Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Gabriel évitait de parler de sa passion au poète ennemi de l’amour; mais tous les détours qu’il prenait pour contraindre sa préoccupation, devaient naturellement contribuer à la mettre plus clairement en évidence. Ce fut ainsi qu’au moment où il vit l’Italienne paraître et s’asseoir, oppressé par la pesanteur voluptueuse que sa présence lui causait, il dit à son ami :

—    Ce qu’il faudrait ici, durant ces heures lourdes où toutes les lignes du paysage sont évanouies dans l’atmosphère, où le monde et les choses semblent fondus en une véritable pâte sirupeuse dont le contact vous étouffe, où un vague besoin d’anéantissement, de dispersion éperdue, vous fait haleter, attendre on ne sait quoi; ce qu’il faudrait, voulez-vous le savoir ? Une poupée ! Oui, un petit brin de femme, maigrichonne au besoin, mais vive et sautillante, ni tout à fait jolie, ni tout à fait sotte, mais, grand Dieu ! pas trop intelligente non plus; pas votre femme, encore moins votre maîtresse ! Mais quelqu’un, par exemple, qui ferait une affaire d’État d’une piqûre de moustique au doigt; qui aurait faim ou bien soif, tout le temps, mais la faim d’une croquignole ou une soif de la valeur d’un dé à coudre; et avec ça des besoins violents de petites niaiseries stupides; telle, en un mot, que chacun de ses désirs vous fît sourire et que le goût de la servir vous procurât l’occasion de remuer suffisamment quoique sans excès, vous amusât sans vous causer de plaisir trop vif, enfin vous maintint éveillé agréablement. C’est là un des objets les plus avantageux, les plus délicats, et que l’on oublie généralement dans son nécessaire de voyage.

Un bruit de voix venant de la route où s’ouvrait la grille du jardin, fit sursauter tout le monde. C’était une bande de gamins courant à toutes jambes et criant : « La Reine ! la Reine !… Voilà le carrosse de la Reine !… »

Il n’y eut qu’un mouvement : on fut debout; on se précipita vers la grille. Les persiennes de la maison claquèrent; cinquante têtes parurent aux fenêtres de l’hôtel : des hommes réveillés de la sieste en sursaut, et des femmes portant la main à leur cou, rajustant tant bien que mal leur corsage ouvert.

—    La Reine ! la Reine !

Dans un simple landau à deux chevaux et au milieu d’un nuage de poussière où se perdaient les épais cheveux blancs de la duchesse de Gênes, on vit, le temps d’un clin d’œil, la très belle figure de S. Mr la Reine d’Italie. Elle passa en souriant; on distingua le blanc des dents et le noir de la chevelure. Toutes les dames présentes firent la révérence. On resta figé un instant.

Le bruit d’une seconde voiture suivant celle de la Reine, à une très courte distance, sollicita l’attention et l’on se pressait à nouveau vers la grille, quand la calèche tourna brusquement, et, en pénétrant dans le jardin de l’hôtel, faillit écraser Dante Léonard William, souvent distrait.

Il en descendit un monsieur et une dame embarrassés l’un et l’autre dans tout le fatras de menus objets inutiles, et vêtus avec cette élégance inconfortable à quoi l’on a tôt fait de reconnaître des voyageurs français.

—    Mon Dieu ! mon Dieu ! fit une voix aigrelette et menue, nous avons manqué d’écraser un monsieur… Où est-il ? où est-il ? Hector, je vous en prie, demandez tout de suite comment il va !

La nouvelle arrivée était une femme de petite taille, encore jeune et la physionomie un peu chiffonnée.

Le mari qui répondait au nom d’Hector montrait un souci beaucoup plus vif de ses bagages et de la possibilité d’avoir une chambre sur le lac, que de la santé du monsieur écrasé ou non.

Mr Dompierre se hâta, en qualité de compatriote de la jeune femme, de la rassurer sur le sort de son ami l’Anglais qu’il lui montra du doigt, debout, sain et sauf, et saluant flegmatiquement de sa petite calotte britannique.

—    Ah ! dit-elle avec une aisance et une rapidité d’élocution qui faisaient présager une prodigieuse loquacité, ah ! monsieur est Anglais ! Que j’eusse été fâchée d’être cause de son malheur ! J’adore les Anglais. Mon mari et moi, nous ne manquons pas un season. Cette année, nous avons poussé jusqu’aux lacs écossais, un peu sauvages, mais si beaux ! si beaux ! Ah ! monsieur, les belles choses qu’a dites là-dessus notre cher, notre grand Bourget ! Maintenant c’est l’Irlande qui le tient ainsi que Prévost… J’aime beaucoup Prévost. Nous n’avons pas vu l’Irlande, mais ce doit être exquis. Nous irons : n’est-ce pas, Hector ? Mais où est passé mon mari ? Je vous demande mille pardons, monsieur, je cours après mon mari. Mais que je suis donc heureuse de rencontrer un compatriote, et un Parisien ! n’est-ce pas, monsieur ? Ah ! on n’en trouve plus, même pas à Paris ! Ah ! ah ! adieu, monsieur !… Quel pays adorable !

Elle était déjà sous le hall qu’elle parlait encore. Gabriel, légèrement ahuri, rejoignit le pauvre Lee qui se faisait essuyer le dos et la manche de son veston de flanelle blanche, maculés par l’écume des chevaux.

—    Eh bien ! mon cher, lui dit-il, vous l’avez échappé belle !

—    Mais vous, dit l’Anglais, faisant allusion à l’avalanche de paroles de la Parisienne, vous ne l’avez pas échappé !…

—    Bah !… Ah ça ! dites-moi, vous avez failli devoir la mort à cette petite femme-là : j’espère bien que vous vous montrerez à l’avenir plus aimable avec elle que vous ne l’avez fait pour ce premier coup… Elle brûlait de vous enlever vos taches !

—    Bien ! bien ! dit le poète sans sourciller.

—    Je vous préviens que c’est une femme qui aime les Anglais. Elle va vous parler de Sir Édouard Burne Jones par la fenêtre, avant d’avoir changé de toilette, si seulement elle vous aperçoit…

—    Allons-nous-en !… Mais, ajouta-t-il, en tournant les talons, il me semble que vous la tenez !…

—    Qui ?… Quoi ?…

—    Votre poupée, parbleu !

—    Aïe ! aïe ! fit Gabriel avec une grimace.

—    Ah ! ah ! dit le poète en riant, je mets le doigt sur votre vice national. Il vous le faut, votre « joujou », votre « pacotille », « votre article de Paris » ! Vous n’avez pas passé l’enceinte des fortifications que déjà ce fretin vous manque. Et à peine vous le met-on à la main, que vous le traitez dédaigneusement de camelote !

—    Mon ami, nous avons, en France, un vif besoin de nous moquer de quelqu’un, et nous ne savons le faire un peu convenablement que de nous-mêmes. Nous ne comprenons que nos vertus et que nos imperfections nationales; l’étranger nous échappe à peu près complètement : laissez-nous embrasser et battre tout à la fois notre poupée.

Ils allèrent se promener à l’ombre de jeunes arbres, de l’autre côté de la route, dans la partie du jardin qui descend jusqu’au bord du lac. Le soir tombait et un assez grand nombre de pensionnaires secouaient leur torpeur en faisant comme eux les cent pas. Les deux amis se croisaient à intervalles réguliers avec le groupe de femmes où se trouvait Mme Belvidera. Ces rencontres prévues et s’effectuant presque infailliblement au même point, remuaient tous les sens de Gabriel. Il affectait d’abord de ne pas la regarder à chaque fois, mais la fois suivante il n’y tenait plus et levait les yeux. Il la voyait venir, le visage illuminé par les reflets rouges de son ombrelle, et ses grands yeux aux cils abaissés qui se relevaient doucement, progressivement, à son approche, comme s’ils eussent été mûs par le rythme de la marche.

Voulait-elle le regarder ? Non sans doute; car, lorsque leurs regards se croisaient, elle avait un mouvement d’impatience qui se traduisait par un brusque détour de la tête ou par un éclat de rire nerveux venu plus ou moins à propos dans la conversation à laquelle elle prenait part. Cependant ses paupières se relevaient par la vertu d’une force secrète. Comme il en était arrivé à s’imposer la puérile discrétion de ne la regarder qu’une fois sur deux rencontres, le jeu compris de part et d’autre, à la longue, amenait sur leurs lèvres un imperceptible sourire, d’abord contenu, dissimulé, presque pénible, mais avec lequel, peu à peu, ils se familiarisaient. À la fin, prenant leurs aises, ils ne souriaient plus et se regardaient toujours.

Il n’avait de repos que lorsque le détour de certaines allées lui permettait de la voir de dos et d’embrasser des yeux sa taille splendide, ses belles hanches, sa démarche particulière, et le charme innommable de toute sa personne. Alors, en ces moments-là, une sorte d’effluve mystérieux et terrible qui, en face d’elle, lui causait une intime épouvante, un affolement enfantin, et se traduisait quelquefois par des fléchissements de la voix et des abattements soudains dans les muscles des jambes ou des bras, semblait le libérer, faire trêve, et lui permettre de s’épanouir dans l’admiration libre et hardie de cette créature de séduction.

Il s’efforçait à parler lorsqu’elle venait à leur rencontre. Il se taisait, laissait sa phrase interrompue, brisée, dès qu’elle était passée. Dante Léonard William respectait le flux et le reflux de son humeur, poursuivant au dedans de lui ses chimères.

Dompierre lui demanda à brûle-pourpoint s’il n’avait pas revu Carlotta. Le bruit s’était en effet répandu que le poète la poursuivait et la voyait dans les îles. Mais Lee se remit aussitôt à chevaucher l’idée que lui avaient inspirée sur le lac les charmants mensonges de la marchande de fleurs. Évidemment Carlotta n’avait été pour lui qu’un signe, qu’un objet évocateur dont la personnalité ne l’avait même pas atteint.

—    Le mensonge est d’origine divine, dit-il avec bonne humeur. Dieu en fournit aux hôtes du paradis terrestre le premier exemple, en leur disant que le mal existait, alors qu’il ne pouvait pas exister encore, car on n’imagine pas le mal hors de l’homme, et Adam était encore une sorte de demi-dieu. C’était afin qu’il usât du mensonge pour son agrément et inventât la poésie. Supposez que notre premier père eût saisi le sens de la divine facétie, quelles sornettes admirables il eût contées à sa femme Ève ! quelles sources de plaisirs toujours nouveaux, quel aliment puisé dans l’imagination mensongère du mâle, aux lieu et place de la duperie médiocre dont il laissa l’initiative à la femme et dont la triste invention, par le droit d’une sorte de brevet, continua depuis lors à fournir le monde. Adam était un sot !… Croyez que si Dieu le châtia si cruellement lui et sa descendance, c’est parce qu’il manqua d’esprit.

Le soleil était descendu de l’autre côté de la montagne; un prompt crépuscule répandait ses parures sur les monts lointains et sur le lac. Le poète et son ami furent témoins d’un de ces instants presque insaisissables où la nature qui pressent la chute prochaine de la lumière, semble tout entière en proie à une crise de sensibilité suraiguë. La moindre surface de la terre ou de l’eau y prend un aspect de si fragile délicatesse que malgré soi l’on retiendrait son souffle de peur de froisser une si tendre susceptibilité. Une faible brise infiniment ténue irisait les eaux teintées de pâle lilas; des tons de rose mobiles passaient sur la verdure des hauteurs; tout s’alanguissait, s’exténuait, à la façon de l’aspect de la vie sur la joue d’une enfant mourante.

—    Ah ! fit l’idéaliste, on se laisserait aller; on suivrait cette lumière en son évanouissement; c’est la plus gracieuse invitation à la mort !…

Gabriel entendit derrière lui le rire perlé, clair et sonore de Mme Belvidera, et, se retournant, il aperçut d’un même coup d’œil sa resplendissante beauté, et au loin l’Isola Madre, la plus grasse et la plus opulente des îles, avec sa végétation et son palais couleur de chair, qui flamboyait, par la grâce d’un dernier rayon, dans la magnificence des couleurs de l’automne.

René Boylesve

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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