L'archipel en feu

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Jules Verne

L'archipel en feu

Or, précisément, ce soir-là, ils s’entretenaient de toutes ces choses. À peine le léger souffle de la brise suffisait-il à gonfler les hautes voiles de la Syphanta. Un merveilleux coucher de soleil venait d’illuminer l’horizon, dont quelques traits d’or vert surmontaient encore le périmètre légèrement embrumé dans l’ouest. À l’opposé scintillaient les premières étoiles du levant. La mer tremblotait sous l’ondulation de ses paillettes phosphorescentes. La nuit promettait d’être magnifique.

Henry d’Albaret et Hadjine se laissaient aller au charme de cette soirée délicieuse. Ils regardaient le sillage, à peine dessiné par quelques blanches guipures que la corvette laissait à l’arrière. Le silence n’était troublé que par les battements de la brigantine, dont les plis bruissaient doucement. Ni lui ni elle ne voyaient plus rien de ce qui n’était pas eux-mêmes et en eux. Et, s’ils furent enfin rappelés au sentiment du réel, c’est qu’Henry d’Albaret s’entendit appeler avec une certaine insistance.

Xaris était devant lui.

« Mon commandant ?… dit Xaris pour la troisième fois.

—    Que voulez-vous, mon ami ? répondit Henry d’Albaret, auquel il sembla que Xaris hésitait à parler.

—    Que veux-tu, mon bon Xaris ? demanda Hadjine.

—    J’ai une chose à vous dire, mon commandant.

—    Laquelle ?

—    Voici de quoi il s’agit. Les passagers de la corvette… ces braves gens que vous ramenez dans leur pays… ont eu une idée, et ils m’ont chargé de vous la communiquer.

—    Eh bien, je vous écoute, Xaris.

—    Voilà, mon commandant. Ils savent que vous devez vous marier avec Hadjine…

—    Sans doute, répondit Henry d’Albaret en souriant. Cela n’est un mystère pour personne !

—    Eh bien, ces braves gens seraient très heureux d’être les témoins de votre mariage !

—    Et ils le seront, Xaris, ils le seront, et jamais fiancée n’aurait un pareil cortège, si l’on pouvait réunir autour d’elle tous ceux qu’elle a arrachés à l’esclavage !

—    Henry !… dit la jeune fille en voulant l’interrompre.

—    Mon commandant a raison, répondit Xaris. En tout cas, les passagers de la corvette seront là, et…

—    À notre arrivée sur la terre de Grèce, reprit Henry d’Albaret, je les convierai tous à la cérémonie de notre mariage !

—    Bien, mon commandant, répondit Xaris. Mais, après avoir eu cette idée-là, ces braves gens en ont eu une seconde !

—    Aussi bonne ?

—    Meilleure. C’est de vous demander que le mariage se fasse à bord de la Syphanta ! N’est-ce pas comme un morceau de leur pays, cette brave corvette qui les ramène en Grèce ?

—    Soit. Xaris, répondit Henry d’Albaret.

—    Vous y consentez, ma chère Hadjine ? »

Hadjine, pour toute réponse, lui tendit la main.

« Bien répondu, dit Xaris.

—    Vous pouvez annoncer aux passagers de la Syphanta, ajouta Henry d’Albaret, qu’il sera fait comme ils le désirent.

—    C’est entendu, mon commandant. Mais… ajouta Xaris, en hésitant un peu, c’est que ce n’est pas tout !

—    Parle donc, Xaris, dit la jeune fille.

—    Voici. Ces braves gens, après avoir eu une idée bonne, puis une meilleure, en ont eu une troisième qu’ils regardent comme excellente !

—    Vraiment, une troisième ! répondit Henry d’Albaret. Et quelle est cette troisième idée ?

—    C’est que non seulement le mariage soit célébré à bord de la corvette, mais aussi qu’il se fasse en pleine mer… dès demain ! Il y a parmi eux un vieux prêtre… »

Soudain, Xaris fut interrompu par la voix du gabier qui était en vigie dans les barres de misaine :

« Navires au vent ! »

Aussitôt Henry d’Albaret se leva et rejoignit le capitaine Todros, qui regardait déjà dans la direction indiquée.

Une flottille, composée d’une douzaine de bâtiments de divers tonnages, se montrait à moins de six milles dans l’est. Mais, si la Syphanta, encalminée alors, était absolument immobile, cette flottille, poussée par les derniers souffles d’une brise qui n’arrivait pas jusqu’à la corvette, devait nécessairement finir par l’atteindre.

Henry d’Albaret avait pris une longue-vue, et il observait attentivement la marche de ces navires.

« Capitaine Todros, dit-il en se retournant vers le second, cette flottille est encore trop éloignée pour qu’il soit possible de reconnaître ses intentions ni quelle est sa force.

—    En effet, mon commandant, répondit le second, et, avec cette nuit sans lune qui va devenir très obscure, nous ne pourrons nous prononcer ! Il faut donc attendre à demain.

—    Oui, il le faut, dit Henry d’Albaret, mais comme ces parages ne sont pas sûrs, donnez l’ordre de veiller avec le plus grand soin. Que l’on prenne aussi toutes les précautions indispensables pour le cas où ces navires se rapprocheraient de la Syphanta. »

Le capitaine Todros prit des mesures en conséquence, mesures qui furent aussitôt exécutées. Une active surveillance fut établie à bord de la corvette et devait être continuée jusqu’au jour.

Il va sans dire qu’en présence des éventualités qui pouvaient survenir, on remit à plus tard la décision relative à cette célébration du mariage, qui avait motivé la démarche de Xaris. Hadjine, sur la prière d’Henry d’Albaret, avait dû regagner sa cabine.

Pendant toute cette nuit, on dormit peu à bord. La présence de la flottille signalée au large était de nature à inquiéter. Tant que cela fut possible, on avait observé ses mouvements. Mais un brouillard assez épais se leva vers neuf heures, et l’on ne tarda pas à la perdre de vue.

Le lendemain, quelques vapeurs masquaient encore l’horizon dans l’est au lever du soleil. Comme le vent faisait absolument défaut, ces vapeurs ne se dissipèrent pas avant dix heures du matin. Cependant rien de suspect n’avait apparu à travers ces brumes. Mais, lorsqu’elles s’évanouirent, toute la flottille se montra à moins de quatre milles. Elle avait donc gagné deux milles, depuis la veille, dans la direction de la Syphanta, et, si elle ne s’était pas rapprochée davantage, c’est que le brouillard l’avait empêchée de manœuvrer. Il y avait là une douzaine de navires qui marchaient de conserve sous l’impulsion de leurs longs avirons de galère. La corvette, sur laquelle ces engins n’auraient eu aucune action, en raison de sa grandeur, restait toujours immobile à la même place. Elle était donc réduite à attendre, sans pouvoir faire un seul mouvement.

Et pourtant, il n’était pas possible de se méprendre aux intentions de cette flottille.

« Voilà un ramassis de navires singulièrement suspects ! dit le capitaine Todros.

—    D’autant plus suspects, répondit Henry d’Albaret, que je reconnais parmi eux le brick auquel nous avons donné inutilement la chasse dans les eaux de la Crète ! »

Le commandant de la Syphanta ne se trompait pas. Le brick, qui avait si étrangement disparu au delà de la pointe de Scarpanto, était en tête. Il manœuvrait de manière à ne pas se séparer des autres bâtiments, placés sous ses ordres.

Cependant quelques souffles s’étaient levés dans l’est. Ils favorisaient encore la marche de la flottille; mais ces risées, qui verdissaient légèrement la mer en courant à sa surface, venaient expirer à une ou deux encablures de la corvette.

Soudain, Henry d’Albaret rejeta la longue-vue qui n’avait pas quitté ses yeux :

« Branle-bas de combat ! » cria-t-il.

Il venait de voir un long jet de vapeur blanche fuser à l’avant du brick, pendant qu’un pavillon montait à sa corne, au moment où la détonation d’une bouche à feu arrivait à la corvette.

Ce pavillon était noir, et un S rouge-feu s’écartelait en travers de son étamine.

C’était le pavillon du pirate Sacratif.

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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