Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Ne crois pas, mon mio, que je t’aie menti, quand tu m’as fait jurer, l’autre nuit, tu sais bien… Non, non, à ce moment-là, je pouvais dire encore qu’il n’y avait rien; je t’assure que je n’avais qu’une appréhension. Hélas ! dès hier matin, chéri, notre sort était fixé. Mon mari m’annonçait son arrivée pour aujourd’hui, pour ce matin même, pour tout à l’heure. Quand on te remettra ce billet, il sera là. Ne m’attends donc pas à l’heure de la promenade que nous devions faire ce matin.

J’aurais pu t’avertir dès hier : mais à quoi bon ? Je te dirai même que c’est parce que je sentais tout perdu, que j’ai accepté cette expédition d’Isola Madre, qui était d’une terrible imprudence; mais c’était le dernier jour où je t’avais, et j’aurais fait bien pis. Tu ne m’en voudras pas de ne t’avoir pas prévenu, dis ?

Mio, j’ai passé la nuit à me demander si j’irais te dire de vive voix ce que je t’écris. J’étais partie, ce matin, vers quatre heures; je risquais tout, mais je t’aurais vu encore, là, bien; je t’aurais surpris dans ton sommeil; j’aurais vu ta chambre… Mais je n’ai pas pu; ne me demande pas pourquoi; aie pitié de moi : je ne suis qu’une malheureuse femme.

Mais je te reverrai; il faudra bien que je te revoie. Surtout, ne t’en va pas !

Voilà huit heures, j’entends le bateau siffler; je ne suis plus à moi, mio, mais à toi tout de même et toujours.

Luisa.

Il n’y a pas de grands mots pour dire l’effondrement d’un homme qui, arrivé au faîte de la passion heureuse, en voit virer tout à coup le sens, et se trouve plongé dans l’incertitude complète du sort qui lui est réservé. Gabriel ignorait tout du mari de Mme Belvidera. Ils n’avaient jamais parlé de lui, chose assez étonnante même, le nom du tiers revenant à l’ordinaire se placer entre deux amants avec une sorte d’insistance fatale. Il supposait que ce silence chez elle était dû à une délicatesse qui n’était pas pour lui déplaire. Chez lui, il était le résultat d’une confiance absolue dans un bonheur qui le comblait parfaitement et qui écartait, comme de lui-même, toute idée qui l’eût pu ternir.

Il fut trop anéanti, à la suite du moment où un garçon d’hôtel vint lui remettre le malheureux billet, pour se livrer au petit travail de cervelle qui s’impose en de pareilles occasions, et par lequel on veut savoir, au moyen de conjectures minutieuses, établies sur les faits les plus insignifiants, le caractère, la figure, les mœurs et jusqu’au petit nom de l’inconnu qui va se dresser soudain au beau milieu de votre route. Il retomba lourdement sur le lit d’où il s’élançait avec tant de joie pour courir à une promenade matinale, et il demeura dans une espèce de léthargie, jusqu’au moment où son ami Dante Léonard William vint le secouer pour l’accompagner au lunch.

La représentation de son malheur, jointe à l’ensemble de souvenirs si récents et liés à l’image de cette figure glabre du poète anglais, produisit en lui un singulier mélange et lui donna à la fois envie de rire et de pleureur. Il revoyait cet homme en train de se faire épingler une fleur d’iris à la boutonnière, et il réentendait le rire étouffé de Mme Belvidera, derrière le massif de verdure.

—    J’ai trouvé quelques vers que je vous dirai, fit le poète.

Comment Mme Belvidera avait-elle pu rire plus franchement, hier, alors qu’elle savait, elle, leur prochaine séparation ? Comment ne s’était-elle pas montrée sensiblement autre durant cette journée, que les jours précédents ? Était-elle donc indifférente à la rupture de leurs relations ? Eprouvait-elle tout autre chose que de l’appréhension de l’arrivée de son mari ? Tout autour du malheureux était interrogation; tout lui semblait enveloppé de mystère, et il avait, comme dans un cauchemar, l’angoisse de n’y pouvoir jamais rien démêler.

—    Voici ces vers, dit Lee, qui commença aussitôt à les réciter.

—    Ah ! au diable ! s’écria Gabriel en frappant violemment du pied le sol de sa chambre.

Lee était si sûr de lui, il avait une confiance si admirable dans la puissance de la poésie, qu’il ne crut pas un instant que son ami eût pu, par ce signe d’impatience, s’adresser à lui. Un sot se fût fâché.

—    Je vous demande pardon, mon ami, mon interjection ne s’adresse pas à vous; mais j’ai quelques ennuis…

Lee continuait simplement à dire ses vers et ne s’interrompit point.

Le cœur du jeune homme battait à se rompre, en descendant. Il allait le voir; il allait les voir côte à côte. Lui, cet inconnu du premier aspect de qui tout son avenir semblait dépendre; elle, sa maîtresse bien-aimée, devenue depuis un mois sa chair même, désormais accolée perpétuellement sous ses yeux à cet être qu’il était possible qu’elle aimât.

Il avait la figure décomposée; sa rage venait de ne pouvoir maîtriser son émotion. Il ne redoutait rien autant que de tomber sur les Chandoyseau. Les premières personnes qu’il rencontra furent l’odieuse Herminie et sa petite sœur Solweg.

—    Ah ! monsieur Dompierre, je vous eusse cru malade de loin, mais je vois que vous n’êtes qu’ému par les belles choses que vous dit Monsieur Lee. Que vous êtes donc heureux de vivre si près de la poésie même… C’est ce que je disais encore, il n’y a qu’un instant, à Solweg, en parlant de vous : « Ton valseur, ma mignonne… »

Il saluait ces dames et tournait déjà la tête. Elle le rattrapa avec un air de confidence :

—    Avez-vous fait la connaissance de monsieur le chevalier Belvidera ?

—    Le… chevalier ?

—    Oui, oui, parfaitement : le chevalier Belvidera. Un homme très bien. Voulez-vous que je vous présente ?

—    Merci, madame ! fit-il en se détournant résolument du côté de la salle à manger. Il rencontra par hasard le visage de Solweg, qui était aussi bouleversé que le sien. À cause de ce sort commun, et sans savoir ce qui, chez cette jeune fille, en pouvait être la cause, il la regarda avec moins de froideur que de coutume.

—    Cette Chandoyseau, dit-il en reprenant le bras de Lee, est à piétiner.

—    Oui, dit Lee, mais ne trouvez-vous pas que la dernière strophe alourdit un peu l’ensemble de la composition que l’on pourrait terminer sur le…

—    Certainement ! certainement ! fit Gabriel en essayant de se boucher les oreilles et en maudissant l’univers entier.

Comme on est seul, grand Dieu ! quand une douleur vous étreint !

Mr et Mme Belvidera ne parurent pas au déjeuner. Dompierre en éprouva un soulagement d’abord, à la pensée que Luisa avait voulu lui épargner cette trop brusque rencontre, puis il trouva a cette circonstance mille motifs d’inquiétude.

L’air fut si lourd, l’après-midi, que plusieurs des pensionnaires, au lieu de gagner le hall trop clair, ou l’ombre des jardins, se réfugièrent dans le salon aux volets fermés et où régnait, dans une obscurité presque complète, une fraîcheur relative.

Quelques personnes s’assoupissaient dans les fauteuils, et on entendait le bruit sec du journal quittant leurs mains inertes et tombant.

On ne remuait qu’avec précaution; une jeune Anglaise ouvrait doucement la bibliothèque pour y choisir un volume dont elle avait peine à déchiffrer le titre; sur les tables, de grandes feuilles d’album glissaient entre des doigts indifférents.

Quand les yeux de Gabriel se furent faits à l’obscurité, il reconnut, sur une chaise de tapisserie placée à trois pas de lui, le chapeau de paille blanche, bordé de dentelle, de Mme Belvidera. Son cœur sauta à la pensée qu’elle était là peut-être, et il osait à peine explorer la pièce. Presque aussitôt, il remarqua que le chapeau couvrait un chapeau d’homme, en feutre mou, dont le bord souple, couleur beige, dépassait de trois doigts la dentelle. C’était évidemment le chapeau de Mr Belvidera. Il était tout naturel que ces deux chapeaux fussent unis là intimement, familièrement, sur une chaise où on les avait déposés en montant déjeuner, peut-être piqués l’un à l’autre de la même épingle. Les époux n’étaient pas là; certainement ils arriveraient ensemble; il les verrait en même temps apparaître dans le clair entrebâillement de la porte, et ils approcheraient si près de lui qu’il devrait se lever pour saluer la jeune femme qui ne pourrait faire autrement que de lui présenter son mari. Il décida sur-le-champ de ne pas quitter sa place que l’on ne soit venu prendre les deux chapeaux.

Il entendait au milieu du silence le battement précipité de ses artères, car, malgré tous les efforts de sa volonté, il ne parvenait pas à maîtriser l’émotion que lui causait l’attente de la scène inévitable. Il souhaitait qu’elle fût prochaine et il l’attendait impatiemment dans l’endroit où il était le plus probable qu’elle eût la plus prompte occasion de se produire. Selon ses prévisions, le premier aspect de l’homme devait l’instruire sur les sentiments que sa femme éprouvait envers lui.

René Boylesve

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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