Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Vers cinq heures de l’après-midi, Dompierre allant prendre un bain, vit émerger de l’eau une tête aux longs cheveux gris plaqués et ruisselants contre des joués rasées. C’était celle du révérend Lovely. Le clergyman l’interpella aussitôt au milieu même de son essoufflement, et avec un accent tout à fait outrageux pour la langue française.

—    Aoh ! dit-il, je souis très satisfaite de vô trouver à côté de moâ, monsieur Dompierre; je aimé biaucoup la conversèchone. Voulez-vous caoser ?

—    Avec le plus grand plaisir, mon révérend; et malgré que l’eau me paraisse un milieu peu favorable à une conversation suivie…

—    Christ enseigna dans la barque, jusqu’au piou forte de la tempête. Il n’y a point de maôvaise endroite pour prêcher le parole de Dieu; mais il y a des endroites qui sont maôvaises pour le salut de nos âmes.

—    Que voulez-vous dire ? fit Gabriel en prenant pied, et intrigué par le préambule du clergyman qui avait jusqu’alors manifesté pour lui tant d’indifférence qu’il était peut être la seule personne à l’hôtel, à qui il n’eût pas passé subrepticement, en sortant de table, le petit « Testament » de poche, à reliure molle.

—    Cette pays, dit le clergyman, est maôvaise.

—    Allons donc, mon révérend, vous voulez rire ! vous vous portez, je pense, aussi bien que moi, et tout le monde a bonne mine autour de nous. Est-ce que par hasard mistress Lovely ?

—    Nô, il ne s’agit pas de mistress Lovely, qui a le vieil âge et qui a fini d’être troublée. Mais tout le monde n’est pas ainsi, et véritablement, le climat de cette pays est maôvaise pour les âmes…

—    Mais il me semble, au contraire, que la beauté y abonde, et elle est, si je ne me trompe, un des attributs de Dieu ?

—    Nô, dit le clergyman en sautillant dans l’eau, cette biauté ne vaut rien du toute véritablement, elle est perfide, et je pense qu’elle vient du Malin !…

Le jeune homme dissimula un besoin irrévérencieux de sourire, en faisant un plongeon, et revint se mettre à la disposition de son prédicant qui avait monté l’échelle et s’essuyait posément, assis sur le sable, au soleil.

—    Le Malin ? dit Gabriel.

—    Je nommé ainsi, avec familiarité, le Démon, monsieur Dompierre; véritablement il faut trembler quand il prend le figuioure aimèble !…

—    Si vous voyez le Malin sous les choses aimables, je suis inquiet, en effet, pour plusieurs personnes et pour vous-même, mon révérend ! Le Malin vous a touché, je vous en préviens, je le vois qui vous touche, puisque j’ai du plaisir en votre compagnie… Et, entre nous, je ne sais ce qui me retient de vous dire le nom de quelqu’un qui me confessa que votre présence lui était un objet de délectation…

Le révérend Lovely se releva vivement en achevant de s’habiller.

—    Il ne convient pas d’introduire la flatterie dans une sujet aussi pleine de gravité, jeune homme. La flatterie c’est l’ouvertioure par où le Démon il entre dans le home; et là, une fois assise, il est terrible.

—    Brrr ! fit Gabriel malgré lui, à la seule représentation des ravages que le Malin pouvait causer dans le home du révérend Lovely.

—    Mèriez-vous ! s’écria le bonhomme tandis qu’il passait son gilet. Il crut que Dompierre ne l’avait pas entendu, à cause des mouvements qu’il faisait dans l’eau, et reprit :

—    Mèriez vous ! mèriez-vous avec une jeune miss de votre pays !

—    Sans doute, sans doute !… mais je ne suis pas pressé.

Il avait rajusté sa redingote d’alpaga et il s’en alla en jetant encore la conclusion pratique qu’il avait promptement tirée de cette rencontre :

—    Mèriez-vous, monsieur Dompierre, mèriez-vous !

Celui-ci demeura un peu perplexe en réfléchissant au sens de la conversation du clergyman. Lui conseillait-il le mariage à l’instigation de quelqu’un qui avait un intérêt à ce faire ? Avait-il eu vent de sa liaison, et déplorait-il qu’il fût l’occasion d’un scandale ? Ou bien enfin s’était-il tout simplement épanché lui-même en tâchant de fournir à autrui les moyens de ne pas tomber, à son âge, dans les tentations brûlantes dont il avait peut-être à souffrir ? Les trois hypothèses étaient également plausibles.

En sortant de l’eau, Dompierre aperçut sur le sol un petit volume relié à l’anglaise. C’était le Nouveau Testament. Il le ramassa en souriant et, le soir, il le remit au révérend Lovely, sous le prétexte qu’il avait dû l’oublier.

—    Nô ! nô ! dit le révérend, c’est à vous ! Si vous avez trouvé cette livre, il est à vous… Je souhaite, ajouta-t-il, que vous en fassiez le lectioure, car c’est une livre piou profitable encore en cette pays que par tout ailleurs… Regâdez ! voilà encore le miousic qui vient ici presque tous les soirs; eh bien ! cette chose nous fait mal, croyez-moi, cette chose est maôvaise !

Une troupe napolitaine, composée de quatre femmes et d’une dizaine d’hommes, préludaient en effet, devant l’hôtel, sur leurs violons et leurs mandolines, au concert quasi quotidien. Les personnes qui ne se lassaient pas de cette musique brûlante et de ces mouvements un peu bruyants, prenaient place dans le hall, autour de petites tables de marbre où l’on servait les glaces.

La troupe, après quelques chansons peu variées, se tria, et trois couples vinrent au milieu des assistants exécuter la tarentelle. Les hommes étaient tous beaux; une des femmes, blonde, assez grande, et à la fois souple et gauche dans ses mouvements, avait un charme rude et puissant. Les couples tournaient dos à dos, se cherchant toujours du regard, maniant avec frénésie les castagnettes, et excités par les autre instruments, par les voix, et de temps à autre par les applaudissements du public. À la fin, les regards s’étant joints, ils demeuraient, la femme renversée en arrière, comme vaincue, l’homme penché sur elle, les yeux dans les yeux, flanc à flanc, les mains hautes tenant les castagnettes immobiles, semblant pâmés dans tout leur corps; la bouche seule et les prunelles ardentes se dévorant à la courte distance du souffle.

La révérend Lovely, qui avait regardé le spectacle jusqu’à la fin, tourna soudain les talons et se dirigea dans l’ombre du jardin, en levant les yeux au ciel. Mais la jolie fille qui avait eu le succès de la tarentelle et allait commencer le tour de l’assistance, une sébile à la main, courut à lui, et on le vit se retourner du côté de la lumière pour prendre de la monnaie dans son gousset. C’était le prix du scandale. Du moins fit-il ses efforts pour ne point recevoir le sourire troublant de la danseuse napolitaine.

Gabriel faisait remarquer la petite scène à Mme Belvidera qui était assise auprès de lui, et tout en lui racontant les conseils impromptus que le révérend lui avait donnés au bain.

—    Prenez garde, dit-elle; il y a ici une jeune fille de vos compatriotes qui est tout à fait en âge d’épouser un homme comme vous. Vous ne lui déplaisez pas assurément; et, bien que vous déconcertiez un peu sa sœur aînée qui lui tient lieu de maman, vous n’avez pas de défauts assez saillants pour ne pas lui représenter un parti sortable. Il y aura ou il y a déjà peut-être un complot organisé contre… ou pour votre intéressante personne !…

—    Je n’aime pas ces plaisanteries-là !… Voyons ! je vous parle en riant de la conversation énigmatique du bonhomme Lovely, à cause de ce qu’elle a d’imprévu et d’amusant; et vous me répondes de votre plus grand sérieux…

René Boylesve

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