Le parfum des îles Borromées | |
Page: .33./.53. René BoylesveLe parfum des îles BorroméesOui, continua-t-il, en lisant l’étonnement sur la figure de son ami, c’est ainsi, voilà tout. Or, moi, je voulais la voir dans toute la beauté que je soupçonnais sous ses nippes. Vous vous souvenez de la façon dont elle marchait, là-bas, sur la petite place de l’église ?… Ah ! Dieu ! C’était la première fois que je comprenais la beauté d’un corps humain en mouvement, d’un corps humain allant et venant selon la destinée pure et simple de ses membres, n’est-ce pas ? selon le désir du Créateur, eût-on dit ! Certes, la première femme qui sortit de la main de Dieu dut marcher ainsi ! Vous l’admiriez ? Oui, oui, je sais que vous l’avez admirée. C’est bien, c’est très bien… Savez-vous comment je suis parvenu à la dévêtir ?… — À prix d’or, parbleu ! — En achetant à prix d’or, en effet, chaque pouce de sa chair; mais en déposant, à chaque fois, entre ses mains des cautions considérables qu’elle devait garder si j’attentais à sa vertu… — Et vous ne lui avez pas fourni l’occasion de les garder ? — Elle n’eût pu les garder qu’une fois, n’est-ce pas ? dans le cas où je lui en eusse « fourni l’occasion ». Eh bien ! comme elle les détient toujours en prévision d’une alerte imprévue, elle trouvera bien le moyen de ne pas me les restituer… sans que la violation de la convention, de ma part, lui en donne le droit… De la sorte, elle sera en possession de la caution… sans s’être démunie de l’objet cautionné !… — Ha ! ha ! ha ! bravo, Carlotta ! Mais, dites donc, c’est une fille très entendue ! — Non ! dit Lee, je vous assure qu’elle ne calcule point. Elle obéit seulement au plaisir qu’elle éprouve à se sentir dans la main de l’or qui est à elle. Encore ne le conserve-t-elle pas. Elle fait des dépenses inconsidérées. C’est une petite folle. Elle préfère un louis d’or plutôt que quarante francs en papier italien. Elle s’enferme dans sa chambre et joue toute seule avec ses louis; son désespoir est d’être obligée de les changer contre du papier pour aller dans les magasins. Je lui ai dit qu’en Angleterre elle pourrait payer avec de l’or, le faire tinter sur les comptoirs. Elle m’a demandé si l’on pouvait devenir Anglaise. « Oui, lui dis-je : épousez-moi. » — « Non, dit-elle, je suis promise à Paolo ». — Brave fille ! — Ainsi donc, en flattant sa manie, je l’ai persuadée que toutes les fois qu’elle est chez moi, elle ne doit pas me voir, elle doit se considérer comme étant chez elle, toute seule, n’ayant absolument rien à faire et gagnant tout de même beaucoup d’argent. Elle ne voit ni moi, ni aucune personne se trouvant avec moi, sans quoi notre traité est rompu. Je lui ai affirmé que je ne la voyais pas moi non plus, que je voulais seulement qu’elle fût là. Elle le croit presque et vient s’affermir de temps en temps dans cette opinion en regardant mes dessins où, effectivement, elle ne se reconnaît pas. Elle me prend pour un fou. — Il y a de quoi ! Mettez-vous à sa place ! — Et dire qu’il faut se livrer à de pareilles machinations pour s’offrir le luxe inouï, le luxe extravagant de voir une femme naturelle ! mais, puisque telles sont les conditions de notre temps, je ne regrette pas le prix que cela me coûte. Il n’y a pas de trésor au monde, comparable à celui que je me suis offert !… Et il continuait de regarder avec un ravissement toujours nouveau, le corps endormi de Carlotta. — Ne craignez-vous pas que l’on ne vous accuse d’avoir détourné cette honnête fille ? Vous savez que tout le monde la remarque, et que le bruit de sa fortune fait aller activement les langues ?… Dompierre s’aperçut, en prononçant ces mots, qu’il, dépassait la limite des choses qui atteignaient le poète. Lee n’avait pris la peine d’abandonner un moment le domaine des idées générales, que pour lui mettre en valeur cet être particulier, qui était pour lui le point de départ de toutes sortes de spéculations esthétiques. Quant à lui faire craindre que l’opinion intervint dans ses affaires, il n’y fallait pas songer. Le jeune homme fut convaincu que cette fille n’était même pas pour Lee une personnalité et que, lorsqu’il aurait puisé dans sa beauté tout ce qu’elle pouvait contenir d’utilisable pour son plaisir et son œuvre, il la rejetterait, comme il jetterait ce soir les fleurs fanées des corbeilles. Supposer qu’il l’aimât ! Il aimait le rayonnement, le monde de rêves dont elle était la cause. Elle l’aidait à s’aimer, soi, ses idées et ses songes. Devant ce chef-d’œuvre vivant, si favorable à son œuvre, si précieux pour son esprit, il restait encore dans son cœur et sa chair, l’homme vierge douloureusement stérile, et il ne faudrait pas s’étonner si on lui revoyait encore un de ces jours l’affreux masque de vieillesse prématurée que porte la créature humaine dont la grande passion n’a pas été l’amour d’une créature humaine. Le ciel, qui s’assombrissait progressivement, passa subitement au noir d’encre, et un coup de vent d’une extrême violence bouleversa l’atmosphère inerte et pesante qui oppressait depuis l’après-midi. Les battants ouverts de la baie vitrée frappèrent à grand bruit et les papiers de Lee, soulevés du chevalet, volèrent en tourbillonnant dans la pièce. Carlotta se réveilla en disant qu’elle avait froid, et, se sentant nue, dans l’hébétement du réveil, elle poussa des cris et se sauva dans la chambre voisine. Mais avant de prendre le soin de passer seulement une chemise, elle se ravisa et reparut la main tendue. Lee y laissa tomber une pièce d’or. Elle la lança en l’air, sauta, la manqua, se précipita à la recherche de la pièce qui roulait. Ses mouvements avaient la facilité et la grâce des jeunes chats. Mais elle se vit dans la glace et s’enfuit définitivement. Un nuage sombre et bas s’avançait avec une rapidité extraordinaire à la surface de l’eau, venant de la corne méridionale du lac de Côme. C’était une sorte de monstre parfaitement limité, soulevant les eaux à une cinquantaine de mètres devant lui, alors que le reste du lac était encore presque tranquille, sillonné seulement de quelques barques surprises par la rapidité de la bourrasque. Tout autour de Bellagio, on les voyait rentrer en grande hâte, les pauvres petites barques blanches; elles se précipitaient à grands coups de rames; pareilles un peu, toutes, à un vol d’oiseaux qu’un coup de fusil a fait lever. Au loin, vers les autres rives, sur Cadenabbia, sur Menaggio, elles se pressaient aussi, et, venant de toutes les directions vers un même centre, elles formaient de grands éventails qui diminuaient, s’apetissaient peu à peu, mais non pas assez vite, car on craignait que le monstre ne les prévint et ne les balayât de sa route. En l’espace d’une minute à peine, la surface du lac fut plongée dans cette nuit épaisse, et tout disparut. On avait eu à peine le temps de fermer les vitres. Une rafale terrible ébranla la maison; des feuilles d’arbres, des branches passaient avec la rapidité d’un train, dans une espèce de nuée poussiéreuse et épaisse qui répandait un froid glacial. Durant plusieurs secondes, le paysage fut complètement voilé. Puis l’atmosphère reprit un peu de transparence, et l’on put voir le lac soulevé, et suivre le désordre de chaque coup de vent. — Avez-vous réfléchi, dit Lee, à ce qu’on entend sous le nom de hasards ? Les hasards ! Cette dénomination d’une chose confuse et mystérieuse ne m’a jamais frappé les oreilles sans me causer un certain frisson d’épouvante. Je suis tenté de personnifier cette force qu’on dit aveugle, en quelque divinité qui contiendrait à un suprême degré les caractères du joueur. Oui, ne serait-ce pas un dieu qui joue, et qui triche ? Il se plaît aux paris de nature paradoxale, et, comme il a la main prompte, il en use, sous cape, pour amener le jeu favorable. Il joue avec les événements humains; de là mille rencontres imprévues, mille chocs insensés… Pourquoi je vous dis cela ? C’est ce nuage affreux qui m’y fait penser. Il est si noir, si laid, si brusque et si choquant par sa soudaineté, et d’apparence si impitoyable que j’y vois une assez bonne image de mon dieu Hasard. Tenez ! regardez, je vous prie, ces petites embarcations qui commencent à réapparaître dans le sillage tumultueux du monstre. Qui sait si ce n’est pas pour elles, ou pour l’une d’elles, qu’il a exécuté cette brusque incursion sur un lac uni comme la surface d’un miroir, où pas un souffle d’air n’avait passé depuis le matin ? Je vous dis qu’il a le goût des contrastes violents; il joue à cent contre un ! Peut-être a-t-il fait chavirer la barque la plus heureuse, et le voilà parti à présent toucher son enjeu entre les mains de quelque formidable partenaire de son acabit et qui se moque des vies humaines comme je me moque de la mouche que j’écrase en ce moment entre le rideau et la vitre ! — Ne dites pas cela ! ne faites pas l’oiseau de mauvais augure, vous ! Ces malheureux petits canots dansent d’une façon inquiétante… Ici, ils sont tous rentrés; mais là-bas, du côté de Cadenabbia et de Menaggio, regardez-les, il y en a à plus de cent mètres du bord. Et il y a des coups de vent terribles. Quelle secousse ils ont dû éprouver au passage du gros de la tempête ! J’en vois deux ou trois qui semblent les uns contre les autres; est-ce que quelqu’un ne serait pas tombé à l’eau ? Les malheureux ! Mais ils ne peuvent pas tenir contre de pareilles rafales !… Est-ce que vous avez une longue-vue ? — Non ! en bas, dans le hall, il y en a une. Gabriel descendit quatre à quatre. Une inquiétude venait de le saisir, augmentée par l’angoisse naturelle que répandent ces jours d’orage. Mr et Mme Belvidera n’étaient-ils pas dans une de ces barques ? En admettant qu’ils fussent arrivés depuis longtemps à Cadenabbia, rien ne prouvait qu’ils n’eussent pas poursuivi leur promenade, ou bien qu’ils ne fussent pas déjà réembarqués pour le retour. Une espèce de suffocation avait failli lui couper le souffle à la seule représentation du danger couru par Luisa. Il y avait au premier étage de l’hôtel, un hall vitré donnant sur le lac, comme la chambre de Dante Léonard William, mais sur une plus grande étendue. Les portes claquaient dans toute la maison, les domestiques couraient; des ordres, des appels en toutes les langues étaient échangés des corridors au hall, du hall aux salons et aux chambres; l’escalier et l’ascenseur étaient envahis par une foule de personnes rentrant du dehors, surprises par l’ouragan, portant sur leurs vêtements légers les traces de larges gouttes d’eau qui appliquaient la batiste blanche sur la chair des bras, en petites taches roses. Le vent, au dehors, continuait sa course effrénée, tordant les arbres du jardin, y renversant les tables et les chaises de fer. Au milieu de ce tohu-bohu, de ce vacarme, de ce mouvement inusité, quelques Anglaises, installées contre les vitres en face du paysage à l’aspect de déluge, avec leur boîte à couleurs et leur verre d’eau, continuaient, étrangères à toutes choses, l’aquarelle aux tons tendres commencée avant la tempête. La longue-vue était aux mains de Solweg. Gabriel remarqua qu’elle la tenait exclusivement dirigée du côté de Cadenabbia. Sa figure exprimait une anxiété très visible. Il attendit qu’elle eut fini. Elle le reconnut et dit, avec une subite pointe de rose sur les joues : — Ah ! c’est vous, monsieur, tenez ! Et elle lui tendit la lunette. — Je vous remercie, mademoiselle, mais je ne voudrais pas vous priver… — Oh ! monsieur, c’est affreux à voir, ces pauvres gens… — Est-ce qu’on peut distinguer… suffisamment pour ?… dit-il sans achever une phrase qui marquait trop son inquiétude particulière, et avant de mettre l’œil à l’objectif. — Oh ! on ne voit que confusément !… Cette longue-vue est bien mauvaise, n’est-ce pas, monsieur ? — En effet !… mais je crois qu’il s’est passé quelque chose de fâcheux là-bas… Il y a deux barques qui semblent s’attarder à chercher… Je vois des hommes jeter les avirons comme s’ils les tendaient à quelqu’un qui fût tombé à l’eau. — Ah ! mon Dieu ! — Non ! non ! mademoiselle, rassurez-vous ! dit-il aussitôt en s’apercevant que Solweg pâlissait, et qu’il était bien inutile d’informer cette jeune fille de l’accident dont il était témoin. — Est-ce que ce n’est rien ? Oh ! dites ! dites ! n’est-ce pas, monsieur ? — Non, non, mademoiselle, je me suis trompé; les hommes ont repris les avirons et manœuvrent comme à l’ordinaire : ils se dépêchent de rentrer… Est-ce que vous avez quelqu’un des vôtres de ce côté-là ? — Non ! non ! dit-elle vivement, mais… c’est… la petite Luisa qui ne sait pas que sa maman est allée à Cadenabbia, et elle sera étonnée si Monsieur et Madame Belvidera ne peuvent rentrer pour le dîner, ce qui est à craindre… — En effet, car le bateau à vapeur profite aisément de ces occasions-là pour ne pas partir de Côme, et, en barque… — Oh ! monsieur ! en barque, il n’y faut pas songer ! il paraît que c’est le passage le plus mauvais du lac, quand il y a tempête; c’est l’endroit le plus étroit… ils feront mieux de rester là-bas. — Il faudrait dire à la petite Luisa que sa maman vous a prévenue qu’elle ne rentrerait pas… — Vraiment ! alors, vous croyez bien qu’elle ne rentrera pas ? La pauvre Solweg, qui venait de témoigner elle-même cette crainte, s’effrayait des paroles qui ne faisaient que la confirmer. Elle n’avait exprimé cette pensée que dans l’espoir de la voir dissipée par la raison plus expérimentée d’un homme. Était-ce une hallucination causée par son inquiétude, par son énervement, par ses ennuis, par cette heure noire où tout lui apparaissait lugubre ? ou encore par les réflexions amères du poète au sujet des hasards ? Gabriel croyait trouver une ressemblance avec Mr Belvidera dans l’un des hommes du canot qui continuait, quoi qu’il en dit a Solweg, à tendre les avirons, à les enfoncer dans l’eau agitée, dans l’espoir d’y sentir s’accrocher quelqu’un. Son émotion lui brouillait la vue; cette lunette aussi était médiocre et les verres en étaient troublés; le verre de vitre au travers duquel on était obligé en outre de regarder, à cause de l’impossibilité d’ouvrir contre le vent, augmentait la confusion des images. Il frappait du pied, dans son impatience de voir, de distinguer un peu nettement un trait au moins. Il lui semblait bien que l’homme qu’il voyait avait des moustaches fortes et noires. Comment était vêtu aujourd’hui Mr Belvidera ? C’était un fait exprès ! impossible de se remémorer aucune particularité de son costume. Et il avait passé une heure à causer avec lui avant son départ ! Interroger la jeune fille à ce propos, c’était lui avouer le sujet actuel de son tourment et la frapper peut-être sans raison, car il se pouvait que l’angoisse l’aveuglât lui même. René BoylesveLe parfum des îles BorroméesPage: .33./.53. Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie. Copyright © 2005 - 2008 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés. | — Fregate — — Plumes — — Turquoise — — ContreTemps — — Acrobate — — Escale — — Fracasse ! — — Marine — — Voile D'Iris — — Bas-Reliefs — — Emily Brontë — — Contes — — Sabine Sicaud — |