L'archipel en feu

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Jules Verne

L'archipel en feu

Ce fut le brigantin qui commença le feu. Il pointa ses canons de manière à pouvoir démâter la corvette au moins de l’un de ses mâts. S’il y réussissait, il serait dans des conditions plus favorables pour se dérober à la poursuite de son adversaire.

La bordée passa à sept ou huit pieds au-dessus du pont de la Syphanta, coupa quelques drisses, rompit quelques écoutes et bras de vergues, fit voler en éclats une partie de la drome entre le grand mât et le mât de misaine, et blessa trois ou quatre matelots, mais peu grièvement. En somme, elle n’atteignit aucun organe essentiel.

Henry d’Albaret ne répondit pas immédiatement. Il fit porter droit sur le brigantin, et sa bordée de tribord ne fut envoyée qu’après que la fumée des premiers coups eut été dissipée.

Fort heureusement pour le brigantin, son capitaine avait pu évoluer en profitant de la brise, et il ne reçut que deux ou trois boulets dans sa coque, au-dessus de la flottaison. S’il eut quelques hommes tués, du moins ne fut-il pas mis hors de combat.

Mais les projectiles de la corvette, qui l’avaient manqué, ne furent pas perdus. Le mistique, que le brigantin avait découvert par son évolution, en reçut une bonne part dans sa muraille de bâbord, et si malheureusement pour lui, qu’il commença à remplir.

« Si ce n’est pas le brigantin, c’est son compagnon qui en a dans sa vieille carcasse ! s’écrièrent quelques-uns des matelots, postés sur le gaillard d’avant de la Syphanta.

—    Ma part de vin qu’il coule en cinq minutes !

—    En trois !

—    Tenu, et que ton vin m’entre dans le gosier aussi facilement que l’eau lui entre par les trous de sa coque !

—    Il coule !… Il coule !

—    En voilà déjà jusqu’à sa ceinture… en attendant qu’il en ait par-dessus la tête !

—    Et tous ces fils de diable qui décampent, la tête la première, et se sauvent à la nage !

—    Eh bien ! s’ils préfèrent la corde au cou à la noyade en pleine eau, faut pas les contrarier ! »

Et, en effet, le mistique s’enfonçait peu à peu. Aussi, avant que l’eau eût atteint ses lisses, l’équipage s’était-il jeté à la mer, afin de gagner quelque autre bâtiment de la flottille.

Mais ceux-ci avaient bien d’autres soucis que de s’occuper à recueillir les survivants du mistique ! Ils ne cherchaient maintenant qu’à s’enfuir. Aussi tous ces misérables furent-ils noyés, sans qu’un seul bout de corde eût été lancé pour les hisser à bord.

D’ailleurs, la seconde bordée de la Syphanta fut envoyée, cette fois, à l’une des djermes qui se présentait par le travers, et elle la désempara complètement. Il n’en fallut pas davantage pour l’anéantir. Bientôt, la djerme eut disparu dans un rideau de flammes qu’une demi-douzaine de boulets rouges venaient d’allumer sous son pont.

En voyant ce résultat, les deux autres petits bâtiments comprirent qu’ils ne réussiraient point à se défendre contre les canons de la corvette. Il était même évident qu’en prenant la fuite, ils n’auraient aucune chance d’échapper à un navire de grande marche.

Aussi le capitaine du brigantin prit-il la seule mesure qu’il y eût à prendre, s’il voulait sauver ses équipages. Il leur fit le signal de rallier. En quelques minutes, les pirates se furent réfugiés à son bord, après avoir abandonné un mistique et une djerme, auxquels ils avaient mis le feu et qui ne tardèrent pas à sauter.

L’équipage du brigantin, ainsi renforcé d’une centaine d’hommes, se trouvait dans de meilleures conditions pour accepter le combat à l’abordage, dans le cas où il ne parviendrait pas à s’échapper.

Mais, si son équipage égalait maintenant en nombre l’équipage de la corvette, ce qu’il avait de mieux à faire, c’était encore de chercher son salut dans la fuite. Aussi n’hésita-t-il pas à mettre à profit les qualités de vitesse qu’il possédait, afin d’aller chercher refuge à la côte ottomane. Là, son capitaine saurait si bien se blottir entre les écueils du littoral, que la corvette ne pourrait l’y découvrir, ni l’y suivre, si elle le découvrait.

La brise avait notablement fraîchi. Le brigantin n’hésita pas, cependant, à gréer jusqu’à ses dernières voiles de contre-cacatois, au risque de casser sa mâture, et il commença à s’éloigner de la Syphanta.

« Bon ! s’écria le capitaine Todros. Je serai bien surpris si ses jambes sont aussi longues que celles de notre corvette ! »

Et il se retourna vers le commandant, dont il attendait les ordres.

Mais, A ce moment, l’attention d’Henry d’Albaret venait d’être attirée d’un autre côté. Il ne regardait plus le brigantin. Sa lunette tournée vers le port de Thasos, il observait un léger bâtiment qui forçait de toile pour s’en éloigner.

C’était une sacolève. Enlevée par une belle brise de nord-ouest, qui permettait à toute sa voilure de porter, elle s’était engagée dans la passe sud du port, dont son peu de tirant d’eau lui permettait l’accès.

Henry d’Albaret, après l’avoir attentivement regardée, rejeta vivement sa longue-vue.

« La Karysta ! s’écria-t-il.

—    Quoi ! ce serait cette sacolève dont vous nous avez parlé ? répondit le capitaine Todros.

—    Elle-même, et je donnerais, pour m’en emparer… »

Henry d’Albaret n’acheva pas sa phrase. Entre le brigantin, monté par un nombreux équipage de pirates, et la Karysta, bien qu’elle fût sans doute commandée par Nicolas Starkos, son devoir ne lui permettait pas d’hésiter. À coup sûr, en abandonnant la poursuite du brigantin, en faisant servir pour gagner l’extrémité de la passe, il pouvait couper la route à la sacolève, il pouvait l’atteindre, il pouvait s’en emparer. Mais c’eût été sacrifier à son intérêt personnel l’intérêt général. Il ne le devait pas. Se lancer sur le brigantin, sans perdre un instant, tenter de le capturer pour le détruire, c’était ce qu’il devait faire, c’est ce qu’il fit. Il jeta un dernier regard à la Karysta, qui s’éloignait avec une merveilleuse vitesse par la passe restée libre, et il donna ses ordres pour appuyer la chasse au bâtiment pirate, qui commençait à s’éloigner dans une direction contraire. Aussitôt, la Syphanta, toutes voiles dehors, se lança vivement dans le sillage du brigantin. En même temps, ses canons de chasse furent mis en position, et, comme les deux navires n’étaient encore qu’à un demi-mille l’un de l’autre, la corvette commença à parler. Ce qu’elle dit ne fut sans doute pas du goût du brigantin. Aussi, en lofant de deux quarts, essaya-t-il de voir si, sous cette nouvelle allure, il ne parviendrait pas à distancer son adversaire.

Il n’en fut rien.

Le timonier de la Syphanta mit un peu la barre sous le vent, et la corvette lofa à son tour.

Pendant une heure encore, la poursuite fut continuée dans ces conditions. Les pirates se laissaient visiblement gagner, et il n’était pas douteux qu’ils ne fussent rejoints avant la nuit. Mais la lutte entre les deux navires devait se terminer autrement.

Par un coup heureux, l’un des boulets de la Syphanta vint à démâter le brigantin de son mât de misaine. Aussitôt ce navire tomba sous le vent, et la corvette n’eut plus qu’à laisser arriver pour se trouver par son travers, un quart d’heure après.

Une effroyable détonation retentit alors. La Syphanta venait d’envoyer toute sa bordée de tribord, à moins d’une demi-encablure. Le brigantin fut comme soulevé par cette avalanche de fer; mais ses œuvres mortes avaient été seules atteintes, et il ne coula pas.

Toutefois, le capitaine, dont l’équipage avait été décimé par cette dernière décharge, comprit qu’il ne pouvait résister plus longtemps, et il amena son pavillon.

En un instant, les embarcations de la corvette eurent accosté le brigantin, et elles en ramenèrent les quelques survivants. Puis, le bâtiment, livré aux flammes, brûla jusqu’au moment où l’incendie eut gagné sa ligne de flottaison. Alors il s’abîma dans les flots.

La Syphanta avait fait là bonne et utile besogne. Ce qu’était le chef de cette flottille, son nom, son origine, ses antécédents, on ne devait jamais le savoir, car il refusa obstinément de répondre aux questions qui lui furent faites à ce sujet. Quant à ses compagnons, ils se turent également, et peut-être même, ainsi que cela arrivait quelquefois, ne savaient-ils rien de la vie passée de celui qui les commandait. Mais qu’ils fussent pirates, il n’y avait pas à s’y tromper, et il en fut fait prompte justice.

Cependant, cette apparition et cette disparition de la sacolève avaient singulièrement donné à réfléchir à Henry d’Albaret. En effet, les circonstances dans lesquelles elle venait de quitter Thasos, ne pouvaient que la rendre absolument suspecte. Avait-elle voulu profiter du combat, livré par la corvette à la flottille, pour s’échapper plus sûrement ? Redoutait-elle donc de se trouver en face de la Syphanta qu’elle avait peut-être reconnue ? Un honnête bâtiment fût resté tranquillement dans le port, puisque les pirates ne cherchaient plus qu’à s’en éloigner ! Au contraire, voilà que cette Karysta, au risque de tomber entre leurs mains, s’était hâtée d’appareiller et de prendre la mer ! Rien de plus louche que cette façon d’agir, et on pouvait se demander si elle n’était pas de connivence avec eux ! En vérité, cela n’eût pas surpris le commandant d’Albaret que Nicolas Starkos fût un des leurs. Malheureusement, il ne pouvait guère compter que sur le hasard pour retrouver sa trace. La nuit allait venir, et la Syphanta, en redescendant vers le sud, n’aurait eu aucune chance de rencontrer la sacolève. Donc, quelques regrets que dût éprouver Henry d’Albaret d’avoir perdu cette chance de capturer Nicolas Starkos, il lui fallut se résigner, mais il avait fait son devoir. Le résultat de ce combat de Thasos, c’étaient cinq navires détruits, sans qu’il en eût presque rien coûté à l’équipage de la corvette. De là, peut-être et pour quelque temps, la sécurité assurée dans les parages de l’Archipel septentrional.

Jules Verne

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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