Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

« Je viens, je viens, ma femme bien-aimée ! » telle était la phrase qui se répétait, avec une insistance pleine de tendresse, dans les lettres quotidiennes de Mr Belvidera.

Le courrier du matin arrivait un peu avant midi. Le portier de l’hôtel faisait le tour des salons et du hall; de longues Américaines interrompaient leur balancement dans la rocking-chair pour recevoir d’énormes paquets de journaux ficelés et leur correspondance; des Italiennes qui tenaient leurs bras nus appliqués sur la surface fraîche des petites tables de marbre, lisaient aussi à distance, en prononçant à haute voix quelques phrases d’un ton toujours trop élevé. Quand Mme Belvidera avait parcouru la lettre de son mari, et que la petite Luisa n’était pas là pour lui poser mille questions au sujet de son père, la jeune femme laissait aller sa tête contre le dossier de jonc souple et craquant, et les paupières baissées, la bouche grave, elle songeait, avec l’espoir secret que quelqu’un viendrait l’interrompre et l’empêcher de penser.

Elle se revoyait à l’âge qu’avait aujourd’hui sa fille, enlevée brusquement de Florence par la mort presque simultanée de son père et de sa mère, et emmenée à Naples par une tante.

Ce départ avait mis le comble à la première peine de sa vie, car, après ses parents, l’être qu’elle aimait le mieux au monde était Andréa Belvidera, son compagnon d’enfance, quoique plus âgé qu’elle de six ou sept ans, auquel, tout en jouant, elle s’était promise pour plus tard. C’était un jeune homme sérieux et beau, que l’on comparait volontiers à Florence à ces adolescents superbes qui accompagnent les Médicis dans les fresques de Gozzoli au palais Riccardi ou à Pise. En quittant sa petite amie, il lui avait dit en lui baisant la main : « J’irai te chercher, en quelque endroit que tu te trouves. » Elle lui avait répondu simplement : « Je t’attendrai. » Il était allé achever ses études à Heidelberg et à Paris; à son retour à Rome, il s’était fait attacher au cabinet d’un ministre; il avait publié plusieurs ouvrages de sociologie remarqués, et, élu député à vingt-sept ans, il était parti immédiatement pour Naples, demander la main de Luisa.

Luisa l’attendait, et ils s’étaient embrassés comme au jour de leur séparation. Leur bonheur avait été simple et vrai. Ils semblaient créés l’un pour l’autre, et ils n’avaient jamais pensé que l’un à l’autre. Dans la société de Naples, de Rome, de Florence, on les citait comme le ménage le plus uni et le plus parfait. Leur adorable petite fille était la récompense bien due à une union si exemplaire. Aucune ombre n’avait passé sur leur félicité. Ils s’étaient séparés pour la première fois depuis six semaines.

Et Luisa était la maîtresse d’un étranger qu’elle connaissait depuis quinze jours.

« Je viens ! je viens ! ma femme bien-aimée, » disait la lettre.

Mr Belvidera était maintenant à Florence. Il racontait avec bonne humeur à sa femme les péripéties de sa visite à ses électeurs courroucés parce qu’il s’occupait de sauver le peuple de Rome. Puis il donnait mille détails sur la maison, le jardin, les fruits, la vieille bonne préposée à la garde de la demeure de famille. C’était la maison où elle était née, où ils s’étaient connus, où ils avaient joué, enfants, où ils s’étaient promis pour la vie. Cette maison était située sur la pente de Fiesole, et les murs y étaient encore garnis de très anciennes peintures. Luisa revoyait par la pensée les jeunes seigneurs et les dames de couleurs passées qui l’avaient regardée grandir, impassibles, dans leur belle contenance, et qui étaient aussi pour elle des amis. Mr Belvidera l’avertissait précisément qu’une de ces dames se détériorait et qu’une large croûte s’était détachée de sa chevelure blonde; un scorpion, attribut symbolique, avait quitté la main d’un jeune homme et on en avait trouvé sur le sol les débris réduits en poussière.

Ces petites choses avaient pour elle une extraordinaire éloquence, et, comme personne n’était venu à son secours en interrompant sa rêverie, elle ouvrait de grands yens égarés, et la réalité l’étonnait, la stupéfiait. Était-ce à elle qu’il écrivait, lui, sur ce ton simple et confiant ? Était-ce à elle que l’on racontait ces petits détails ? Jamais ces vieux murs, ces fresques, et les plus menus objets de la maison ou du jardin ne lui avaient paru si vénérables, si sacrés. Et que quelqu’un en prononçât seulement le nom devant elle, lui donnait la sensation, jamais ressentie encore, d’une profanation.

Mais elle rejetait vite cette impression pénible, car elle avait le goût de sa personne, et elle ne voulait pas, à tout prix, elle ne voulait pas que quelque chose, en elle, lui répugnât. Allons ! effaçons le présent : il ne tient pas; il s’effritera de lui-même, il n’aura pas de durée ! Retournons à cette chère maison calme et heureuse ! Ah ! la jolie villa ! Quelle paix, le long des chaudes journées ! et quelles délices, le soir venu ! On entend ronfler le tramway électrique de Fiesole; Andréa revient de la ville; elle le guette de la terrasse; elle l’aperçoit sur la plate-forme; il agite son mouchoir; sa tête aimée paraît au-dessus des murs garnis de roses; le train monte et décrit une courbe en ronflant plus fort; puis un arrêt, une grille ouverte et refermée : il est là; il lui apporte quelque surprise amoureuse et la franchise de ses baisers. On dîne, et l’on va, côte à côte, sur la terrasse, entre les cyprès noirs et les églantiers, voir tomber le soleil au delà de la grande plaine de Florence. Et c’est la petite Luisa qui, de sa chambre, les appelle pour leur adresser des « bonsoirs » de ses deux petites mains appuyées sur sa bouche…

« Tu peux venir, Andréa, va, tu peux venir me chercher, prononce-t-elle à mi-voix, nous retournerons là-bas ensemble, et je me pencherai encore sur ton épaule… Est-ce que tu crois que j’ai cessé de t’aimer ?…

« Est-ce qu’il le croit ? » mais pourquoi dit-elle cela ? Mais non ! il ne le croit pas; il dit seulement : « Je viens ! je viens, ma femme bien-aimée… »

Ah ! ça ! personne ne va donc l’interrompre ! C’est un fait exprès : il ne passe ce matin sous le hall, que des figures étrangères, des gens arrivés d’hier. Et elle pense, elle pense, la malheureuse femme !

Cela devient pour elle une idée fixe, de poser sa tête sur l’épaule de son mari. C’est la seule chose qu’elle désire au monde. Elle ferait sa tête lourde; elle ne sourirait même pas; elle garderait sa figure sérieuse, en fermant les yeux; puis elle relèverait doucement les paupières : « A-t-il tourné la tête ? Me voit il ? Ne me voit-il pas ?… Ah ! il m’a vue ! » Alors on rit de tout son cœur ! et il lui dit en la baisant : « Chatte ! Chatte !… »

Eh bien, mais, non ! cela n’est pas possible; ça n’arrivera plus jamais ! ah ! ah ! ah ! C’est bien fini ! mes amis ! Comment voulez-vous que cela se produise jamais de nouveau ? On a beau faire; ce qui est ne s’effacera pas. Elle le sent bien, sous son front, là, dans un petit endroit où il lui semble que toute sa mémoire soit logée. C’est un point, une espèce de boule grosse comme une bille, et qui lui fait mal, qui pèse. Jamais cette boule ne roulera, ne se déplacera, ne partira. Dans cette boule quelque chose d’inouï est inscrit. C’est elle-même qui l’a inscrit; elle le sait, elle le reconnaît parfaitement. Oui, oui, elle l’a voulu, on ne lui a pas forcé la main. Après l’avoir inscrit, elle a ri, elle a chanté, elle a été heureuse. Cependant c’était sa condamnation. Et du diable ! par exemple, si elle sait comment elle a pu faire cela !

Elle fronce les sourcils avec colère, elle secoue la tête. Tout son cerveau s’ébranle; en un seul point quelque chose reste fixe, et on dirait que tout pivote autour : la bille.

Alors elle essaie de se réfugier dans son mal même. Elle ferme encore les yeux; elle se fait douillette; elle pense à mille petits frissons et à une espèce de volupté de vertige. C’est bien ce qu’elle a toujours ressenti de ce côté-là : c’est dans le vertige qu’elle a trouvé la raison de faire ce qu’elle ne comprend pas qu’elle ait fait. Tout d’un coup la tête vous tourne et on se jette; on pousse un cri. Ah ! sacristi ! c’est une drôle de chose tout de même !

Est-ce que c’est de l’amour, cela ? Comment voulez-vous demander à une femme si ce qu’elle éprouve est de l’amour, quand elle se précipite ainsi du haut du parapet ? Est-ce qu’elle sait ? Est-ce qu’elle réfléchit ? Est-ce qu’elle étiquette ses sentiments ? Plus tard, longtemps après, elle vous répondra; quand le temps aura passé et aplani le terrain, quand sa pauvre cervelle ne sera plus exposée à se pencher vers ces défaillances du sol qui appellent avec une insistance à vous rendre fou.

Que l’on songe, aussi qu’il est exceptionnel qu’une femme demeure à penser, envahie par une torpeur étrange, aussi longtemps que le fait Mme Belvidera, sans qu’un être humain, en passant, vienne s’emparer de son attention mobile. En vérité, si cela durait un peu plus, elle finirait peut-être par savoir si elle aime ou n’aime pas son amant !

Dieu merci, voici quelqu’un.

Ah ! c’est Solweg.

La jeune fille s’avance dans une gracieuse toilette mauve qui s’allie à ravir au blond tendre de ses cheveux. Sa taille fine a la souplesse d’un jonc. La voir marcher vous fait sourire et vous donne frais. Elle est quelquefois joyeuse comme une enfant; quelqu’un lui a dit un jour qu’elle était plus jeune que la petite Luisa, son amie. D’autres fois une grande mélancolie affine toute la chair de son visage et répand une ombre trop large autour de ses yeux pareils à la goutte d’eau qui reflète le ciel pur. Mme Belvidera se sent soulevée, attirée vers elle; n’est-ce pas un secours que la Providence lui envoie ? Ah ! Dieu ! embrasser cette jeune fille et parler d’enfantillages !

Elle a fait un mouvement vers Solweg; elle a failli lui tendre les mains. Mais Solweg, en l’apercevant, a pris cette figure froide, immobile et sans saveur qu’elle lui a déjà remarquée si souvent depuis le jour du déjeuner à l’Isola Bella. Solweg ne lui parle qu’à l’occasion de la petite Luisa, qu’elle aime. Dans toute autre circonstance, ce n’est pas le ciel que reflètent les yeux de cette jeune fille, c’est la grotte, la maudite « Chambre de Vénus » où une image ineffaçable s’est fixée sur sa rétine.

Solweg passe et salue simplement Mme Belvidera.

Celle-ci comprend et se rejette sur le dossier de la chaise d’osier. Elle ne souffrirait pas davantage si on lui avait craché à la figure. Elle regarde s’éloigner Solweg et elle n’a même pas le droit de lui en vouloir et de la haïr. C’est elle qui a déposé dans les yeux de cette jeune fille l’ineffaçable image.

Un mouvement nerveux lui fait froisser la lettre qu’elle tient à la main. Puis elle répare inconsciemment d’un coup d’ongle les brisures du papier glacé, et elle lit sous son ongle : « Je viens, je viens, ma femme bien-aimée… »

—    Ah ! ma chère belle, que je suis heureuse de vous rencontrer ! Venez un peu que je vous raconte !… vous ne vous imaginez pas quelle affaire !…

C’était Mme de Chandoyseau qui revenait, avec toutes les Anglaises de l’hôtel, du service protestant auquel elle assistait par galanterie envers le révérend Lovely qui avait fait aujourd’hui une allocution d’un caractère si inattendu que tout le monde en était sens dessus dessous.

René Boylesve

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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