Le parfum des îles Borromées

Page: .20./.53.

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Dompierre venait de prendre ses dispositions pour la réussite de son projet qui était de passer avec sa maîtresse toute une soirée dans la solitude d’Isola Madre quand cette île magnifique est débarrassée des visiteurs. Il aperçut le hall plus garni que de coutume; on semblait y causer avec animation, mais en chuchotements mystérieux. Mme Belvidera s’y trouvait et recevait avec une expression de physionomie très curieuse les confidences de Mme de Chandoyseau. Au moment où il allait entrer, elle se détacha du groupe et vint de son côté, en ouvrant son ombrelle, sous le prétexte d’aller sur la route voir arriver la diligence. Il crut qu’elle était anxieuse de savoir le résultat de ses combinaisons.

—    Tout va bien, lui dit-il, et nous aurons deux barques pour cinq heures : une pour vous, une pour moi; vous irez directement à l’Isola Madre, moi à l’Isola Bella, seulement je changerai d’idée à moitié chemin et vous retrouverai sur les rochers.

Elle ne pouvait s’empêcher de rire.

—    Qu’est-ce qu’il y a donc ce matin ? lui demanda-t-il; ah ! ça, vous n’écoutez même pas ce que je vous dis !

—    Ah ! dit-elle, laissez-moi respirer et venez faire un tour sur la route. Je vous défie de deviner ce qu’il y a !… Donnez-vous votre langue au chat ?

—    Parbleu !

Vous avez vu tout ce remue-ménage sous le hall ? Eh bien ! dans le salon c’est la même chose, dans les corridors on chuchote avec le même entrain; par toutes les portes ouvertes j’ai entendu des rires étouffés…

—    Au fait ! je vous prie ! Qu’est-ce que tout ça signifie ?

—    Attendez donc ! je suis venue vous prévenir afin de vous éviter précisément de recevoir un choc trop violent, et afin que vous ne soyez pas étonné si vous apercevez que l’on vous lorgne un peu plus qu’à l’ordinaire, car l’histoire vous touche… presque, indirectement, mais presque tout de même…

—    Je vous en supplie !…

—    Voilà : non, il ne s’agit pas de vous, mais de votre ami le poète anglais.

—    Il a fait quelque extravagance ?

—    Du tout ! du tout ! il n’a rien fait. Mais il paraîtrait que l’on sait de lui une… particularité très curieuse, en même temps qu’édifiante, à laquelle le révérend Lovely aurait fait allusion, ce matin, au prêche, dans la petite chapelle, là-bas, vous savez, tout en s’élevant avec véhémence contre le péché de la chair…

—    Oh !

—    Vous y êtes ?

—    Mais c’est moi-même qui, hier au soir, ai eu l’imprudence d’émettre devant le révérend une simple supposition touchant une… particularité des mœurs de Lee; une supposition d’ailleurs, plutôt humoristique, une supposition d’après dîner,… et voilà ce vieux…

—    Vous savez que le révérend Lovely est tout spécialement élevé depuis quelque temps contre le péché de la chair ?…

—    Je crois bien !

—    Alors il a dû être fortement impressionné de cette… abstinence édifiante, chez « un homme du monde, jeune, riche, presque célèbre, » etc.; tels sont les termes dont il s’est servi, paraît-il, pour le qualifier. Il n’a pas résisté au désir de le donner en exemple.

—    Mais enfin, il eût bien pu le faire sans le désigner si clairement !

—    Peut-être ne l’a-t-il pas désigné si clairement; je n’en sais rien : vous pensez bien que je n’étais pas au prêche; mais Madame de Chandoyseau y était…

—    Madame de Chandoyseau !

—    Elle ne pouvait pas perdre l’occasion d’entendre parler « son petit Lovely », ainsi qu’elle le nomme familièrement; elle va l’entendre tous les dimanches et lui fait, je crois, tourner la tête… Enfin, vous pensez que celle-là a compris à demi-mot et qu’elle était de taille à mettre les points sur les i, pour les personnes qui n’avaient pas compris tout à fait.

—    Mais tout cela est grotesque, absurde !

—    Que voulez-vous y faire ?… Pourquoi vous amusez-vous à plaisanter, vous, le soir après dîner, avec des gens qui n’entendent pas la plaisanterie ?

—    Ce n’était pas à proprement parler une plaisanterie; c’était une opinion personnelle, formulée avec un léger tour paradoxal. D’ailleurs cela n’entachait nullement la réputation de Lee, et ne pouvait prendre une teinte ridicule qu’en passant par l’organe de Madame de Chandoyseau. Eh bien ! mais, et la belle passion de Madame de Chandoyseau pour Lee, comment l’accommoder avec cet entrain à le couvrir de dérision ?

—    Elle ne l’aime plus, dit-elle; cette… particularité lui répugne.

—    Ah ! ah ! ah ! délicieux ! Elle n’aimait que le faux vierge ! Elle ne peut se passionner que pour le cabotinage; la sincérité lui paraît vulgaire !

—    Avec ça, c’est un vrai potin dans tout l’hôtel. Votre pauvre ami ne va pas savoir où se nicher.

—    Lee ! vous n’y songez pas : il ne s’apercevra de rien.

À peine Gabriel avait-il pénétré dans le hall, que Mme de Chandoyseau se précipitait à son encontre :

—    Mais, enfin, vous, monsieur Dompierre, vous devez savoir le fin du fin de ces histoires-là !… Dites-nous ce qu’il y a de vrai; nous sommes anxieuses, nous palpitons !…

—    Madame, dit-il, en passant en coup de vent, j’ignore absolument ce dont vous voulez parler. Excusez-moi : mon ami Lee m’a prié de l’aller prendre à l’heure du lunch…

Il trouva Lee dans sa chambre, fort éloigné de croire que tout l’hôtel était occupé de lui. Il se garda bien de l’en avertir, et le poète lui parla aussitôt d’un problème d’esthétique fort intéressant et dont traitaient plusieurs journaux d’art, à l’occasion du différend qui avait appelé le peintre Antonius Plaisant à Venise. Le sujet les échauffa tellement l’un et l’autre qu’ils furent en retard pour le lunch. Il en résulta qu’ils eurent, Lee et lui, des physionomies si naturelles en se mettant à table, que la clientèle de Mme de Chandoyseau exerça sa malignité en pure perte. Lee continua à manger posément, avec appétit; et il parlait avec ce calme et cette heureuse abondance que lui communiquait toujours un sujet pris à cœur.

Il s’agissait du rôle prépondérant ou non de la suggestion dans les arts. Il soutenait contre les objections de son ami, qu’en plastique, comme en littérature, l’idée suggérée était essentielle et suffisante à constituer l’œuvre d’art, fût-elle exprimée par une image imparfaite ou un pauvre style. Matière à controverses éternelles.

Malgré tout, Gabriel se laissait gagner lui-même par l’intérêt médiocre qui agitait autour de lui les cervelles, et dont il avait lui-même fourni innocemment le thème. Les manières de Lee l’intriguaient; sa vie mystérieuse ne pouvait le laisser indifférent, et les contradictions qu’il affectait dans ses appréciations de la femme, le rendaient, tout comme Mme de Chandoyseau, il faut l’avouer, « anxieux et palpitant » de déchiffrer l’énigme.

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Page: .20./.53.

Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005 - 2008 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.