L'archipel en feu

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Jules Verne

L'archipel en feu

Nicolas Starkos était resté immobile. Il regardait une petite maison basse, construite en bois qui occupait un renflement de la falaise à une cinquantaine de pas. Modeste habitation, isolée au-dessus du village, à laquelle on n’arrivait que par d’abrupts sentiers, bâtie au milieu d’un enclos de quelques arbres à demi dépouillés, entouré d’une haie d’épines. Cette demeure, on la sentait abandonnée depuis longtemps. La haie, en mauvais état, ici touffue, là trouée, ne lui faisait plus une barrière suffisante pour la protéger. Les chiens errants, les chacals, qui visitent quelquefois la région, avaient plus d’une fois ravagé ce petit coin du sol maniote. Mauvaises herbes et broussailles, c’était l’apport de la nature en ce lieu désert, depuis que la main de l’homme ne s’y exerçait plus.

Et pourquoi cet abandon ? C’est que le possesseur de ce morceau de terre était mort depuis bien des années. C’est que sa veuve, Andronika Starkos, avait quitté le pays pour aller prendre rang parmi ces vaillantes femmes qui marquèrent dans la guerre de l’Indépendance. C’est que le fils, depuis son départ, n’avait jamais remis le pied dans la maison paternelle.

Là, pourtant, était né Nicolas Starkos. Là se passèrent les premières années de son enfance. Son père, après une longue et honnête vie de marin, s’était retiré dans cet asile, mais il se tenait à l’écart de cette population de Vitylo, dont les excès lui faisaient horreur. Plus instruit, d’ailleurs, et avec un peu plus d’aisance que les gens du port, il avait pu se faire une existence à part entre sa femme et son enfant. Il vivait ainsi au fond de cette retraite, ignoré et tranquille, lorsque, un jour, dans un mouvement de colère, il tenta de résister à l’oppression et paya de sa vie sa résistance. On ne pouvait échapper aux agents turcs, même aux extrêmes confins de la péninsule !

Le père n’étant plus là pour diriger son fils, la mère fut impuissante à le contenir. Nicolas Starkos déserta la maison pour aller courir les mers, mettant au service de la piraterie et des pirates ces merveilleux instincts de marin qu’il tenait de son origine.

Depuis dix ans, la maison avait donc été abandonnée par le fils, depuis six ans par la mère. On disait dans le pays, cependant, qu’Andronika y était quelquefois revenue. On avait cru, du moins, l’apercevoir, mais à de rares intervalles et pour de courts instants, sans qu’elle eût communiqué avec aucun des habitants de Vitylo.

Quant à Nicolas Starkos, jamais avant ce jour, bien qu’il eût été ramené une ou deux fois au Magne par le hasard de ses excursions, il n’avait manifesté l’intention de revoir cette modeste habitation de la falaise. Jamais une demande de sa part sur l’état d’abandon où elle se trouvait. Jamais une allusion à sa mère, pour savoir si elle revenait parfois à la demeure déserte. Mais à travers les terribles événements qui ensanglantaient alors la Grèce, peut-être le nom d’Andronika était-il arrivé jusqu’à lui — nom qui aurait dû pénétrer comme un remords dans sa conscience, si sa conscience n’eût été impénétrable.

Et cependant, ce jour-là, si Nicolas Starkos avait relâché au port de Vitylo, ce n’était pas uniquement pour renforcer de dix hommes l’équipage de la sacolève. Un désir — plus qu’un désir — un impérieux instinct, dont il ne se rendait peut-être pas bien compte, l’y avait poussé. Il s’était senti pris du besoin de revoir, une dernière fois sans doute, la maison paternelle, de toucher encore du pied ce sol sur lequel s’étaient exercés ses premiers pas, de respirer l’air enfermé entre ces murs où s’était exhalée sa première haleine, où il avait bégayé les premiers mots de l’enfant. Oui ! voilà pourquoi il venait de remonter les rudes sentiers de cette falaise, pourquoi il se trouvait, à cette heure, devant la barrière du petit enclos.

Là, il eut comme un mouvement d’hésitation. Il n’est de cœur si endurci, qui ne se serre en présence de certains retours du passé. On n’est pas né quelque part pour ne rien sentir devant la place où vous a bercé la main d’une mère. Les fibres de l’être ne peuvent s’user à ce point que pas une seule ne vibre encore, lorsqu’un de ces souvenirs la touche.

Il en fut ainsi de Nicolas Starkos, arrêté sur le seuil de la maison abandonnée, aussi sombre, aussi silencieuse, aussi morte à l’intérieur qu’à l’extérieur.

« Entrons !… Oui !… entrons ! »

Ce furent les premiers mots que prononça Nicolas Starkos. Encore ne fit-il que les murmurer, comme s’il eût eu la crainte d’être entendu et d’évoquer quelque apparition du passé.

Entrer dans cet enclos, quoi de plus facile ! La barrière était disjointe, les montants gisaient sur le sol. Il n’y avait même pas une porte à ouvrir, un barreau à repousser.

Nicolas Starkos entra. Il s’arrêta devant l’habitation, dont les auvents, à demi pourris par la pluie, ne tenaient plus qu’à des bouts de ferrures rouillées et rongées.

À ce moment, une hulotte fit entendre un cri et s’envola d’une touffe de lentisques, qui obstruait le seuil de la porte.

Là, Nicolas Starkos hésita encore. Il était bien résolu, cependant, à revoir jusqu’à la dernière chambre de l’habitation. Mais il fut sourdement fâché de ce qui se passait en lui, d’éprouver comme une sorte de remords. S’il se sentait ému, il se sentait irrité aussi. Il semblait que de ce toit paternel, allait s’échapper comme une protestation contre lui, comme une malédiction dernière !

Aussi, avant de pénétrer dans cette maison, il voulut en faire le tour. La nuit était sombre. Personne ne le voyait, et « il ne se voyait pas lui-même ! » En plein jour, peut-être ne fût-il pas venu ! En pleine nuit, il se sentait plus d’audace à braver ses souvenirs.

Le voilà donc, marchant d’un pas furtif, pareil à un malfaiteur qui chercherait à reconnaître les abords d’une habitation dans laquelle il va porter la ruine, longeant les murs lézardés aux angles, tournant les coins dont l’arête effritée disparaissait sous les mousses, tâtant de la main ces pierres ébranlées, comme pour voir s’il restait encore un peu de vie dans ce cadavre de maison, écoutant, enfin, si le cœur lui battait encore ! Par derrière, l’enclos était plus obscur. Les obliques lueurs du croissant lunaire, qui disparaissait alors, n’auraient pu y arriver.

Nicolas Starkos avait lentement fait le tour. La sombre demeure gardait une sorte de silence inquiétant. On l’eût dite hantée ou visionnée. Il revint vers la façade orientée à l’ouest. Puis, il s’approcha de la porte, pour la repousser si elle ne tenait que par un loquet, pour la forcer si le pêne s’engageait encore dans la gâche de la serrure.

Mais alors le sang lui monta aux yeux. Il vit « rouge » comme on dit, mais rouge de feu. Cette maison, qu’il voulait visiter encore une fois, il n’osait plus y entrer. Il lui semblait que son père, sa mère, allaient apparaître sur le seuil, les bras étendus, le maudissant, lui, le mauvais fils, le mauvais citoyen, traître à la famille, traître à la patrie !

À ce moment, la porte s’ouvrit avec lenteur. Une femme parut sur le seuil. Elle était vêtue du costume maniote — un jupon de cotonnade noire à petite bordure rouge, une camisole de couleur sombre, serrée à la taille, sur sa tête un large bonnet brunâtre, enroulé d’un foulard aux couleurs du drapeau grec.

Cette femme avait une figure énergique, avec de grands yeux noirs d’une vivacité un peu sauvage, un teint hâlé comme celui des pêcheuses du littoral. Sa taille était haute, droite, bien qu’elle fût âgée de plus de soixante ans.

C’était Andronika Starkos. La mère et le fils, séparés depuis si longtemps de corps et d’âme, se trouvaient alors face à face.

Nicolas Starkos ne s’attendait pas à se voir en présence de sa mère… Il fut épouvanté par cette apparition.

Andronika, le bras tendu vers son fils, lui interdisant l’accès de sa maison, ne dit que ces mots d’une voix qui les rendait terribles, venant d’elle :

« Jamais Nicolas Starkos ne remettra le pied dans la maison du père !… Jamais ! »

Et le fils, courbé sous cette injonction, recula peu à peu. Celle qui l’avait porté dans ses entrailles le chassait maintenant comme on chasse un traître. Alors il voulut faire un pas en avant… Un geste plus énergique encore, un geste de malédiction, l’arrêta.

Nicolas Starkos se rejeta en arrière. Puis, il s’échappa de l’enclos, il reprit le sentier de la falaise, il descendit à grands pas, sans se retourner, comme si une main invisible l’eût poussé par les épaules.

Andronika, immobile sur le seuil de sa maison, le vit disparaître au milieu de la nuit.

Dix minutes après, Nicolas Starkos, ne laissant rien voir de son émotion, redevenu maître de lui-même, atteignait le port où il hélait son gig et s’y embarquait. Les dix hommes choisis par Gozzo se trouvaient déjà à bord de la sacolève.

Sans prononcer un seul mot, Nicolas Starkos monta sur le pont de la Karysta, et, d’un signe, il donna l’ordre d’appareiller.

La manœuvre fut rapidement faite. Il n’y eut qu’à hisser les voiles disposées pour un prompt départ. Le vent de terre, qui venait de se lever, rendait facile la sortie du port.

Cinq minutes plus tard, la Karysta franchissait les passes, sûrement, silencieusement, sans qu’un seul cri eût été poussé par les hommes du bord ni par les gens de Vitylo.

Mais la sacolève n’était pas à un mille au large, qu’une flamme illuminait la crête de la falaise.

C’était l’habitation d’Andronika Starkos qui brûlait jusque dans ses fondations. La main de la mère avait allumé cet incendie. Elle ne voulait pas qu’il restât un seul vestige de la maison où son fils était né.

Pendant trois milles encore, le capitaine ne put détacher son regard de ce feu qui brillait sur la terre du Magne, et il le suivit dans l’ombre jusqu’à son dernier éclat.

Andronika l’avait dit :

« Jamais Nicolas Starkos ne remettrait le pied dans la maison du père !… Jamais ! »

Jules Verne

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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