L'archipel en feu

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Jules Verne

L'archipel en feu

Cette flottille, composée de douze bâtiments, était sortie la veille des repaires de Scarpanto. Soit en attaquant la corvette de front, soit en l’entourant, venait-elle donc lui offrir le combat dans des conditions très inégales pour elle ? Cela n’était que trop certain. Mais ce combat, faute de vent, il fallait bien l’accepter. D’ailleurs, eût-il eu la possibilité d’éviter la lutte, Henry d’Albaret s’y fût refusé. Le pavillon de la Syphanta ne pouvait, sans déshonneur, fuir devant le pavillon des pirates de l’Archipel.

Sur ces douze navires, on comptait quatre bricks, portant de seize à dix-huit canons. Les huit autres bâtiments, d’un tonnage inférieur, mais pourvus d’une artillerie légère, étaient de grandes saïques à deux mâts, des senaux à mâture droite, des felouques et des sacolèves armées en guerre. D’après ce qu’en pouvaient juger les officiers de la corvette, c’étaient plus de cent bouches à feu, auxquelles ils auraient à répondre avec vingt-deux canons et six caronades. C’étaient sept ou huit cents hommes que les deux cent cinquante matelots de leur équipage auraient à combattre. Lutte inégale, à coup sûr. Toutefois, la supériorité de l’artillerie de la Syphanta pouvait lui donner quelque chance de succès, mais à la condition qu’elle ne se laissât pas approcher de trop près. Il fallait donc tenir cette flottille à distance, en désemparant peu à peu ses navires par des bordées envoyées avec précision. En un mot, il s’agissait de tout faire pour éviter un abordage, c’est-à-dire un combat corps à corps. Dans ce dernier cas, le nombre eût fini par l’emporter, car ce facteur a plus d’importance encore sur mer que sur terre, puisque, la retraite étant impossible, tout se résume à ceci : sauter ou se rendre.

Une heure après que le brouillard se fut dissipé, la flottille avait sensiblement gagné sur la corvette, aussi immobile que si elle eût été au mouillage au milieu d’une rade.

Cependant Henry d’Albaret ne cessait d’observer la marche et la manœuvre des pirates. Le branle-bas avait été fait rapidement à son bord. Tous, officiers et matelots, étaient à leur poste de combat. Ceux des passagers qui étaient valides avaient demandé à se battre dans les rangs de l’équipage, et on leur avait donné des armes. Un silence absolu régnait dans la batterie et sur le pont. À peine était-il interrompu par les quelques mots que le commandant échangeait avec le capitaine Todros.

« Nous ne nous laisserons pas aborder, lui disait-il. Attendons que les premiers bâtiments soient à bonne portée, et nous ferons feu de nos canons de tribord.

—    Tirerons-nous à couler ou à démâter ? demanda le second.

—    À couler », répondit Henry d’Albaret. C’était le meilleur parti à prendre pour combattre ces pirates, si terribles à l’abordage, et particulièrement ce Sacratif, qui venait de hisser impudemment son pavillon noir. Et, s’il l’avait fait, c’est qu’il comptait, sans doute, que pas un seul homme de la corvette ne survivrait, qui se pourrait vanter de l’avoir vu face à face.

Vers une heure après midi, la flottille ne se trouvait plus qu’à un mille au vent. Elle continuait de s’approcher à l’aide de ses avirons. La Syphanta, le cap au nord-ouest, ne se maintenait pas sans peine à cette aire de compas. Les pirates marchaient sur elle en ligne de bataille — deux des bricks au milieu de la ligne, et les deux autres à chaque extrémité. Ils manœuvraient de manière à tourner la corvette par l’avant et par l’arrière, afin de l’envelopper dans une circonférence, dont le rayon diminuerait peu à peu. Leur but était évidemment de l’écraser d’abord sous des feux convergents, puis de l’enlever à l’abordage.

Henry d’Albaret avait bien compris cette manœuvre, si périlleuse pour lui, et il ne pouvait l’empêcher, puisqu’il était condamné à l’immobilité. Mais peut-être parviendrait-il à briser cette ligne à coups de canon, avant qu’elle ne l’eût enveloppé de toutes parts. Déjà, même, les officiers se demandaient pourquoi leur commandant, de cette voix ferme et calme qu’on lui connaissait, n’envoyait pas l’ordre d’ouvrir le feu.

Non ! Henry d’Albaret entendait ne frapper qu’à coup sûr, et il voulait se laisser approcher à bonne portée.

Dix minutes s’écoulèrent encore. Tous attendaient, les pointeurs, l’œil à la culasse de leurs canons, les officiers de la batterie, prêts à transmettre les ordres du commandant, les matelots du pont jetant un regard par dessus les pavois. Les premières bordées ne viendraient-elles pas de l’ennemi, maintenant que la distance lui permettait de le faire utilement ?

Henry d’Albaret se taisait toujours. Il regardait la ligne qui commençait à se courber à ses deux extrémités. Les bricks du centre — et l’un d’eux était celui qui avait hissé le pavillon noir de Sacratif — se trouvaient alors à moins d’un mille.

Mais, si le commandant de la Syphanta ne se pressait pas de commencer le feu, il ne semblait point que le chef de la flottille fût plus pressé que lui de le faire. Peut-être même prétendait-il accoster la corvette, sans même avoir tiré un seul coup de canon, afin de lancer quelques centaines de ses pirates à l’abordage.

Enfin Henry d’Albaret pensa qu’il ne devait pas attendre plus longtemps. Une dernière risée, qui vint jusqu’à la corvette, lui permit d’arriver d’un quart. Après avoir rectifié sa position, de manière à bien avoir les deux bricks par le travers, à moins d’un demi-mille :

« Attention sur le pont et dans la batterie ! » cria-t-il.

Un léger bruissement se fit entendre à bord, et fut suivi d’un silence absolu.

« À couler ! » dit Henry d’Albaret.

L’ordre fut aussitôt répété par les officiers, et les pointeurs de la batterie visèrent soigneusement la coque des deux bricks, tandis que ceux du pont visaient la mâture.

« Feu ! » cria le commandant d’Albaret.

La bordée de tribord éclata. Du pont et de la batterie de la corvette, onze canons et trois caronades vomirent leurs projectiles, et entre autres, plusieurs paires de ces boulets ramés, qui sont disposés pour obtenir un démâtage à moyenne distance.

Dès que les vapeurs de la poudre, repoussées en arrière, eurent démasqué l’horizon, l’effet produit par cette décharge sur les deux bâtiments, put être immédiatement constaté. Il n’était pas complet, mais ne laissait pas d’être important.

Un des deux bricks, qui occupaient le centre de la ligne, avait été atteint au-dessus de la flottaison. En outre, plusieurs de ses haubans et galhaubans ayant été coupés, son mât de misaine, entamé à quelques pieds au-dessus du pont, venait de tomber en avant, brisant du même coup la flèche du grand mât. Dans ces conditions, ce brick allait perdre quelque temps à réparer ses avaries; mais il pouvait toujours porter sur la corvette. Le danger qu’elle courait d’être cernée, n’était donc pas atténué par ce début du combat.

En effet, les deux autres bricks, placés à l’extrémité de l’aile droite et de l’aile gauche, étaient maintenant arrivés à hauteur de la Syphanta. De là, ils commençaient à se rabattre sur elle en dépendant; mais ils ne le firent pas sans l’avoir saluée d’une bordée d’enfilade qu’il lui était impossible d’éviter.

Il y eut là un double coup malheureux. Le mât d’artimon de la corvette fut coupé à la hauteur des jottereaux. Tout le phare de l’arrière s’abattit en pagaille, par bonheur, sans rien entraîner du gréement du grand mât. En même temps, les dromes et une embarcation étaient fracassées. Ce qu’il y eut de plus regrettable, ce fut la mort d’un officier et de deux matelots, tués sur le coup, sans compter trois ou quatre autres, grièvement blessés, que l’on transporta dans le faux-pont.

Aussitôt Henry d’Albaret donna des ordres pour que le déblaiement de la dunette se fit sans retard. Agrès, voiles, débris de vergues, espars, furent enlevés en quelques minutes. La place redevint libre et praticable. C’est qu’il n’y avait pas un instant à perdre. Le combat d’artillerie allait recommencer avec plus de violence. La corvette, prise entre deux feux, serait obligée à résister des deux bords.

À ce moment, une nouvelle bordée fut envoyée par la Syphanta, et si bien pointée, cette fois, que deux bâtiments de la flottille — un des senaux et une saïque — atteints en plein bois au-dessous de la ligne de flottaison, coulèrent en quelques instants. Les équipages n’eurent que le temps de se jeter dans les embarcations, afin de regagner les deux bricks du centre, où ils furent aussitôt recueillis.

« Hurrah ! Hurrah ! »

Ce fut le cri des matelots de la corvette, après ce coup double qui faisait honneur à ses chefs de pièce.

« Deux de coulés ! dit le capitaine Todros.

—    Oui, répondit Henry d’Albaret, mais les coquins, qui les montaient, ont pu embarquer à bord des bricks, et je redoute toujours un abordage qui leur donnerait l’avantage du nombre ! »

Pendant un quart d’heure encore, la canonnade continua de part et d’autre. Les navires pirates, aussi bien que la corvette, disparaissaient au milieu des vapeurs blanches de la poudre, et il fallait attendre qu’elles se fussent dissipées pour reconnaître le mal que l’on s’était fait réciproquement. Par malheur, ce mal n’était que trop sensible à bord de la Syphanta. Plusieurs matelots avaient été tués; d’autres, en plus grand nombre, étaient grièvement blessés. Un officier français, frappé en pleine poitrine, venait de tomber, au moment où le commandant lui donnait ses ordres.

Jules Verne

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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