L'archipel en feu

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Jules Verne

L'archipel en feu

Durant une quinzaine de jours, la Syphanta, bien qu’elle fût durement éprouvée par les mauvais temps d’équinoxe, remplit consciencieusement sa mission. Pendant deux ou trois coups de vent successifs, qui l’obligèrent à se mettre en cape courante, Henry d’Albaret put juger de ses qualités non moins que de l’habileté de son équipage. Mais on le jugea aussi, et il ne démentit pas la réputation, déjà faite aux officiers de la marine française, d’être d’excellents manœuvriers. Pour ses talents de tacticien au milieu d’un combat naval, on s’en rendrait compte plus tard. Quant à son courage au feu, on n’en doutait pas.

Dans ces circonstances difficiles, le jeune commandant se montra aussi remarquable en théorie qu’en pratique. Il possédait un caractère audacieux, une grande force d’âme, un inébranlable sang-froid, toujours prêt à prévoir comme à maîtriser les événements. En un mot, c’était un marin, et ce mot dit tout.

Pendant la seconde quinzaine de mars, ce furent les terres de Lemnos, dont la corvette alla prendre connaissance. Cette île, la plus importante de ce fond de la mer Égée, longue de quinze lieues, large de cinq à six, n’avait pas été éprouvée, non plus que sa voisine Imbro, par la guerre de l’Indépendance; mais, à maintes reprises, les pirates étaient venus, et jusqu’à l’entrée de la rade, enlever des navires de commerce. La corvette, afin de se ravitailler, relâcha dans le port, alors très encombré. À cette époque, en effet, on construisait beaucoup de bâtiments à Lemnos, et, si, par crainte des forbans, on n’achevait point ceux qui étaient sur chantier, ceux qui était achevés n’osaient sortir. De là, l’encombrement.

Les renseignements que le commandant d’Albaret obtint dans cette île ne pouvaient que l’engager à poursuivre sa campagne vers le nord de l’Archipel. Plusieurs fois même, le nom de Sacratif fut prononcé devant ses officiers et lui.

« Ah ! s’écria le capitaine Todros, je serais vraiment curieux de me rencontrer face à face avec ce coquin-là, qui me semble quelque peu légendaire ! Cela me prouverait du moins qu’il existe !

—    Mettez-vous donc son existence en doute ? demanda vivement Henry d’Albaret.

—    Sur ma parole, mon commandant, répondit Todros, si vous voulez avoir mon opinion, je ne crois guère à ce Sacratif, et je ne sache pas que personne puisse se vanter de l’avoir jamais vu ! Peut-être est-ce un nom de guerre que prennent tour à tour ces chefs de pirates ! Voyez-vous, j’estime que plus d’un s’est déjà balancé, sous ce nom, au bout d’une vergue de misaine ! Peu importe, d’ailleurs ! Le principal était que ces gueux fussent pendus, et ils l’ont été !

—    Après tout, ce que vous dites là est possible, capitaine Todros, répondit Henry d’Albaret, et cela expliquerait le don d’ubiquité dont ce Sacratif semble jouir !

—    Vous avez raison, mon commandant, ajouta un des officiers français. Si Sacratif a été vu, comme on le prétend, sur divers points à la fois et au même jour, c’est que ce nom est pris simultanément par plusieurs des chefs de ces écumeurs !

—    Et s’ils le prennent, c’est pour mieux dépister les honnêtes gens qui leur donnent la chasse ! répliqua le capitaine Todros. Mais, je le répète, il y a un moyen assuré de faire disparaître ce nom : c’est de prendre et de pendre tous ceux qui le portent… et même tous ceux qui ne le portent pas ! De cette façon, le vrai Sacratif, s’il existe, n’échappera pas à la corde qu’il mérite à bon droit ! »

Le capitaine Todros avait raison, mais la question était toujours de les rencontrer, ces insaisissables malfaiteurs !

« Capitaine Todros, demanda alors Henry d’Albaret, pendant la première campagne de la Syphanta, et même pendant vos campagnes précédentes, n’avez-vous jamais eu connaissance d’une sacolève d’une centaine de tonneaux, qui porte le nom de Karysta ?

—    Jamais, répondit le second.

—    Et vous, messieurs ? » ajouta le commandant, en s’adressant à ses officiers.

Pas un d’eux n’avait entendu parler de la sacolève. Pour la plupart, cependant, ils couraient ces mers de l’Archipel depuis le début de la guerre de l’Indépendance.

« Le nom de Nicolas Starkos, le capitaine de cette Karysta, n’est point arrivé jusqu’à vous ? » demanda Henry d’Albaret en insistant.

Ce nom était absolument inconnu aux officiers de la corvette. Rien d’étonnant à cela, d’ailleurs, puisqu’il ne s’agissait que du patron d’un simple navire de commerce, comme il s’en rencontre par centaines dans les échelles du Levant.

Cependant, Todros crut se rappeler très vaguement que, ce nom de Starkos, il l’avait entendu prononcer pendant une de ses relâches au port d’Arkadia, en Messénie. Ce devait être celui du capitaine de l’un de ces bâtiments interlopes, qui transportaient aux côtes barbaresques les prisonniers vendus par les autorités ottomanes.

« Bon ! ce ne peut être le Starkos en question, ajouta-t-il. Celui-là, dites-vous, était le patron d’une sacolève, et une sacolève n’eût pu suffire aux besoins de ce trafic.

—    En effet », répondit Henry d’Albaret, et il s’en tint là de cette conversation.

Mais, s’il songeait à Nicolas Starkos, c’est que sa pensée le ramenait toujours à cet impénétrable mystère de la double disparition d’Hadjine Elizundo et d’Andronika. Maintenant, ces deux noms ne se séparaient plus dans son souvenir.

Vers le 25 mars, la Syphanta se trouvait à la hauteur de l’île de Samothrace, à soixante lieues dans le nord de Scio. On voit, en considérant le temps employé par rapport au chemin parcouru, que tous les refuges de ces parages avaient dû être minutieusement fouillés. En effet, ce que la corvette ne pouvait faire dans les hauts-fonds, où l’eau lui eût manqué, ses embarcations le faisaient pour elle. Mais, jusqu’alors, il n’était rien résulté de ces recherches.

L’île de Samothrace avait été cruellement dévastée pendant la guerre, et les Turcs la tenaient encore sous leur dépendance. On pouvait donc supposer que les écumeurs de mer trouvaient un asile sûr dans ses nombreuses criques, à défaut d’un véritable port. Le mont Saoce la domine de cinq à six mille pieds, et, de cette hauteur, il est facile aux vigies d’apercevoir et de signaler à temps tout navire dont l’arrivée paraîtrait suspecte. Les pirates, prévenus d’avance, ont donc toute possibilité de fuir avant d’être bloqués. Il en avait été ainsi, probablement, car la Syphanta ne fit aucune rencontre sur ces eaux presque désertes.

Henry d’Albaret donna alors la route au nord-ouest, de manière à relever l’île de Thasos, située à une vingtaine de lieues de Samothrace. Le vent étant debout, la corvette eut à louvoyer contre une très forte brise; mais elle trouva bientôt l’abri de la terre, et par conséquent, une mer plus calme qui rendit la navigation plus facile.

Singulière destinée que celle de ces diverses îles de l’Archipel ! Tandis que Scio et Samothrace avaient eu tant à souffrir de la part des Turcs, Thasos, pas plus que Lemnos ou Imbro, ne s’était ressentie du contre-coup de la guerre. Or, toute la population est grecque, à Thasos; les mœurs y sont primitives; hommes et femmes ont encore conservé dans leurs ajustements, habits ou coiffures, toute la grâce de l’art antique. Les autorités ottomanes, auxquelles cette île est soumise depuis le commencement du quinzième siècle, auraient donc pu la piller à leur aise, sans rencontrer la moindre résistance. Cependant, par un privilège inexplicable, et bien que la richesse de ses habitants fût de nature à exciter la convoitise de ces barbares peu scrupuleux, elle avait été épargnée jusqu’alors.

Cependant, sans l’arrivée de la Syphanta, il est probable que Thasos eût connu les horreurs du pillage.

En effet, à la date du 2 avril, le port, situé au nord de l’île, qui s’appelle aujourd’hui port Pyrgo, était sérieusement menacé d’une descente de pirates. Cinq à six de leurs bâtiments, mistiques et djermes, de conserve avec un brigantin, armé d’une douzaine de canons, se tenaient en vue de la ville. Le débarquement de ces bandits au milieu d’une population inhabituée aux luttes, eût fini par un désastre, car l’île n’avait point de forces suffisantes à leur opposer.

Mais la corvette apparut sur la rade, et dès qu’elle eut été signalée par un pavillon hissé au grand mât du brigantin, tous ces bâtiments se rangèrent en ligne de bataille — ce qui indiquait une singulière audace de leur part.

« Vont-ils donc attaquer ? s’écria le capitaine Todros, qui s’était placé sur le banc de quart près du commandant.

—    Attaquer… ou se défendre ? répliqua Henry d’Albaret, assez surpris de cette attitude des pirates.

—    Par le diable, je me serais plutôt attendu à voir ces coquins s’enfuir à toutes voiles !

—    Qu’ils résistent, au contraire, capitaine Todros ! Qu’ils attaquent même ! S’ils prenaient la fuite, quelques-uns parviendraient sans doute à nous échapper ! Faites faire le branle-bas de combat ! »

Les ordres du commandant s’exécutèrent aussitôt. Dans la batterie, les canons furent chargés et amorcés, les projectiles placés à la portée des servants. Sur le pont, on mit les caronades en état de servir, et l’on distribua les armes, mousquets, pistolets, sabres et haches d’abordage. Les gabiers étaient parés pour la manœuvre, aussi bien en prévision d’un combat sur place que d’une chasse à donner aux fuyards. Tout cela se fit avec autant de régularité et de promptitude que si la Syphanta eût été un bâtiment de guerre.

Cependant, la corvette s’approchait de la flottille, prête à attaquer comme à repousser toute attaque. Le dessein du commandant était de porter sur le brigantin, de le saluer d’une bordée qui pouvait le mettre hors de combat, puis de l’accoster et de lancer ses hommes à l’abordage.

Mais il était probable que les pirates, tout en se préparant à la lutte, ne devaient songer qu’à s’échapper. S’ils ne l’avaient pas fait plus tôt, c’est qu’ils avaient été surpris par l’arrivée de la corvette, qui maintenant leur fermait la rade. Il ne leur restait donc qu’à combiner leurs mouvements pour essayer de forcer le passage.

Jules Verne

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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