Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Ils se regardèrent réciproquement en prononçant l’un et l’autre à la fois le nom de « Solweg. »

—    Solweg ? dit Mme Belvidera, qu’est-ce que c’est que ça ?

—    C’est un nom du nord, un nom ibsénien…

—    Cette jeune fille, alors, serait une Scandinave ?

—    Ou une Parisienne au goût du jour… une artiste, peut-être, ou un jeune bas-bleu : « Solweg » doit être un pseudonyme.

—    Vous croyez ?

—    En tout cas, si c’est une amie de Madame de Chandoyseau, ça doit être une farceuse…

—    Elle est bien gentille.

—    Plaise au ciel qu’elle soit discrète !

—    Ça, ce n’est pas possible.

—    Peut-être que si, tout de même; cela dépend du degré d’intimité où elle est avec Madame de Chandoyseau…

—    Mon ami, vous savez aussi bien que moi qu’il n’y a pas de degrés dans l’intimité de Madame de Chandoyseau : si cette petite est ce que vous croyez, elle ne tiendra pas sa langue. Madame de Chandoyseau est édifiée à l’heure qu’il est.

—    Et c’est la femme la plus heureuse du monde !…

—    Après moi ! interrompit Mme Belvidera, voulant montrer par là que rien ne pouvait entamer son bonheur.

—    Merci, ma chérie !… ma chérie !…

—    C’est égal, ajouta-t-il, notre bonne amie de Chandoyseau nous gardera une terrible rancune, pour deux raisons : d’abord parce que ses bons soins nous auront été superflus, alors qu’elle eût voulu nous jeter dans les bras l’un de l’autre; ensuite parce que ce n’est pas elle qui nous aura vus la première dans cette attitude… Quant à nous, il faut sortir de la « chambre de Vénus » et voici l’heure du déjeuner. Retournons-nous à Stresa ?

—    Je n’en ai guère envie, et vous ? Ne peut-on pas déjeuner dans l’île ?

—    Mais si !

—    Quel bonheur ! dit-elle en se courbant pour passer sous le maudit lierre; et dans la joie de recouvrer la lumière, de revoir le paysage resplendissant dans la chaleur de midi, elle se mit à sauter avec l’insouciance admirable que donne la santé et la beauté plus fortes que tout.

—    Nous risquons de tomber dans nos connaissances qui pourraient bien avoir eu la même idée que nous !

—    Tant pis ! tant pis ! dit-elle, nous dirons la vérité. Ne nous sommes-nous pas rencontrés ce matin par hasard ?

Il remarqua que, pour la première fois, elle laisserait déjeuner la petite Luisa seule avec la femme de chambre; il se garda bien de paraître s’en apercevoir, et, dans son égoïsme d’amant, il en fut secrètement heureux.

Ils descendirent ensemble jusqu’au village qui environne la petite église et le port d’Isola Bella, sans se préoccuper davantage d’autres visiteurs qui les croisèrent à plusieurs reprises.

En arrivant sur la place, ils aperçurent un groupe assez compact de personnes entourant un objet de curiosité qui ne pouvait être qu’un blessé ou un peintre. Ils firent comme tout le monde, et, se haussant sur la pointe du pied, reconnurent Dante Léonard William Lee qui peignait, sur une large feuille de papier teinté, des figures aux formes étranges.

Il avait toutes les peines à contenir la foule des indigènes et des touristes qui, formant autour de lui un cercle complet, ne lui laissaient pas apercevoir le modèle qu’il semblait chercher sans le pouvoir découvrir à travers toute cette affluence.

—    C’est bizarre, fit Mme Belvidera, il a l’air de s’inspirer de quelque chose qui serait placé là-bas, du côté de l’église, et il fait des sortes d’arabesques qui n’ont ni queue ni tête.

—    Ce n’est pas cela qui m’étonne, dit Gabriel, mais je suis curieux de voir où il puise son inspiration…

À ce moment, les personnes qui se trouvaient devant lui ayant enfin compris qu’elles gênaient l’artiste, s’écartèrent, et l’on reconnut la Carlotta qui faisait les cent pas devant les marches de l’église. Elle avait ses beaux cheveux bruns, épais, noués négligemment sur la nuque; ses bras superbes, un peu hâlés, étaient nus jusqu’au delà du coude; on sentait sa gorge forte et libre sous un corsage de pauvresse à demi boutonné, et elle marchait en se balançant sur des hanches saillantes et paresseuses.

À cette heure-là, elle était marchande d’éventails et de paniers de paille dans une petite boutique construite en planches, et les rares acheteurs lui laissaient le loisir de bavarder, de rire et de s’étirer au soleil.

Cinq ou six femmes étant venues s’asseoir sur les marches où des arbres répandaient l’ombre trouée de leurs hautes branches, Carlotta se campa debout en face d’elles et les poings aux hanches. Sa silhouette était une merveille. Par cette belle fille simple, la nature confirmait le plus pur classicisme; on eût cru voir un dessin de Raphaël. Elle avait le nez des marbres romains, de grands yeux gris et fins, et le dessin des lèvres d’une netteté presque invraisemblable.

Une enfant passa, qui portait sur la tête un bassin de cuivre rempli d’eau. Les femmes l’arrêtèrent; elles trempèrent l’une après l’autre un verre dans l’eau pure et elles en avalaient d’un trait le contenu. Carlotta but, s’étira les bras, les tint un moment élevés et les reposa nonchalamment sur ses hanches. Quelqu’un la fit éclater de rire tandis qu’elle buvait un second verre d’eau qui se répandit sur sa robe. Elle la retroussa d’un geste prompt, franchement et très haut, mais sans la moindre hésitation, sans vulgarité, sans donner le soupçon de l’immodestie, tant ses mouvements étaient spontanés, simples et près de la nature.

Des hommes du port, des bateliers, en passant, s’arrêtaient près d’elle; quelques-uns essayaient de la lutiner; elle se défendait en riant et leur allongeait de grandes tapes lourdes. Mais l’un d’eux, un gars de vingt ans, fort et trapu, avec un regard timide et sombre, étant survenu, se posta derrière elle, sans lui parler. Dès lors personne n’osa plus la lutiner.

Lee prononçait à mi-voix des exclamations. Tout à coup, il se leva, et l’on crut qu’il allait embrasser cette jolie fille, dans l’exaltation de son enthousiasme. Mais sa froideur britannique ou une certaine timidité l’interrompirent dans son élan, et, arrivé près de Carlotta, il dit simplement qu’il voulait boire un verre d’eau. Carlotta passa de l’eau dans le verre et s’apprêtait à l’essuyer.

—    Non, non ! dit-elle, je veux boire après toi seulement.

Le gars sombre se dressa tout a coup comme s’il voulait s’opposer à toute tentative de galanterie.

—    Paolo ! dit-elle, en lui donnant un soufflet vigoureux qui ne fit rire que les étrangers. Puis elle porta le verre d’eau à ses lèvres, et le tendit au poète qui le but pieusement.

—    Bravo ! bravissimo ! s’écria de loin une voix bien connue.

C’était Mme de Chandoyseau, arrivant au milieu du groupe des touristes allemands, et flanquée de son mari et de l’énigmatique Solweg.

Enthousiasmée à son tour de l’action galante du poète, elle reproduisait le geste qu’il avait en buvant; et elle dit qu’elle voulait boire après lui.

—    Herminie !… voyons, ma chère Herminie, faisait Mr de Chandoyseau en s’épongeant le front ruisselant, à l’aide d’un petit mouchoir de soie bleue.

—    Mon ami, répondait Herminie, je vous dis que cet homme-là est divin !

Mais déjà elle oubliait de boire et se précipitait du côté des dessins.

Elle faillit se pâmer dès qu’elle les aperçut. Elle les tenait à la main, les tournait, les retournait dans tous les sens, et poussait de petits gloussements de béatitude. Lee s’approcha et s’aperçut qu’elle les regardait à l’envers; il les lui redressa bénévolement dans la main :

—    Non, non : dans ce sens-ci.

Mme Belvidera toucha le coude de son compagnon; ils rirent l’un et l’autre de tout leur cœur. Mais peu de gens s’aperçurent du sel de la petite scène. Il faut dire que l’on ne savait trop par où prendre ces images. C’étaient des entrelacs gracieux formés de lianes végétales se métamorphosant peu à peu et prenant ici et là des rudiments de formes humaines, s’épanouissant enfin en délicieux corps de femmes ou d’adolescents dont les plus achevés semblaient se reverser avec ivresse dans le calice de fleurs imaginaires où ils s’absorbaient à nouveau tout à fait. Tout cela était encore vague, légèrement esquissé et voilé à dessein sous un estompage nuageux. On ne le distinguait qu’avec de l’application et après une certaine accommodation de l’œil. Mme de Chandoyseau n’y avait certainement rien vu.

Le vocabulaire de ses louanges se déroulait sans cesse et sans fatigue sur ses lèvres, avec cette monotonie dans la répétition inconsciente qui rend impatientant par exemple le babillage des hirondelles. Le motif principal de son exaltation venait de ce qu’un homme pût tirer tout cela de soi, n’imitât rien ni personne, enfin ne se posât point « servilement devant la nature. »

—    Pardon, dit doucement Dante Léonard William, je ne pourrais rien faire du tout sans Mademoiselle Carlotta qui est une admirable créature et que je tâche de voir là-bas à travers ces gentlemen… C’est sa beauté qui a tout le mérite.

Mme de Chandoyseau se mordit les lèvres pour n’avoir pas trouvé cela.

Elle ratait une occasion excellente d’entrer dans l’estime du peintre-poète, que les compliments les plus outranciers laissaient glacial. Elle se tut, prit sa mine chiffonnée, et quittant des yeux les dessins fameux, elle aperçut Mme Belvidera et Dompierre. Leur présence lui offrait une digression si opportune qu’elle se précipita et les incendia du feu qu’elle avait à répandre.

Elle appela simultanément son mari et Solweg qui étaient allés s’asseoir contre une barque de pêcheur échouée sur le rivage, à l’ombre grêle d’un acacia.

—    Comment, vous ne savez pas ? dit elle, mais en effet, vous ne pouvez pas savoir : Solweg est arrivée ce matin par le bateau de sept heures, inopinément;… on a frappé à ma porte; je rêvais; — je rêve beaucoup, surtout le matin — je rêvais à quoi donc ?… est-ce que je sais ? je rêve à tant de choses… Bref, j’ai cru que le feu était à l’hôtel. Hector ronflait dans la chambre voisine. Je lui crie : « Hector, levez-vous donc ! il y a quelque chose ! » Ah bien, ouiche ! comme si je chantais ! Je me lève donc moi-même; je vais ouvrir. Qui est-ce que je vois ? Qui est-ce qui tombe dans mes bras ? Solweg.

—    Qui est cette demoiselle Solweg ? firent d’un même mouvement les deux jeunes gens.

—    Comment, vous ne savez pas ? Comment je ne vous ai pas parlé de ma sœurette, de ma petite sœur Solweg ? Mais après tout, c’est bien possible ! je l’ai toujours si présente à l’esprit, la chère, que je crois avoir déjà parlé d’elle au moment où je vais prononcer son nom, et je ne voudrais tout de même pas que l’on trouvât que je rabâche…

Et elle continua de bavarder pendant que Mr de Chandoyseau s’avançait doucement avec sa gracieuse petite belle-sœur. On la présenta successivement à Mme Belvidera et à Dompierre.

Elle avait légèrement rougi en les apercevant; elle rougit davantage quand elle apprit par leurs noms qu’ils n’étaient pas mariés. Eux-mêmes furent extrêmement embarrassés. Leur cas était pire qu’ils ne l’avaient pensé tout d’abord : car ils avaient cru être exposés a l’indiscrétion d’une petite curieuse, et ils se demandaient s’ils n’avaient pas tout bonnement scandalisé une très candide jeune fille.

« Allons donc ! fit à part lui Gabriel, la sœur de la Chandoyseau une candide jeune fille, c’est tout à fait invraisemblable. C’est une petite sotte comme sa sœur aînée; mais elle est un peu gênée de se trouver si tôt en présence des héros du roman qu’elle a découvert; tout le monde le serait à sa place; elle ne tardera pas à faire de nous des gorges chaudes. »

Mme Belvidera, moins promptement rassurée que lui, voulait retourner à Stresa; mais elle lut sur sa figure une si parfaite tranquillité recouvrée, qu’elle fut sans force pour refuser l’invitation à déjeuner que leur faisait Mme de Chandoyseau.

René Boylesve

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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