Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Elle poussa la porte et entra avec son visage ordinaire. On eût dit qu’elle était sa maîtresse docile de chaque soir. Elle sourit et vint à lui en lui tendant les lèvres. Il lui avait saisi les deux mains et la maintenait ainsi à une courte distance, voulant s’imposer à toute force de ne pas recevoir son baiser. Son désir naturel était de la battre, à cause de ce qu’il avait souffert par elle et à cause du mensonge évident de son attitude présente; mais encore davantage à cause du sentiment, éprouvé dès son entrée, qu’il serait vaincu par elle, dès qu’elle l’aurait résolu. Une sorte de haine avivée de dépit se mêlait en lui à la sourde rumeur de l’amour plus fort que tout, et qu’il sentait venir des profondeurs de son être, comme ces vagues lointaines dont on suit de l’oreille la course sûre, dans la nuit, et dont on peut fixer la limite de l’éclaboussure, à un doigt près, sur le sable.

—    Bête !… dit-elle.

—    Luisa ! Luisa ! pouvez-vous bien me donner vos lèvres !

—    Bête ! répéta-t-elle, tenant toujours sa bouche tendue.

« La battre ! se disait-il, c’est tout ce qu’il faudrait. La brutalité grossière, l’usage de la force physique, c’est la seule arme laissée à l’homme contre la puissance de la chair et la rouerie féminine. Quand je l’aurais là, à mes pieds, rompue, meurtrie, nous pourrions peut-être parler d’égal à égal.

—    Ah ça ! voyons, dit-elle, mio ! es-tu fou ? veux-tu m’embrasser ?

« Parler !… lui parler ! pensait-il, mais pourquoi ? Grand Dieu ! mais à quel propos ? Je vais lui demander s’il est vrai qu’elle ment ? Et je ferai cas de sa réponse ! Ou bien je lui reprocherai de mentir. — Pourquoi mens-tu ? Mais réponds donc, petite misérable, pourquoi mens-tu ? »

Elle était à peu près complètement dévêtue; elle avait passé sur ses dessous un manteau de laine, avant de se coucher. Elle avait dû dire à son mari : « Je vais embrasser la petite Luisa ». Et elle était venue là; son manteau quittait son épaule, et elle tendait les bras à son amant dans l’attitude d’une amoureuse. Cependant une heure auparavant elle l’avait brisé par sa contenance glaciale.

—    Non ! non ! dit-il, en l’écartant, je ne peux pas vous embrasser !…

—    Ah ! fit-elle avec un mouvement de surprise. Alors j’ai eu tort de venir… D’ailleurs, ce n’est pas vous qui m’en avez priée… ça m’apprendra ! Je m’en vais.

—    Ne t’en va pas ! Ne t’en va pas ! Non, j’ai besoin de te voir, tu le sais bien ! Tu sais bien que c’est moi qui t’ai suppliée de venir; si je ne te l’ai pas dit en propres termes, je t’en ai priée tout le temps, tout le temps ! Ah ! j’ai tant besoin de te voir, Luisa ! Oui, comme c’est bête, je voudrais te parler !…

—    Eh bien ! parle, voyons, mio !

Malgré l’absurdité de toute explication, il éprouvait une sorte de nécessité de lui dire : « Tu ne m’aimes plus ! » Il ne pouvait pas lui dire autre chose : il ne pouvait pas non plus ne pas le lui dire. C’était la grande affaire : c’était tout ce qu’il y avait entre eux. C’était peut-être ce qu’elle venait cueillir sur ses lèvres, ce qu’elle cherchait à provoquer par ses moyens détournés de femme. Il fallait que ces mots-là fussent prononcés pour en finir. Ils lui brûlaient la bouche. Ils allaient donner lieu à des protestations, aux scènes attendrissantes, enfin aux aveux informulés, noyés dans les larmes de regret, mais qui n’en résultent pas moins d’une réfutation trouble, incertaine, et qui laissent, finalement, la situation aussi nette qu’un congé en bonne forme. Or cette situation franche, c’était évidemment ce qu’il voulait. On ne peut pas vouloir demeurer dans l’incertitude. Mais il était assez lâche pour frémir à la seule idée d’une solution irrévocable.

—    Mais parle donc ! parle donc ! dit-elle.

—    Je ne peux pas !

—    Alors dis quelque chose, dis n’importe quoi ! ça soulage !…

« Dis n’importe quoi, ça soulage ! » Elle dit cela avec une si sublime candeur, une sincérité si éclatante que l’émotion qu’en éprouva Gabriel lui fit fléchir les deux bras qui la tenaient écartée et que sa bouche lui toucha le visage. Il l’embrassa et lui soutint la tête sur son épaule, les yeux dans les yeux. Elle n’était pas étonnée de ce qu’elle avait dit; elle ne comprenait pas que ses quelques mots eussent pu bouleverser l’attitude du pauvre garçon. Elle ne savait pas qu’elle venait de lui dire plus que n’eût fait une longue confession péniblement arrachée par lambeaux.

« Dis n’importe quoi, ça soulage ! » C’est-à-dire : quand tu as un cas de conscience qui t’étouffe; quand tu ne sais plus où donner de la tête, ne cherche pas midi à quatorze heures. Ce qui est au-dessus de nos forces ne redescend pas se mettre à notre portée, n’est-ce pas ? Eh bien ! perds donc la tête, va ! étourdis-toi, fais n’importe quoi, tout ce que tu feras te soulagera. Nous autres femmes, aurait-elle pu ajouter, nous ne savons pas, la plupart du temps, ce que nous faisons… »

Et lui qui allait la secouer, la rudoyer et lui corner à tue-tête la fameuse question de l’homme trahi : « Pourquoi mens-tu ? » Ah ! il y a de quoi être fier, quand il s’est redressé pour demander cela ! — « Pourquoi je mens, eût-elle pu lui répondre; mais je mens comme tu respires, comme tu tressailles devant ma chair, comme l’oiseau chante. Je mens parce que c’est la défense que la nature m’a donnée en adaptation au milieu où je dois vivre. Je ne sais pas si je mens. Je ne le sais pas plus que le poisson ne sait qu’il nage. Il vit en nageant, moi je vis en mentant. C’est vous qui êtes drôle de remarquer cela… »

—    Sais-tu comment tu me regardes ! dit-elle, la tête renversée sur son bras.

—    Mais comme toujours, ma pauvre chérie…

—    « Ma pauvre chérie ! » c’est bien ça : tu me regardes comme un malheureux chien à qui l’on dit en lui flattant le museau : « Ah ! si tu n’étais pas une bête, je causerais bien avec toi !… » Vous savez, ajouta-t-elle, que je n’aime pas ça. Si vous me prenez en pitié, je vous certifie que vous avez tort.

—    Je ne vous prends pas en pitié, Luisa; j’ai seulement une sorte d’admiration attendrie, si vous voulez, pour ce que vous faites encore en ma faveur.

—    Mais, dit-elle, vous ne supposez pas, j’espère bien, que ce soit par charité que je le fais ?

—    Non; mais par un petit brin d’héroïsme…

—    Il n’y a pas d’héroïsme à faire ce que l’on désire, ce qui vous plaît, ce que l’on veut, enfin !…

—    Ah ! si ce que vous désirez est aussi ce que vous voulez !…

—    Ce n’est donc pas comme ça pour vous ? Moi, je ne fais pas de différence.

—    Mais, ma chérie, notre volonté, c’est la raison qui la gouverne, tandis que nos désirs sont commandés par une multitude d’instincts confus, quelquefois barbares et qui sont très souvent en contradiction absolue avec ce que notre intelligence déclare raisonnable.

—    Oh ! vous, messieurs, vous êtes très forts pour vous séparer comme cela, en deux ou trois morceaux; une de vos pièces fait ceci pendant que l’autre fait cela et qu’une troisième les regarde faire ! C’est très joli. Moi, je me sens beaucoup plus simple et je sais très bien, par exemple, que je veux quelquefois, ah ! mais, que je veux de toutes mes forces ce qui est déraisonnable… S’il m’arrive après de n’être pas contente, ça me regarde ! C’est peut-être pour cela que j’éprouve plus de plaisir que vous, à faire ce que je fais… Dame ! je ne suis pas là à regarder en arrière, pour voir si je m’applaudis ou non ! Gros bête ! dit-elle en l’embrassant, mon Dieu que vous êtes donc bête !… Mais embrasse-moi donc !

Voilà. Telle était sa conclusion. Tout devait aboutir à ce résultat. Il fallait qu’il fût heureux de l’avoir là, entre ses bras, il fallait profiter du moment, ne pas être troublé par l’état d’esprit qui avait pu être le sien l’heure précédente ou qui serait le sien l’heure d’après. Il fallait ne pas s’inquiéter non seulement de ce qui avait pu ou pourrait être son plaisir, mais la laisser pareillement se débattre avec les désagréments dont lui-même pouvait être la cause.

Or, il savait qu’elle souffrait; c’était trop visible à l’affolement auquel elle se livrait depuis l’arrivée de son mari, à ce mouvement continu qu’elle dirigeait elle-même, tout en en attribuant l’initiative à Mr Belvidera; à ce voyage comploté uniquement pour ne pas rester en place, — puisqu’elle avait voulu que Dompierre en fit partie, ce qui la laissait toujours entre son mari et son amant. — Elle souffrait parce qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer son mari, et parce qu’elle croyait aimer en même temps son amant. Celui-ci était certain qu’elle était toute à son mari quand il la possédait; et il était évident qu’elle se montait la tête pour se croire toute à son amant chaque fois qu’elle était dans ses bras. Mais la malheureuse devait avoir des transitions terribles, à cause de la sincérité même de ses sentiments contradictoires. De là ses tentations de fuite avec son mari, en évitant la présence de Gabriel; de là la lutte qui avait dû se livrer en elle sous les platanes de Cadenabbia, lorsqu’elle avait voulu tout de même être à lui, en récompense du grand tourment qu’il avait eu pour elle.

Quant à lui, il l’aimait trop pour accepter d’une part ces entrevues intermittentes, si passionnées qu’elles pussent être, mais arrachées toutes vives, pour ainsi dire, au foyer d’un amour rival; d’autre part ces déchirements d’une créature trop aimante, que son inclairvoyance, son inconscience de femme illusionnait sur la nature de ses sentiments. Il fallait à tout prix qu’une solution violente intervint. Il fallait ou bien qu’une crise quelconque l’éclairât sur elle-même de façon qu’elle eût la cruauté de se refuser à lui, ou la force de le convaincre qu’il était le seul qu’elle aimât, ou bien que la rupture vint de lui, ce qui n’était pas un parti plus dur à prendre que celui du suicide.

Ils étaient appuyés contre le lit. Elle avait perdu son manteau et il soutenait d’un bras sa taille. Ses doigts agités par la fièvre se brûlaient au contact de la chemise légère. C’était la première fois qu’il ne se précipitait pas comme un fauve sur cette image vivante et ardente de ce que pouvait contenir pour lui la volupté terrestre. Il écartait le plus doucement possible ses caresses. Elle commençait à se moquer de lui. Il ne l’avait jamais autant aimée.

—    Luisa, lui dit-il, croyez-vous aux pressentiments ?

—    Oh ! dit-elle, vous allez me faire peur !

—    Non, je ne vous parlerai que de choses déjà accomplies.

—    À la bonne heure !

—    Mais il n’arrivera probablement jamais rien de pire que ce qui est arrivé; je ne sais pas pourquoi on tremble toujours devant la minute qui vient.

—    Parce qu’on ne la connaît pas !

—    Et le passé ! le connaît-on davantage ? Cependant c’est lui qui contient l’avenir. Vous rappelez-vous, Luisa, une matinée d’Isola Bella ?… C’était dans nos premiers jours. Vous aviez monté un peu vite les marches des terrasses et, tout en haut, vous êtes restée une longue minute pensive en face du paysage magnifique. Je vous regardais respirer, sous votre ombrelle; vos lèvres étaient entrouvertes, on apercevait un peu vos dents et votre poitrine se soulevait…

Il vit son regard se retirer de lui tout à coup et s’enfoncer dans le monde des images. Elle lui dit :

—    Ne me rappelez pas cela !

—    Ce fut à ce moment-là, Luisa, que j’eus le premier sentiment de crainte de l’avenir de notre amour, et j’eus une espèce de vision de nous deux, tels que nous sommes là, malheureux l’un par l’autre. Il ne m’était pas venu jusque-là à l’esprit qu’un homme avait dû tenir et tenait encore une grande place dans votre vie… Non, auparavant, je n’y avais pas pris garde ! J’étais si complètement fou ! Vous étiez si belle, si inattendue de moi, que je pouvais supposer que vous me tombiez du ciel, par le fait d’une faveur extraordinaire, inexplicable…

—    Oh ! dit-elle, c’est étrange; c’est à ce moment-là que vous y avez pensé ?

—    Ce n’est pas étrange, c’est un mot de vous qui provoqua alors chez moi cette idée.

—    Et ce mot, quel était-il ?

—    Pourquoi vous le rappeler ?

—    Peu importe ! dites ! dites !…

—    …Vous fîtes la remarque obligeante pour moi, que, jusqu’alors, vous n’aviez jamais pu contempler un paysage sans être interrompue par quelqu’un…

—    Et vous avez supposé !… s’écria-t-elle vivement; non ! non ! je vous affirme que ce n’était pas cela… D’ailleurs maintenant que vous le connaissez, vous devez comprendre s’il a jamais été capable de m’interrompre, surtout de placer une réflexion de mauvais aloi; vous savez combien tout ce qu’il dit est juste, est sobre, et vient à propos. Oh ! je serais désolée que vous pussiez croire…

—    Si je le croyais encore, je ne vous aurais pas fait allusion à cela. Je vous cite la réflexion que vous me fîtes sur cette terrasse, tout simplement parce qu’elle fut pour moi le point de départ de toute une série d’interrogations, de curiosités, vous comprenez ? au sujet de l’homme qui ne pouvait manquer d’avoir une part de vos pensées, chaque jour, presque à chaque heure.

—    Et dire que toute votre opinion sur lui a pu être échafaudée sur ce mot ! Vous avez cru que j’étais la femme d’un imbécile, dites !

—    Mais je ne dis pas cela !…

—    Mon Dieu ! mon Dieu ! on ne devrait jamais rien laisser inexpliqué !… Voulez-vous que je vous dise à quoi je pensais quand je vous ai dit cela sur la terrasse ?… Oh ! je revois tout comme si j’y étais encore. Vous étiez a côté de moi, tout près, les mains ballantes, et vous ne me regardiez pas tant que vous le dites; vous me regardiez de temps en temps par petits coups, mais ce que vous regardiez c’était le paysage, et si vous me regardiez, c’était parce que vous vouliez voir si je l’admirais… Oh ! je vous connais ! si je ne m’étais pas pâmée devant ce que vous trouviez magnifique, vous m’auriez prise pour une sotte… Alors je vous ai modulé cette phrase, savez-vous pourquoi ? parce que je savais que ça ferait bien !… Attendez ! attendez ! et savez-vous ce qu’il y avait de vrai tout de même dans ce que vous avez cru ? Eh bien ! c’est que je pensais en effet à lui, à lui qui n’aurait jamais contemplé un paysage à côté de moi, parce qu’il ne voit que moi partout où il va. Comprenez-vous comment il m’eût interrompue ? — Moi aussi, c’était la première fois que je pensais bien à lui depuis quelques jours…

—    Et depuis cette fois-là, combien de fois avez-vous pensé à lui ?

—    Toutes les fois que je vous ai aimé le plus fort !

—    Luisa ! Luisa ! comme vous l’aimez !

—    Ça ne prouve rien !

—    Luisa ! Une nuit que nous étions montés sur la petite esplanade de notre olivier, dans le jardin de l’Hôtel des Iles Borromées, j’ai senti que je vous perdais, vous vous en alliez de moi; je vous ai fait horreur un moment; qu’aviez-vous ?

René Boylesve

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