapha. Après avoir longé les ruines d’une citadelle, qui fut jadis élevée en cet endroit par Ville-Hardouin, au temps où les Croisés occupaient divers points du Péloponnèse, il dut contourner la base des vieilles tours, dont la falaise est encore couronnée. Là, il s’arrêta un instant et se retourna. À l’horizon, en deçà du cap Gallo, le croissant de la lune allait bientôt s’éteindre dans les eaux de la mer Ionienne. Quelques rares étoiles scintillaient à travers d’étroites déchirures de nuages, poussés par le vent frais du soir. Pendant les accalmies, un silence absolu régnait autour de l’acropole. Deux ou trois petites voiles, à peine visibles, sillonnaient la surface du golfe, le traversant vers Coron ou le remontant vers Kalamata. Sans le fanal, qui se balançait en tête de leur mât, peut-être eût-il été impossible de les reconnaître. En contrebas, sept à huit feux brillaient aussi sur divers points du rivage, doublés par la tremblotante réverbération des eaux. Étaient-ce des feux de barques de pêche, ou des feux d’habitations, allumés pour la nuit ? On n’aurait pu le dire. Nicolas Starkos parcourait, de son regard habitué aux ténèbres, toute cette immensité. Il y a dans l’œil du marin une puissance de vision pénétrante, qui lui permet de voir là où d’autres ne verraient pas. Mais, A ce moment, il semblait que les choses extérieures ne fussent pas pour impressionner le capitaine de la Karysta, accoutumé sans doute à de tout autres scènes. Non, c’était en lui-même qu’il regardait. Cet air natal, qui est comme l’haleine du pays, il le respirait presque inconsciemment. Et il restait immobile, pensif, les bras croisés, tandis que sa tête, rejetée hors du capuchon, ne remuait pas plus que si elle eût été de pierre. Près d’un quart d’heure se passa ainsi. Nicolas Starkos n’avait cessé d’observer cet occident que délimitait un lointain horizon de mer. Puis il fit quelques pas en remontant obliquement la falaise. Ce n’était point au hasard qu’il allait de la sorte. Une secrète pensée le conduisait; mais on eût dit que ses yeux évitaient encore de voir ce qu’ils étaient venus chercher sur les hauteurs de Vitylo. D’ailleurs, rien de désolé comme cette côte, depuis le cap Matapan jusqu’à l’extrême cul-de-sac du golfe. Il n’y poussait ni orangers, citronniers, églantiers, lauriers-roses, jasmins de l’Argolide, figuiers, arbousiers, mûriers, ni rien de ce qui fait de certaines parties de la Grèce une riche et verdoyante campagne. Pas un chêne-vert, pas un platane, pas un grenadier, tranchant sur le sombre rideau des cyprès et des cèdres. Partout des roches qu’un prochain éboulement de ces terrains volcaniques pourra bien précipiter dans les eaux du golfe. Partout une sorte d’âpreté farouche sur cette terre du Magne, insuffisante nourricière de sa population. À peine quelques pins décharnés, grimaçants, fantasques, dont on a épuisé la résine, auxquels manque la sève, montrant les profondes blessures de leurs troncs. Çà et là, de maigres cactus, véritables chardons épineux, dont les feuilles ressemblent à de petits hérissons à demi pelés. Nulle part, enfin, ni aux arbustes rabougris, ni au sol, formé de plus de gravier que d’humus, de quoi nourrir ces chèvres que leur sobriété rend peu difficiles, cependant. Après avoir fait une vingtaine de pas, Nicolas Starkos s’arrêta de nouveau. Puis, il se retourna vers le nord-est, là où la crête éloignée du Taygète traçait son profil sur le fond moins obscur du ciel. Une ou deux étoiles, qui se levaient à cette heure, y reposaient encore, au ras de l’horizon, comme de gros vers luisants. Jules VerneL'archipel en feu.Page: .4./.36. Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie. 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