Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Il était facile de voir que les deux femmes s’étaient piquées. Le ton qu’employait Mme Belvidera était si opposé à son calme ordinaire que Dompierre pensa immédiatement qu’il y avait dû avoir de la part de Mme de Chandoyseau une attaque assez vive. Par contre, il trouva celle-ci en possession de tout le flegme qu’elle apportait jusqu’en l’exercice de ses perfidies. Ses petits yeux d’acier brillaient ainsi qu’en maintes occasions dont il avait été témoin précédemment. Peut-être venait-elle d’allumer la guerre; mais elle, en avait alors longuement mûri le projet, elle en envisageait les conséquences avec une entière présence d’esprit.

—    Je suis doublement anxieux, fit-il en s’efforçant de sourire, d’apprendre une nouvelle intéressante, et un mystère qui serait brisé en ma faveur.

—    C’est une plaisanterie, dit Mme de Chandoyseau.

—    Quoi ? vous me mettez l’eau à la bouche, pour…

—    Ha ! ha ! ha ! le vilain curieux ! curieux comme une femme ! Fi ! que j’aurais grand-honte !

—    Ma confusion est sans bornes, mais je vous écoute, madame.

—    Allons ! vous êtes gentil. Je ne devrais rien vous dire, mais je vous parlerai en amie. Ah ! ça, dites-moi : vous êtes donc en froid avec Madame Belvidera ?

—    Je ne vous comprends pas, fit-il, en comprimant un mouvement de stupeur.

—    Dame ! si vous n’êtes pas en froid, pourquoi a-t-elle lancé à votre arrivée, la phrase que vous avez entendue ?

—    Je vous comprends de moins en moins !

—    Ah ! vous n’êtes pas fin, aujourd’hui ! J’espérais me faire entendre à demi-mots; autrement, vous concevez, ce que je vous dis là cesse d’être élégant, cela devient indiscret…

—    On m’a annoncé une confidence, madame. Donc, trêve de précautions oratoires; nous savons l’un comme l’autre, que la discrétion n’est pour rien ici.

—    Ah ! vous voyez bien que vous savez ce que parler veut dire ! je vous retrouve là. Eh bien ! vous n’avez pas encore compris ?

—    J’avoue…

—    Remarquez que c’est vous qui me faites parler ! Vous ne m’en voudrez pas de jouer le rôle d’interprète dans une occasion où je ne devrais vous donner qu’un petit coup de coude amical, comme cela : pan, pan !… tout doucement; ce qui veut dire simplement : « Voyez donc, voyez donc ! »

—    Mais quoi ? quoi ?

—    Mais que madame Belvidera me priait de vous garder, — ce que je fais depuis cinq minutes, — parce que, sans doute, elle ne voulait pas de vous dans sa promenade…

—    Quelle promenade ?

—    Comment ! vous ne savez pas ? Et vous venez de causer une heure avec monsieur Belvidera ! Eh bien ! c’est que le mari a jugé à propos d’être à votre égard aussi discret que sa femme. Ah ! cette fois-ci, c’est de la discrétion, ou je ne m’y connais pas… Par exemple, je coupe là ma confidence, moi, vous avez l’air de l’apprécier si peu ! Je ne vous en dirai pas plus long. D’ailleurs, ajouta-t-elle, je crois que j’ai rempli mon rôle et je ne vous retiens plus. Vous pouvez vous retourner et aller vous promener à présent. Adieu ! adieu ! fit-elle, en imitant, avec une malignité visible, le geste qu’avait eu Mme Belvidera en la quittant.

Il se retourna ainsi qu’elle l’y avait invité avec une intention évidente, et aperçut à une cinquantaine de mètres, au pied de l’extrémité de la terrasse, Mr et Mme Belvidera s’éloignant dans une barque, dans la direction de Cadenabbia, sur l’autre rive du lac.

—    Adieu ! adieu ! répétait derrière lui Mme de Chandoyseau; car elle était restée seule sur le seuil de la porte de l’hôtel, pour jouir de sa figure à la vue de la barque qui semblait confirmer son amicale confidence.

Il se laissa tomber sur un banc, et eut un très court instant la sensation que toutes les choses tournaient autour de lui.

L’intention perfide de Mme de Chandoyseau était claire, mais, ignorant qu’il était de la conversation qu’elle avait eue précédemment avec Mme Belvidera, son insinuation avait un aspect assez véridique.

Mme de Chandoyseau possédait, malgré sa sottise, cette sorte de pénétration à fleur de peau, mais très juste, qui est commune chez les femmes de Paris exercées à la médisance. De plus, sa malignité ne s’employait pas à la légère, et c’est ce qui la rendait redoutable. Elle mentait à peine; du moins, elle n’inventait que le vraisemblable; elle renseignait à propos. Il avait eu lieu de s’en apercevoir encore une fois, l’avant-veille, lorsqu’elle lui avait communiqué son heureuse intuition de l’occupation galante de Mr et de Mme Belvidera, tout le long de l’escalier.

Avait-elle donc dit vrai de nouveau cette fois-ci ? Ne s’était-il pas suffisamment torturé l’esprit, non seulement depuis sa première entrevue avec le mari de Luisa, mais surtout depuis l’affreuse soirée de Lugano où il avait acquis la certitude que les relations des deux époux étaient plus que cordiales ? N’était-ce pas assez d’être assuré qu’il y avait entre eux un lien d’amour contre lequel il lui faudrait lutter s’il ne voulait pas perdre sa maîtresse ? Fallait-il que son sort fût descendu si bas que sa compagnie devint une gêne pour la jeune femme et que celle-ci mît jusqu’à la Chandoyseau à contribution pour l’empêcher de la suivre dans les parties qu’elle organisait avec son nouvel amant, son mari ?

« Je rêve ! je rêve ! » tentait-il de se dire, comme à l’instant le plus critique d’un cauchemar; « ce n’est pas possible; ce qu’on m’a mis là dans la tête est fou ! voilà maintenant que je me prends à écouter les racontars d’une pie-borgne, d’une femme jalouse qui a évidemment juré de détruire mon bonheur !… Même l’autre jour dans la salle à manger de Lugano, ce qu’elle m’a dit n’avait pas le sens commun ! Ils se sont embrassés tout le long de l’escalier ! Ah ! ah ! ah ! Après que j’avais eu Luisa, une heure durant, dans ma chambre, la même journée, plus tendre, plus caressante que jamais, exaltée comme jamais !… Non, ce serait trop ignoble; il y a des catins même qui ont l’attention d’éviter ces scènes si rapprochées. Si son mari m’a confirmé cette chose invraisemblable, c’est par une petite forfanterie bien naturelle. Sans doute, en quittant la chambre, il avait donné un baiser à sa jeune femme, parce qu’il était content de sa toilette, parce qu’il la trouvait très jolie… Cela se fait, cela ne signifie rien ».

Cependant ses yeux étaient fixés sur la barque qui se rapetissait en approchant de Cadenabbia. « Ils sont partis tous les deux, Mme de Chandoyseau était prévenue, et à moi on n’a rien dit. Il y a bien là une intention… Voyons ! que diable ! je raisonne; je ne suis pas halluciné : ils voulaient être seuls dans cette jolie petite barque qui s’en va là-bas. Ils voulaient être seuls sur la rive délicieuse de Cadenabbia; ils s’y assoiront sous les grands platanes, au bord de l’eau, dans des chaises d’osier frais. Et là, ils se secoueront les épaules, en se souriant, les yeux dans les yeux : « Quel plaisir de ne connaître personne ici ! — Dînons nous ? — Pourquoi pas ? — Et la petite Luisa que tu n’as pas amenée ? — Elle dînera avec Solweg… » En effet, la petite Luisa est tranquille et reprend sa gaîté depuis le retour de son papa; il faut l’entendre répondre à qui s’informe près d’elle de sa mère : « Maman est avec papa ! »

À ne plus les apercevoir côte à côte réunis comme des amants, son besoin d’espoir le ressaisissait. « Pourquoi ? mais pourquoi est-elle venue l’autre jour à ma prière ? pourquoi s’est-elle donnée encore à moi, si elle est reprise par l’amour de son mari ? Pourquoi s’est-elle donnée avec plus de passion même qu’à l’ordinaire ?…

La vue du révérend Lovely s’avançant à pas prudents du côté d’une tonnelle du jardin où Mme de Chandoyseau s’était tenue toute la matinée, lui fournit, en même temps qu’une angoisse nouvelle, une réponse inattendue. Il se souvint de la singulière coïncidence de la réflexion de Mme de Chandoyseau accueillant le baiser du vieillard amoureux, et de celle que lui avait valu de la part de Luisa sa demande hardie de rendez-vous, au nez même de son mari. « Eh bien ! vous en avez du toupet ! ». Toutes les deux avaient prononcé cette phrase sur le même ton, à la fois indignées et conquises, un peu méprisantes et heureuses. « Cet homme arrivera à ses fins, avait dit Lee, parce qu’il a la vertu qu’il faut : il est cynique ». Ne serait-ce pas par son cynisme, que lui aussi aurait soulevé une dernière fois sa maîtresse, alors qu’elle se fût peut-être refusée à ses supplications ? N’était-ce pas à ce piment inattendu qu’il était redevable de cette exaltation fiévreuse qui lui avait suggéré tant d’espoir pour la prolongation de son bonheur, à quoi il devait enfin les illusions grossières dont Mme de Chandoyseau avait pris à tâche de le tirer ? Luisa serait-elle venue sans cette circonstance fortuite qui valait un ragoût nouveau à leur étreinte ? Non, évidemment ! Si elle aimait son mari comme un amant, il lui fallait aimer son amant autrement que son mari. Sans doute l’avait-elle trouvé ce jour-là un peu abject, et, dans son affolement, tiraillée entre les deux hommes, elle se vautrait à corps perdu dans cet amour qui empruntait à sa bassesse un caractère particulier de violence.

« Ah ! ah ! n’est-ce pas charmant, en vérité ? se disait-il. J’ai triomphé par les mêmes moyens exactement que ce vieux prédicant qui s’en va là-bas, reniflant l’air où il croit qu’Herminie respire !… Et il y a des malheureux qui s’enorgueillissent d’être aimés ! Comme si l’amour de la femme allait naturellement à la beauté, à la bravoure, et même à la virilité ! Ha ! ha ! l’on sait à quoi il va la plupart du temps, on l’apprend tous les jours à voir les gens écarquiller les yeux de stupéfaction, quand on leur nomme les véritables dons Juans : des hommes sans foi ni loi, des hommes tarés, des hommes repoussants par leurs difformités morales et leur laideur physique ! Il y a dans l’amour un secret besoin de s’avilir ! »

—    Mon révérend ! mon révérend ! où allez-vous donc ? Je suis sûr que vous cherchez mistress Lovely !… Mais elle est là-haut à la fenêtre du deuxième, et semble jouer à cache-cache avec vous, derrière le rideau de vitrage !…

Le révérend Lovely se retourna vivement et aperçut en effet sa femme qui l’épiait sans relâche. Il eut un mouvement de confusion qu’il essaya aussitôt de dissimuler :

—    Nô, nô ! dit-il, je fais le promenède.

—    Ne trouvez-vous pas qu’il fait un peu lourd ?

—    Yes, il fait un peu lourd.

—    Aussi toutes ces dames sont rentrées.

—    Aoh ! taoutes ces dèmes sont rentrées ?

—    Vous voyez; il n’y a personne dans le jardin. Madame de Chandoyseau vient de remonter il n’y a qu’un instant.

—    Aoh ! véritablement, il est meilleur au dedans. Je vais rentrer. Good bye, monsieur Dompierre !

—    À tout à l’heure, mon révérend !

Il n’était plus question de l’Evangile; on ne lui entendait pas citer un verset. On eût dit que le pauvre homme avait oublié Dieu. Du « Malin » lui-même, il ne soufflait mot, comme si celui-ci ne faisait sentir la vigueur de ses attaques que dans la période qui précède la chute, accordant une trêve hypocrite, un repos fallacieux, dès l’instant que le mal est accompli.

La vue du malheureux vieillard réduit par une passion sénile à mener l’existence d’un collégien, fuyant la surveillance, fouillant les chambres de l’hôtel, les allées du jardin, les berceaux d’ombrage où la femme qui le trouble a passé; tombé jusqu’au mensonge, à la dissimulation du moindre de ses pas; transformé au point d’oublier la pudeur et la Bible qui furent toute la préoccupation de sa vie, mit le comble à la tristesse de Gabriel, en lui laissant une véritable nausée à la seule idée de l’amour.

Hélas ! il le sentait en lui plus impérieux, plus maître qu’à aucun moment de son existence, et il en concevait un dégoût; il se débattait contre lui avec la rage que cause la répulsion profonde; il eût éprouvé du plaisir à dire à quelqu’un l’horreur que cette maladie lui causait, à traîner dans la boue tout ce qui pouvait avoir trait à une aussi misérable aberration; il voulait le cracher, son amour, le vomir dans quelque endroit bien immonde.

René Boylesve

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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