Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Il s’avisa que leur thème même du rôle de la suggestion pourrait les conduire à un chapitre moins abstrait que celui de l’art pur, et, sous l’influence amollissante de l’après-midi, tout en prenant le café à l’ombre tournante du bâtiment de l’hôtel, Lee descendit facilement, à l’instigation de son compagnon, à parler de la femme :

—    J’ai plus de raisons de l’admirer que vous, dit-il, puisque j’admets la valeur propre de la suggestion, c’est-à-dire de l’impression, de l’image ou de l’idée suggérée, tandis que vous ne concédez de qualité véritable qu’à l’objet offrant, en soi-même, l’apparence d’une perfection. La femme est essentiellement imparfaite, au moral comme au physique, ainsi que je vous le disais hier soir, tandis qu’elle est éminemment suggestive de nos impressions les plus savoureuses, de nos plus harmonieuses pensées, de nos représentations imaginaires les plus parfaites. Sa vue donne l’idée du bien comme du beau. Elle est exactement équivalente à ce tableau d’exécution fautive qui divise en ce moment nos maîtres peintres à Venise, et qui a cependant tant de sens et donne l’idée d’une si touchante beauté qu’il a rallié tous les sentiments populaires et ceux d’un très grand nombre d’artistes…

—    Pardon ! la femme est quelquefois un chef-d’œuvre accompli…

—    Taisez-vous donc ! vous parlez avec des yeux d’amoureux, c’est à ne pas s’y méprendre. Je vous vois nettement regarder en ce moment l’image physique et morale que votre amour vous crée de toutes pièces, mais qui ne correspond pas, qui ne peut pas correspondre à la réalité. Pardonnez-moi si je vous blesse…

—    Faites donc, je vous en prie.

—    Notez que vous avez cent fois raison de juger ainsi. Mais je vous ferai remarquer en même temps l’opposition inattendue qu’il y a entre un statisticien et un poète, dans leur façon d’envisager la réalité du monde. C’est vous, statisticien, qui transposez l’objet réel en obéissant instinctivement à l’ordre admirable et généreux de la nature; et c’est moi, le poète, qui, sorti de l’obéissance aux lois naturelles par l’abus de la réflexion et l’usage de la transposition artificielle, ne puis plus idéaliser spontanément l’objet, et n’y réussis qu’après un effort qui m’entraîne, par la force de l’élan, à la généralisation, à la transposition idéale, dans laquelle l’objet en question a perdu à peu près tous ses traits caractéristiques.

Je m’explique : je ne reçois pas au contact d’une femme ce coup de folie qui fait d’elle à vos yeux un objet de volupté, un objet à part de tous les autres, presque à part du jugement. Je ne peux pas perdre la tête ! Comprenez-vous ce singulier genre d’infirmité ? Je juge et apprécie sans répit : dès lors il n’y a jamais de quoi s’enflammer, et je ne pourrais goûter de plaisir que par le secours d’une hallucination volontaire représentant une idéale image, laquelle voilerait complètement la personne enclose en mes bras. Telle est l’idéalisation artificielle, qui est mon lot; son désavantage est d’être consciente, de me laisser toujours très nettement apercevoir la nécessité de son emploi, par conséquent de m’imposer le sentiment de l’insuffisance de la femme telle qu’elle est, ce qui me rend misogyne en un sens, et d’autre part de me forcer à l’idéalisation à outrance, ce qui me permet de passer pour un poète de l’amour…

—    Alors que vous ne pouvez pas l’éprouver !…

—    Non ! dit-il, je ne puis pas l’éprouver.

—    En êtes-vous bien sûr ?

—    Je n’ai jamais pu l’éprouver.

En ce moment, sa figure prit une expression qui contrastait si violemment avec son ordinaire impassibilité, que Gabriel ne put retenir un mouvement de surprise. Son masque glabre, à la fois très osseux et charnu, accusa des traits qui n’étaient que ses traits habituels, bien entendu, mais qui se soulignaient, s’accentuaient, comme si, sur les lignes d’un visage dessiné au crayon, quelqu’un passait rapidement un épais tracé à l’encre noire. Une profonde douleur secrète semblait lui labourer toute la chair, rétractant, tout à coup ce qu’il y avait d’élément jeune en sa physionomie, n’y laissant émerger que les saillies du squelette et le feu très ardent, mais étonnant, presque inhumain du regard. C’était si tragique et si clair, que celui qui en était témoin en frissonna. Il n’osa l’interroger davantage. Lee restait là, sur le dernier mot qu’il avait prononcé, muet comme une statue, mais livrant malgré lui le secret de sa grande douleur. Elle le rongeait évidemment, mais il la savourait encore; il la magnifiait en lui-même : il savait que le seul palliatif pour un être de son espèce, était de s’enorgueillir de son mal. Son mal même, il l’idéalisait à outrance… Son mal était de ne pouvoir pas aimer.

Il payait la rançon de l’idéalisme; sa nature d’homme se révoltait par moments contre l’orgueil de son esprit : l’une presque étouffée, se soulevait désespérément dans un effort dernier; l’autre, implanté en maître, la piétinait et la refoulait sans merci.

Généraliser, idéaliser; ne concevoir que l’essence et le type, le divin, la Beauté : besogne admirable qui place assurément certains créateurs au rang de demi-dieux. On oublie ordinairement que ces facultés héroïques ne se développent qu’au détriment des instincts fondamentaux, les plus simples de la nature humaine, lesquels ne se laissent arracher qu’au prix d’une espèce de martyre.

L’être réel et particulier : l’homme, la femme, n’existait plus pour Lee qu’en tant qu’intime et misérable cellule de l’être synthétique et superbe qu’il lui fallait imaginer, et dont la seule représentation hantait les désirs de sa chair et se prêtait volontiers aux vastes élans de son affectivité. Cependant sa nature d’homme, sur quoi s’étayent en définitive tous nos plus célestes échafaudages, se mourait faute de cette misère : aimer une femme !

L’ombre s’allongeait autour d’eux; les hôtes des îles Borromées se faisaient plus nombreux autour des petites tables, et le jeu des cuillers contre la glace fondante et les parois des verres leur redonnait son habituelle musique argentine. Mme Belvidera s’assit non loin d’eux avec la petite Luisa, et fit comprendre d’un léger signe à son amant, qu’elle avait tout préparé pour leur fuite de cinq heures. Lee s’était levé et éloigné aussitôt, sans ajouter une parole à l’aveu bref qui lui était échappé. Il se dirigea du côté du lac, et, ayant repris son flegme, il alluma un cigare.

Toutes les personnes présentes le regardèrent descendre vers les jardins. La plupart inclinaient la tête un peu sur l’épaule. Dompierre se souvint d’avoir un jour vu Mme de Chandoyseau et sa suite l’admirer ainsi de loin, pour rien, parce qu’il était étrange, simplement. Aujourd’hui que son étrangeté prenait de la précision dans ces cervelles de moineaux, on se moquait de lui. « Il est vierge ! » telle était la phrase creuse que prononçaient toutes les bouches. L’était-il dans le sens vulgaire où ces personnes l’entendaient ? La question importait assez peu, depuis qu’était connue la triste virginité morale dont lui-même essayait de se faire gloire et dont il était accablé.

Le jeune homme resta un assez long temps, volontairement isolé, dans la torpeur de la chaude après-midi. Comme chaque jour, quelques notes de piano tintaient, sous les doigts moites d’une femme, interrompues infailliblement par la prompte fatigue de ces heures lourdes. Le tonneau d’arrosage, dans les allées de gravier, promenait son ondée quotidienne. Gabriel regardait de loin la jeune femme qui se préparait pour lui à la plus voluptueuse des soirées, et chacun des mouvements de sa nuque ou de ses mains lui faisait frémir toute la chair.

Où donc allait le pauvre Lee, à cette heure délicieuse et terrible ? Partait-il déjà pour une de ses promenades solitaires où, dans la compagnie de son vieux batelier muet, il s’acharnait, jusqu’au cœur de la nuit, à tirer de la puissance de son rêve l’équivalent du simple plaisir humain qui lui était interdit ? Ou bien, qui sait ? peut-être cherchait-il l’amour ? Peut-être épuisait-il son désespoir d’aimer, le long de ces belles rives peuplées de créatures si diverses ? Allait-il à Baveno, à Pallanza, ou simplement le long des petites maisons des pêcheurs, en quête d’un regard capable de lui fournir ce coup de folie, cette idéalisation élémentaire à quoi nous devons le désir, le désir première fonction de la vie, et à défaut duquel nous prenons cet aspect de mort qui avait paru si effrayant, une minute, sur le visage de l’idéaliste ?

L’heure approchant, Gabriel vint se joindre au groupe dont faisait partie Mme Belvidera. Il voulait faciliter son départ, auquel toutes sortes d’obstacles pouvaient vraisemblablement s’opposer, et dont le moindre, à sa prévision, n’était pas celui de laisser sa petite fille.

Cette enfant méritait toute l’adoration dont elle était l’objet. Elle avait une intelligence précoce qui ne nuisait pas, ce qui est rare, à la grâce tout ingénue de ses manières. Elle était d’une tendresse excessive et ressemblait physiquement à sa mère, avec un penchant méditatif, une attitude réfléchie, qui donnait au velours sombre de ses yeux un dessous profond que sa mère n’avait pas.

—    Alors tu seras sage, Luisa; et que feras-tu si maman rentre tard ?

—    Je penserai à toi.

—    Mais non ! mais non ! il ne faut pas tout le temps penser à moi. Tu joueras, et tu iras te coucher.

—    Je jouerai si tu veux, mais ça ne m’amusera pas.

—    Pourquoi ?

—    Parce que je n’aime pas quand tu n’es pas là !

—    Voyez-vous ça !

—    C’est comme ça.

—    Luisa ! on ne parle pas ainsi à sa maman : on fait ce que l’on vous commande et on se tait.

—    Je ferai, maman, tout ce que tu commanderas.

Et elle reprenait avec un petit air entendu et résigné un travail à l’aiguille dont elle s’acquittait à l’émerveillement de ces dames. Après un silence :

—    Et s’il m’arrivait malheur pendant que tu ne seras pas là, maman ? comme ça il n’y aurait pas moyen de te prévenir ? Il n’y a pas de télégraphe où tu vas ?

—    Voyez-vous, la petite coquine, dit madame Belvidera; elle veut savoir où je vais !… Mesdames, avez-vous vu une petite curieuse comparable à cette demoiselle ?

—    Mais c’est très délicat, c’est très gentil de sa part, dit Solweg. Il ne faut pas lui en tenir rigueur !…

—    Tu sais bien, Luisa, que je vais voir Madame X… qui est en ce moment à Pallanza.

—    Maman, tu ne me l’avais pas dit !

—    Mademoiselle ma fille, je vous en demande pardon; dorénavant, je ne ferai rien sans vous prévenir !

Et après un silence, la petite reprenait avec une insistance très habile :

—    Ça fait donc, maman, que s’il m’arrivait malheur, chez mad…

—    Ah ! ça ! mais tu es assommante avec ton malheur ! En voilà des idées ! Quel malheur veux-tu qu’il t’arrive ? Et puis tout cela c’est de l’entêtement ! mademoiselle n’est pas contente parce que je ne l’emmène pas, voilà ! Tu sais bien que je ne veux pas que tu reviennes tard, en bateau… Enfin, assez, n’est-ce pas ?

C’était la première fois que Gabriel la voyait parler un peu durement à Luisa. Il partageait toute la souffrance qu’elle en devait ressentir et l’aimait de faire cela à cause de lui. Mais il craignait la crise que cette contrainte pouvait amener et la réaction possible, l’abandon soudain du projet. Il fallait ruser avec une ténacité très dure contre l’extrême finesse de la fillette. La mère l’aimait à la folie, et il ne pouvait s’empêcher d’admirer et d’aimer cette enfant trop gracieuse et trop intelligente qui guerroyait contre lui avec des roueries de diplomate.

La petite avait renfoncé quelque temps une larme; puis, voyant qu’elle ne pouvait la contenir, elle s’était levée précipitamment, et était allée se jeter sur les genoux de Solweg, pour qui elle éprouvait une grande amitié.

René Boylesve

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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