Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Était-ce un élan naturel ou une dernière ruse, la plus forte, assurément : l’emploi de la provocation à la jalousie pour attendrir sa mère ? L’effet fut infaillible. À peine l’enfant recevait-elle les caresses de Solweg que Mme Belvidera allait la prendre dans les bras de la jeune fille, la couvrait de baisers, et fondant elle-même en larmes, tout à coup, entraînait sa fille à l’intérieur de l’hôtel.

—    Et vous, monsieur Dompierre, dit à brûle-pourpoint Mme de Chandoyseau, vous ne faites pas de promenade aujourd’hui ?

—    Mon Dieu ! madame, j’ai un assez grand mal de tête, et je pense que j’irai marcher sur la route, quand la chaleur sera un peu tombée.

Il était ému de la scène qui venait de se passer, et la question méchante de cette pie-grièche lui faisait légèrement trembler la voix. Il rencontra sans l’avoir cherché l’énigmatique regard de Solweg, qui était fixé sur lui au moment où il parlait.

Peindre ce qu’il y avait dans ces yeux est chose impossible. De l’anxiété, de la pitié, une sorte de douce remontrance, une exhortation involontaire, un chagrin réel, enfin par dessus tout, une complaisance, un fond de sympathie, simple, franc, éclatant d’évidence, qui luttait contre tout le reste, et semblait noyer tout le reste dans l’humidité limpide de ce regard bleu. Il avait eu bien des impressions, par le court moyen d’un geste, d’un regard, d’un seul clin d’œil : jamais il n’avait éprouvé dans un temps aussi court et par un moyen aussi simple, une émotion si intimement cuisante et si complexe. Le résultat, en lui, fut plutôt une sorte de colère contre cette jeune fille sérieuse, presque silencieuse au milieu du jacassement des femmes, et qui voyait dans ses faits et gestes, qui percevait clair comme le jour, en ce moment-ci, le double jeu de Mme Belvidera et le sien, qui lisait son mensonge sur ses lèvres, au moment où il le prononçait, qui avait lu le mensonge pénible de la jeune mère à sa fillette, et comprenait aussi nettement le merveilleux instinct de l’enfant luttant contre l’absence insolite de sa mère. Qu’est-ce qu’avait cette demoiselle à venir regarder dans ses affaires ? Et sa sympathie par dessus le marché ! sa compatissante complaisance ! sa gracieuse indulgence envers l’auteur responsable de cette tragi-comédie ! qu’en avait-il faire en vérité ? Il la trouvait énervante au suprême degré.

Il s’en alla, en flânant, sur la route, afin de dépister tout au moins la surveillance de Mme de Chandoyseau, et prit une barque, fort loin de l’embarcadère de l’hôtel, désespéré d’ailleurs quant à la réussite de sa soirée à l’Isola Madre. Il eut un véritable étonnement, en faisant lentement le tour de cette île, après plusieurs crochets sur le lac, de découvrir la barque qui portait Mme Belvidera, amarrée déjà sur une petite plage naturelle… Il ne joua donc qu’incomplètement la surprise qui était nécessaire, à cause des bateliers, et entraîna la jeune femme hors de toute vue. Le bonheur de l’avoir là, à lui seul, dans cette île déserte à cette heure, et après en avoir désespéré, lui donnait une folie enfantine.

Luisa s’extasia tout de suite sur la richesse du paysage, sur le nombre et la magnificence des arbres où les beaux tons de l’automne commençaient à répandre ces cuivres rouges et ces vieux ors qui donnent aux feuillages une saveur majestueuse.

—    Mais, dit-elle, je ne vois pas par où l’on pénètre dans votre île ?…

—    Chut ! chut !… Savez-vous bien qu’il est tard et que l’entrée ordinaire nous est interdite : on ne doit pas entendre sonner la cloche des Borromées passé cinq heures du soir !

—    Alors, par où passons-nous ?

—    Par une porte dérobée…

—    Oh ! mais c’est délicieux ! Dites donc ! mais il y a du danger à faire ça ?

—    Je le crois bien ! figurez-vous qu’il y a neuf jardiniers robustes établis dans ce grand palais rose que nous apercevons de Stresa et d’Isola Bella, et vous frémiriez si je vous faisais la description de l’arsenal de défense dont ces gaillards-là sont munis, afin de tenir à l’abri du vol leurs graines, leurs plantes rares et les innombrables oiseaux qui peuplent cette forêt…

—    Brrr ! fit-elle, tout en courant et sautant sur le rivage étroit que l’eau venait battre doucement. Sans compter, ajouta-t-elle, que nous débarquons un peu comme des malfaiteurs !…

Et elle s’élançait la première à l’assaut de la forteresse fleurie.

Attention ! pas par là ! tenez, voyez ici ces marches naturelles qui s’enfoncent sous les branches… Bon ! c’est là notre brèche. En avant !

La petite porte était ouverte; ils n’eurent qu’à en franchir le pas en déchirant de longs fils d’araignées. Le chemin qui s’offrait à eux était d’un romanesque achevé. D’énormes touffes de lierre pendaient à droite et à gauche, et leurs lourdes guirlandes se croisaient, çà et là, au-dessus de leurs têtes. Des vignes-vierges parasites enlaçaient avec des airs de paresse élégante le tronc des arbres, et, d’en haut, semblaient laisser pendre avec affectation leurs lianes de pourpre.

Pas un être humain, pas un bruit, sinon celui des oiseaux que leur passage effarouchait.

—    Oh ! oh ! fit elle tout a coup, voilà le palais rose !

Et ce furent des exclamations sans fin, à mesure qu’ils approchaient de ce grand bâtiment, dont le dos uni et tendrement coloré communique tant d’agrément, de loin, à la grasse silhouette d’Isola Madre. Rien n’est plus joli que la façade qui donne sur les jardins intérieurs. L’entrée se trouve sous un portique surmonté d’une loggia ouverte où les pampres, les lierres et les églantiers serpentent en liberté au long des balustrades. De grosses touffes de fleurs emmêlées et lourdes se laissent tomber de l’appui des fenêtres et de la rampe de la loggia; et si ce lieu était habité par des fées, on croirait volontiers, à l’heure indécise du crépuscule, que ce sont les bras nonchalants de ces belles personnes endormies.

Les portes étaient closes, au moment de leur arrivée : c’était une paix, un silence complets. On osait à peine marcher; on retenait son souffle. Les plantes innombrables commençaient d’exhaler leurs baumes dans l’air amolli du soir.

—    Venez !

Il la prit par le bras et la mena jusqu’à une fenêtre entrouverte du rez-de-chaussée. Elle se haussa sur la pointe des pieds, et regarda :

—    Oh ! oh ! dit-elle, ça, c’est trop joli !

C’était une chambre ancienne, avec un mobilier rustique du siècle passé. On y avait vue d’un côté sur le lac, de l’autre sur les jardins tropicaux de l’île. Une quantité de fleurs fraîchement coupées, étalées un peu partout dans de larges paniers, laissaient choir une à une, les gouttelettes du dernier arrosage.

—    Voilà, dit-elle, l’endroit où je voudrais vivre !

—    Il est à vous !

Il avait gagné les bonnes grâces du chef des jardiniers qui, en lui faisant visiter la maison, lui avait expliqué que cette pièce était affectée au dépôt des fleurs cueillies chaque soir et que la belle Carlotta venait prendre, à la nuit, pour les vendre dans les hôtels et les villas, à Pallanza ou à Baveno. Pour son amour des fleurs, il avait donné au jeune homme toute permission de les venir respirer à son aise jusqu’au moment de leur enlèvement par la marchande des Borromées. C’était le plus délicieux rendez-vous d’amour.

Gabriel voulait entrer tout de suite.

—    Oh ! non ! fit-elle… promenons-nous au moins !

Il lui reprit le bras et lui dit ce torrent de choses qui viennent confusément à l’esprit et aux sens lorsque l’être longtemps contenu, tout à coup déborde, à l’abri des importuns et de l’ordinaire badinage.

Ils marchaient au hasard des allées. Dans le désordre de leurs paroles, elle lui adressait subitement une question sur une plante exotique qu’elle remarquait au passage.

—    Qu’est-ce que c’est que ça ? demandait-elle.

—    Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? lui répondait il en souriant.

—    En effet !

Et elle riait, de son rire clair et magnifique, en renversant un peu en arrière sa taille qu’il soutenait et portait avec enivrement.

Elle était toujours vêtue de ces toilettes claires qui enchantaient son amant. Et son grand chapeau de paille blanche muni de dentelles retombantes faisait de toute sa personne la plus étonnante de ces fleurs extraordinaires aux noms inconnus, qui s’étalaient sur leur passage.

—    Et vous, vous, qui êtes-vous ? lui dit-il.

—    Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?

—    En effet ! puisque je t’aime !

En relevant les yeux, la grande beauté de la vue les éblouit. Deux trouées, l’une sous les branches d’un chêne à feuilles gigantesques, l’autre dans l’intervalle d’un massif de houx frisés et de camphriers, leur découvraient d’une part la corne méridionale du lac, et de l’autre la ville de Pallanza, blanche et charmante, assise au bord des eaux tièdes, comme une jolie fille paresseuse qui les attendrait à fraîchir avant de s’y baigner les pieds. Le soleil, à ce moment, passait de l’autre côté des montagnes; une brise infiniment légère fit glisser une ride à la surface de l’eau; des nuages chargés d’or s’élevèrent, et la pâleur de Pallanza s’anima jusqu’au rose d’une jeune chair. Les eaux elles-mêmes semblaient devenir molles comme du lait et en prenaient la teinte grasse et bleuâtre. La ligne des montagnes s’adoucit; toutes les choses se résolurent en un attendrissement général. C’était une heure si touchante et d’une beauté si communicative, qu’ils en furent presque suffoqués et prirent tout naturellement la direction de « leur » palais et de « leur » chambre fleurie.

Ils couraient, ils traversaient en sautant les plates-bandes et les tapis de gazon. Elle s’arrêtait par moments, et portant la main à son cœur :

—    J’ai chaud aux joues, disait-elle, sens un peu !…

Les oiseaux, se couchaient. Au milieu du ramage, on pouvait, distinguer le cri des paons.

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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