Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Elle ne l’appelait que mio quand ils étaient seuls; et elle redoublait quelquefois ce gracieux terme de possession en ajoutant le mot français à l’italien : « mon mio ! » Toutes les fois qu’elle prononçait ce mot-là, elle fermait les yeux, comme si elle l’allait chercher au dedans d’elle et très loin, et quand elle l’avait dit doucement, de ses lèvres tendues qui semblaient en le prononçant, se baiser elles-mêmes par deux fois, elle entrouvrait la bouche pour recevoir le baiser que sa belle tendresse avait mérité.

—    Maintenant, veux-tu que je mette à l’eau notre barque ? je vais prendre les avirons, et nous irons au-devant de la lune qui vient là bas.

—    La lune ? où ça ? mais je ne la vois pas…

—    Soulève toi sur mon bras… tiens ! regarde sa grande corne rouge qui sort de la montagne. Mais tu m’embrasses et tu ne regardes rien !

—    Ah ! mio, que je suis donc fatiguée; pourquoi es-tu venu si loin ? Je voulais te voir ce soir encore une fois; mais je dormais déjà debout au milieu de ces dames. On a fait de la musique, la petite Solweg a chanté admirablement; c’est un ange…

—    Ha ! ha ! ha !

—    Bon ! tu ris comme au moment où je suis arrivée; qu’as-tu ?

—    Mais c’est ton « ange », ma chérie, qui me fait rire. Je croyais qu’il n’y avait plus d’anges; et voilà qu’il nous en vient un de Paris ! C’est tellement inattendu !

—    Mio, je ne vous aime pas quand vous riez comme cela. Cela ne vous va point. Il me semble que je vous entends chanter faux…

—    Non ! non ! mon amour, mon cher amour ! Je ne suis pas si méchant que tu crois. Seulement, pourquoi me parler encore de cette petite ? Tu sais que j’ai été très ennuyé, agacé de l’affaire de la grotte. Je voudrais l’oublier.

—    Oh ! vous ne cherchez que des raisons de vous rompre la tête ! Cette petite ne pense déjà plus à cela. En tout cas, elle interprète ce qui vous concerne dans un sens favorable : je crois que vous lui plaisez.

—    Voyez-vous ça !… Le petit ange !

—    Mio ! vous êtes « stioupid » ce soir, dirait mistress Lovely. Je ne dis pas que cette enfant songe à entreprendre des scènes de débauche en votre compagnie; seulement vous êtes du genre d’hommes qui lui est sympathique, et quoi que vous fassiez, elle vous sera indulgente. C’est très innocent et très naturel. Toutes les femmes sont ainsi faites : il y a, non pas un homme, mais un type d’hommes qui les intéresse à première vue, sans provoquer nécessairement d’autre sentiment, et pour lequel elles auront toujours une secrète complaisance.

—    Et vous avez découvert cette complaisance en ma faveur chez mademoiselle Solweg ?… Je vous demande s’il est permis de s’appeler comme cela ?

—    Elle s’est informée de vous, et a demandé ce que vous faisiez.

—    Si ce n’est que ça !

—    Attendez donc ! Elle a été fort étonnée que vous fussiez statisticien.

—    Que veut-elle donc que je sois ?

—    Je ne sais pas, mais elle a été étonnée, tout à fait étonnée. Et, quand une femme est étonnée à votre sujet, c’est le meilleur signe que vous êtes dans la catégorie d’hommes dont je vous ai parlé. Sa sœur lui ayant demandé ce qu’il y avait d’extraordinaire à ce que vous fussiez statisticien, elle a dit en ouvrant des grands yeux : « Mais rien, rien du tout !… seulement, je n’aurais pas cru ».

—    Luisa, voyons ! pourquoi me racontez-vous tout cela ?

—    Pourquoi ? pourquoi ?… mais je ne sais pas, moi non plus. C’est peut-être parce que j’ai un certain plaisir à savoir que vous plaisez; c’est peut-être parce que je suis un peu jalouse…

—    Luisa ! Luisa ! c’est absurde ! où as-tu la tête, ma chérie ?…

Elle le prit dans ses bras, le serra avec une tendresse désordonnée. Il crut qu’elle avait déjà cette inquiétude un peu folle des premiers temps de l’amour, où l’on se connaît mal, où l’on croit que tout le monde va vous prendre votre nouveau trésor.

—    Mon mio ! mon mio ! répétait-elle.

Il cherchait des termes pour la rassurer; il lui semblait que la franchise de sa passion unique éclatait sur sa figure, était sensible au moindre de ses gestes. « Mon Dieu ! que vais-je lui dire pour qu’elle n’emporte pas ce soir un doute sur mon amour, après les preuves d’amour qu’elle me donne, elle, et après qu’elle est venue là, si loin, toute seule dans la nuit, malgré sa grande fatigue ? » il s’exténuait à trouver quelque chose de fort, de simple, de très sincère.

Elle avait la tête appuyée sur son bras; ses yeux regardaient fixement devant elle. Ses cheveux relevés par une caresse découvraient son front pensif. Il était sûr qu’une idée la tourmentait.

—    Luisa, Luisa ! lui dit-il, à quoi pensez-vous ?

—    Je pense, dit-elle, à cette grande pointe de la lune dont tu m’as parlé, et que je ne vois toujours pas…

Et en achevant ces mots, ses paupières tombèrent, et elle s’endormit.

Il la baisa doucement, et en souriant de la surprise que la gracieuse mobilité de sa cervelle de femme venait de lui causer; puis il la berça dans ses bras, comme une enfant. Il l’adorait.

La lumière s’élargissait doucement à la surface du lac. La beauté du silence sublimisait le paysage. Les rives opposées apparurent à mesure que s’élevait la fine lune brillante. Presque en face, les marbres d’Isola Bella blanchirent sous l’ombre de feuillages, et derrière la grosse masse touffue d’Isola Madre plus lointaine, les maisons de Pallanza flattées par la double clarté du ciel et du miroir des eaux, pouvaient ressembler à une aimable troupe d’ondines endormies sur la grève.

Au milieu de cette paix splendide, comme chaque soir, le chant de Carlotta s’éleva du coté de la Mère des Îles, et sa barque fleurie qui semblait grosse comme un oiseau nageur, pointa sur le lac dont elle déchira la surface d’argent. C’était toujours la même chanson d’impudeur candide, une sorte de cri de la nature même, fougueuse et dolente, ardente jusqu’à la frénésie et tout à coup apaisée, attendrie, sans rythme apparent mais cependant harmonieuse. Dans le concert de beauté de toutes les choses nocturnes, cette voix simple prenait l’importance d’une parole échappée tout à coup de la terre et de la nuit mêmes échangeant leur extase ou s’adressant à Dieu. Un violent frisson parcourut tout le corps de Gabriel, puis lui remonta aux joues dont la chair lui semblait se rétracter sous mille petites piqûres. Son mouvement faillit sans doute éveiller la jeune femme qui dormait sur ses bras. Elle entrouvrit la bouche, et fit plusieurs fois : « Ah ! ». Reconnaissait-elle dans son sommeil, la chanson de la marchande de fleurs qui l’avait déjà plusieurs fois troublée ? Peut-être vibrait-elle, merveilleuse beauté, à l’unisson de toutes les inconscientes beautés exaltées en ce moment dans ce coin fortuné du monde !

Tandis que la voix de Carlotta s’éteignait dans l’éloignement, Gabriel fut tout étonné d’apercevoir une autre barque qui avait déjà passé Isola Bella, et se dirigeait de son côté. On entendait de temps en temps la résonance sourde des avirons choquant les parois de bois, et jusqu’à l’éperlement menu de l’eau quand la tranche plate se relevait à intervalles réguliers. Il reconnut bientôt le chapeau gris à larges bords du poète anglais, et n’eut que le temps de prendre ses dispositions pour que Mme Belvidera ne fût pas aperçue. Fort heureusement, le toit de coutil était resté tendu au-dessus de leurs têtes; il retira le bras de sous son précieux fardeau, et cacha le visage et les cheveux de la jeune femme sous un châle léger qu’elle avait apporté. Enfin, n’espérant pas qu’ils pussent se dissimuler l’un et l’autre, il la quitta afin d’aller lui-même au-devant du danger et tâcher de l’écarter. Il craignait que le batelier ne parlât fort et ne réveillât Mme Belvidera qui eût poussé les hauts cris. Heureusement, le brave homme étant accoutumé à promener Lee absorbé dans ses pensées, ne parlait plus en face de lui. Il amarra sa barque, et se retira.

Gabriel dit à son ami que l’on avait eu de l’inquiétude de son absence, et lui demanda s’il n’avait pas rencontré Carlotta sur le lac ou dans les îles.

Sans lui répondre, le poète restait debout, tourné du côté du lac.

—    Écoutez, dit-il, le doux jasement des eaux avec le sable de la rive. Ne dirait-on pas que ce murmure est fait pour faire comprendre le silence, dans la même mesure que notre pauvre langage contribue à nous rendre l’univers intelligible ? Ah ! quel poète a ordonné le rythme selon lequel chaque flot, comme un beau vers, vient faire tinter ici sa dernière syllabe ? Et quel est le sens de ce poème ? Il y a de ces chutes de flots qui sonnent parfois avec la clarté joyeuse d’une cymbale lointaine, d’autres au contraire sont presque insaisissables et ressemblent au soupir d’un enfant qui dort. Est-ce l’écho d’un jeune éclat de rire inoubliable qui aurait jailli autrefois ici, et dont tout le rivage eût été ému ? Est-ce le souvenir d’une peine secrète confiée ici à l’ombre de la nuit ?

Gabriel le trouvait bien sensible aux émotions humaines, contrairement à son ordinaire. L’Anglais prévint sa question :

—    Toute la beauté du monde, ajouta-t-il, à sa source dans le sourire ou dans la douleur de l’homme, de même que ce lac est fait de la goutte d’eau qui sourd de la terre. Cependant je ne m’intéresse pas plus à tel homme joyeux ou souffrant, que je ne le fais à une goutte d’eau, tant que le sens de son rire ou de ses larmes n’a pas atteint la proportion de ce lac.

Dompierre l’eût écouté volontiers, mais il avait hâte qu’il s’éloignât, à cause de la présence de Mme Belvidera. Lee n’était pas un homme à qui l’on pût dire : « Rentrez-vous ? il est tard… » Le temps n’était pas divisé pour lui en une série de relais artificiels auxquels le besoin de régularité de nos organes et de nos fonctions sociales nous asservit communément. Il mangeait quand il avait faim et se reposait quand sa pensée ou son imagination était à bout. L’idée vint à son ami que cet être fantasque serait le seul à l’hôtel à ignorer le tourment tragique et comique à la fois que son absence avait causé, et qui, grâce à la popularité de Mme de Chandoyseau, avait distrait tout le monde. Lui en expliquer les péripéties serait peine perdue. Demain, soixante personnes auraient les yeux fixés sur lui, quand il paraîtrait à la table d’hôte, et il prendrait son repas dans la plus grande sérénité, sans s’apercevoir qu’il n’est pas seul à table. Une femme qui n’aura pas dormi de la nuit à cause de lui, aura des battements de cœur à sa vue, et il oubliera peut-être de s’excuser d’avoir fait faux bond la veille au déjeuner qu’il avait accepté. Gabriel ne put s’empêcher de sourire à cause de ce que ces divers contrastes avaient d’original. Lee l’aperçut.

—    Ha ! dit-il, voilà votre rire français : vous ressemblez encore à Voltaire, ce soir. Je vous verrai une autre fois. Adieu.

Il remonta doucement la berge et gagna la route en prononçant à haute voix des vers.

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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