L'archipel en feu

Page: .20./.36.

Jules Verne

L'archipel en feu

« Oui, Henry d’Albaret, répondit Andronika, si vous ignorez encore quel mystère pèse sur la vie de cette jeune fille, cependant, elle ne peut être que digne de vous ! Oui ! Vous la reverrez, et vous serez heureux comme tous deux vous méritez de l’être !

—    Mais dites-moi, Andronika, demanda Henry d’Albaret, est-ce que vous ne connaissiez pas le banquier Elizundo ?

—    Non, répondit Andronika. Comment le connaîtrais-je et pourquoi me faites-vous cette question ?

—    C’est que j’ai eu plusieurs fois l’occasion de prononcer votre nom devant lui, répondit le jeune officier, et ce nom attirait son attention d’une façon assez singulière. Un jour, il m’a demandé si je savais ce que vous étiez devenue depuis notre séparation.

—    Je ne le connais pas, Henry d’Albaret, et le nom du banquier Elizundo n’a même jamais été prononcé devant moi !

—    Alors il y a là un mystère que je ne puis m’expliquer et qui ne me sera jamais dévoilé, sans doute, puisque Elizundo n’est plus ! »

Henry d’Albaret était resté silencieux. Ses souvenirs de Corfou lui étaient revenus. Il se reprenait à songer à tout ce qu’il avait souffert, à tout ce qu’il devait souffrir encore loin d’Hadjine !

Puis, s’adressant à Andronika :

« Et lorsque cette guerre sera finie, que comptez vous devenir ? lui demanda-t-il.

—    Dieu me fera, alors, la grâce de me retirer de ce monde, répondit-elle, de ce monde où j’ai le remords d’avoir vécu !

—    Le remords, Andronika ?

—    Oui ! »

Et ce que cette mère voulait dire, c’est que sa vie seule avait été un mal, puisqu’un pareil fils était né d’elle !

Mais, chassant cette idée, elle reprit :

« Quant à vous, Henry d’Albaret, vous êtes jeune et Dieu vous réserve de longs jours ! Employez-les donc à retrouver celle que vous avez perdue… et qui vous aime !

—    Oui, Andronika, et je la chercherai partout, comme, partout aussi, je chercherai l’odieux rival qui est venu se jeter entre elle et moi !

—    Quel était cet homme ? demanda Andronika.

—    Un capitaine, commandant je ne sais quel navire suspect, répondit Henry d’Albaret, et qui a quitté Corfou aussitôt après la disparition d’Hadjine !

—    Et il se nomme ?…

—    Nicolas Starkos !

—    Lui !… »

Un mot de plus, son secret lui échappait, et Andronika se disait la mère de Nicolas Starkos ! Ce nom, prononcé si inopinément par Henry d’Albaret, avait été pour elle comme un épouvantement. Si énergique qu’elle fût, elle venait de pâlir affreusement au nom de son fils. Ainsi donc, tout le mal fait au jeune officier, à celui qui l’avait sauvée au risque de sa vie, tout ce mal venait de Nicolas Starkos ! Mais Henry d’Albaret n’avait pas été sans se rendre compte de l’effet que ce nom de Starkos venait de produire sur Andronika. On comprend qu’il voulut la presser sur ce point.

« Qu’avez-vous ?… Qu’avez-vous ? s’écria-t-il. Pourquoi ce trouble au nom du capitaine de la Karysta ?… Parlez !… parlez !… Connaissez-vous donc celui qui le porte ?

—    Non… Henry d’Albaret, non ! répondit Andronika, qui balbutiait malgré elle.

—    Si !… Vous le connaissez !… Andronika, je vous supplie de m’apprendre quel est cet homme… ce qu’il fait… où il est A ce moment… où je pourrais le rencontrer !

—    Je l’ignore !

—    Non… Vous ne l’ignorez pas !… Vous le savez, Andronika, et vous refusez de me le dire… à moi… à moi !… Peut-être, d’un seul mot vous pouvez me lancer sur sa trace… peut-être sur celle d’Hadjine… et vous refusez de parler !

—    Henry d’Albaret, répondit Andronika d’une voix dont la fermeté ne devait plus se démentir, je ne sais rien !… J’ignore où est ce capitaine !… Je ne connais pas Nicolas Starkos ! »

Cela dit, elle quitta le jeune officier, qui resta sous le coup d’une profonde émotion. Mais, depuis ce moment, quelque effort qu’il fit pour rencontrer Andronika, ce fut inutile. Sans doute, elle avait abandonné Scio pour retourner sur la terre de Grèce. Henry d’Albaret dut renoncer à tout espoir de la retrouver.

D’ailleurs, la campagne du colonel Fabvier devait bientôt prendre fin, sans avoir amené aucun résultat.

En effet, la désertion n’avait pas tardé à se mettre dans le corps expéditionnaire. Les soldats, malgré les supplications de leurs officiers, désertaient et s’embarquaient pour quitter l’île. Les artilleurs, sur lesquels Fabvier croyait pouvoir plus spécialement compter, abandonnaient leurs pièces. Il n’y avait plus rien à faire en face d’un tel découragement, qui atteignait jusqu’aux meilleurs !

Il fallut donc lever le siège et revenir à Syra, où s’était organisée cette malheureuse expédition. Là, pour prix de son héroïque résistance, le colonel Fabvier ne devait recueillir que des reproches, que des témoignages de la plus noire ingratitude.

Quant à Henry d’Albaret, il avait formé le dessein de quitter Scio en même temps que son chef. Mais vers quel point de l’Archipel porterait-il ses recherches ? Il ne le savait pas encore, lorsqu’un fait inattendu vint faire cesser ses hésitations.

La veille du jour où il allait s’embarquer pour la Grèce, une lettre lui arriva par la poste de l’île.

Cette lettre, timbrée de Corinthe, adressée au capitaine Henry d’Albaret, ne contenait que cet avis :

« Il y a une place à prendre dans l’état-major de la corvette Syphanta, de Corfou. Conviendrait-il au capitaine d’Albaret d’embarquer à son bord et de continuer la campagne commencée contre Sacratif et les pirates de l’Archipel ?

« La Syphanta, pendant les premiers jours de mars, se tiendra dans les eaux du cap Anapomera, au nord de l’île, et son canot restera en permanence dans l’anse d’Ora, au pied du cap.

« Que le capitaine Henry d’Albaret fasse ce que lui commandera son patriotisme ! »

Nulle signature. Écriture inconnue. Rien qui pût indiquer au jeune officier de quelle part venait cette lettre.

En tout cas, c’étaient là des nouvelles de la corvette, dont on n’entendait plus parler depuis quelque temps. C’était aussi, pour Henry d’Albaret, l’occasion de reprendre son métier de marin. C’était enfin la possibilité de poursuivre Sacratif, peut-être d’en débarrasser l’Archipel, peut-être aussi — et cela ne fut pas sans influencer sa résolution — une chance de rencontrer dans ces mers Nicolas Starkos et la sacolève.

Le parti d’Henry d’Albaret fut donc immédiatement arrêté : accepter la proposition que lui faisait ce billet anonyme. Il prit congé du colonel Fabvier, au moment où celui-ci s’embarquait pour Syra; puis, il fréta une légère embarcation et se dirigea vers le nord de l’île.

La traversée ne pouvait être longue, surtout avec un vent de terre qui soufflait du sud-ouest. L’embarcation passa devant le port de Coloquinta, entre les îles Anossai et le cap Pampaca. À partir de ce cap, elle se dirigea vers celui d’Ora et prolongea la côte, de manière à gagner l’anse du même nom. Ce fut là qu’Henry d’Albaret débarqua dans l’après-midi du 1er mars.

Un canot l’attendait, amarré au pied des roches. Au large, une corvette était en panne.

« Je suis le capitaine d’Albaret, dit le jeune officier au quartier-maître, qui commandait l’embarcation.

—    Le capitaine Henry d’Albaret veut-il rallier le bord ? demanda le quartier-maître.

—    À l’instant. »

Le canot déborda. Enlevé par ses six avirons, il eut rapidement franchi la distance qui le séparait de la corvette — un mille au plus. Dès qu’Henry d’Albaret fut arrivé à la coupée de la Syphanta par la hanche de tribord, un long sifflet se fit entendre, puis, un coup de canon retentit, qui fut bientôt suivi de deux autres. Au moment où le jeune officier mettait pied sur le pont, tout l’équipage, rangé comme à une revue d’honneur, lui présenta les armes, et les couleurs corfiotes furent hissées à l’extrémité de la corne de brigantine.

Le second de la corvette s’avança alors, et, d’une voix forte, afin d’être entendu de tous :

« Les officiers et l’équipage de la Syphanta, dit-il, sont heureux de recevoir à son bord le commandant Henry d’Albaret ! »

Jules Verne

L'archipel en feu.

Page: .20./.36.

Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005 - 2008 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.