Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Le retour aux îles Borromées avait été fixé au lendemain. Mais on apprit dès le matin que Solweg avait une indisposition qui l’obligeait à garder la chambre. Le groupe ne devait pas se désunir, et il fut convenu que l’on attendrait.

L’orage de la veille avait purifié l’atmosphère, et la matinée était radieuse. Gabriel descendit de bonne heure dans la ville où le public cosmopolite des hôtels se promenait en flânant devant les boutiques. Dans la petite rue à demi couverte par les arcades étroites, il croisa plusieurs personnes qui le dévisagèrent avec un intérêt dont il avait lieu de s’étonner. Il ne se rappelait point les avoir vues précédemment. Il crut sentir qu’aussitôt passées, elles se rapprochaient les unes des autres en chuchotant; et un « c’est lui, ma chère ! » prononcé en bon français de Paris par l’une d’elles, le frappa aussi vivement qu’on le peut imaginer.

On le prenait sans doute, pensait-il, pour un personnage célèbre, et il cherchait mentalement, en se remémorant la liste des arrivées aux grands hôtels, quelle pouvait bien être la personnalité dont la ressemblance lui valait tant d’honneur. Dans plusieurs autres groupes, le même genre d’attention fut éveillé par son passage. Il commençait à envoyer son sosie à tous les diables, quand l’idée lui vint que les gens qu’il avait le désagrément d’intéresser pouvaient bien être tout simplement ceux qui avaient été témoins, la veille, de son escapade de Cadenabbia. Le « c’est lui ! » s’appliquait à « l’homme à la gageure ». Il oubliait que le bruit de ce prétexte stupide à son expédition aventureuse avait dû circuler de bouche en bouche dès aussitôt qu’il l’avait formulé dans le but de satisfaire la curiosité publique. Il devait passer à Bellagio pour un sportsman excentrique et désœuvré, et il se trouvait assurément là quelqu’un pour affirmer l’avoir vu sur la piste de Mollier en costume d’acrobate. Cette probable renommée le laissait sans orgueil.

Il aperçut vis-à-vis d’un magasin de soieries le boléro éclatant de Carlotta. Pauvre fille ! Elle était en butte à un sentiment de curiosité plus violent que celui qui l’incommodait, lui, depuis cinq minutes. Tout le pays était occupé d’elle. On l’entourait, on la suivait; quand elle entrait dans un magasin, les badauds faisaient ombre devant la vitrine. Elle, grisée par son or, tenait tête à la sottise publique et marchait au milieu de ces imbéciles, n’obéissant qu’à son sourd instinct de luxe et de parure.

Dompierre s’approcha d’elle. En le reconnaissant, Carlotta se mit à rougir. Elle se rappelait qu’il l’avait vue hier dans la chambre de Lee, et cette pensée, au milieu de tout le monde, et lorsque sa pudeur n’était plus domptée par l’appât de l’or, la rendait toute honteuse. Elle fit un mouvement pour se détourner, mais il croyait au contraire lui être agréable en lui offrant son appui chevaleresque au nez de cent importuns qui étaient attachés à ses pas.

—    Où allez-vous donc, Carlotta ?

Elle répondit, d’un ton un peu bourru :

—    Je vais voir ma sœur, si on me laisse passer.

—    Et où habite-t-elle, votre sœur ?

—    C’est la femme d’un jardinier à la villa Serbelloni.

—    Voulez-vous que je vous aide à passer au milieu de tout ce monde ?

—    Ça m’est égal, dit-elle, comme vous voudrez !

Pendant qu’il parlait à la jolie fille, Gabriel vit passer le révérend Lovely qui se détourna comme pour ne pas le reconnaître, et avec la mine qu’il adoptait chaque fois que la morale était froissée. « Tiens ! pensa-t-il, qu’est-ce qu’il prend à ce vieux fou ? »

—    Venez, dit-il à Carlotta, je vais vous frayer un chemin.

—    Bravo ! bravo ! entendit-il à quelques pas de lui.

C’était Mr de Chandoyseau qui tapait dans ses mains en faisant de petits yeux malins où se lisait une indulgente complicité.

—    Bravo ! bravo !… compliments ! ajoutait-il, tout en pressant le pas, comme pour n’être pas rejoint par le jeune homme.

Carlotta se tourna vers Gabriel avec une figure moins impassible.

—    Ils croient, dit-elle, que vous me faites des galanteries.

—    Allons donc !

—    Dame ! dit-elle.

La curiosité augmentait évidemment depuis qu’il s’était approché de Carlotta. Il fut saisi d’un mouvement de colère contre cette babauderie stupide, et, empoignant la fille par le bras, il la poussa rapidement dans la première ruelle.

—    On peut aller par là aux jardins Serbelloni, n’est-ce pas ?

—    Bien sûr, dit-elle. Et elle marcha devant, nullement incommodée par la petite scène de la place.

—    Carlotta, cela ne vous fait rien qu’on s’occupe tant de vous ?

—    Ah ! bien ! dit-elle, avec une pointe d’orgueil dans le regard, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?

—    Est-ce que ça vous serait agréable, par hasard ?

—    Dame ! quand je suis bien habillée !

Ils avancèrent en silence dans les magnifiques allées montantes des jardins Serbelloni. Carlotta cherchait de droite et de gauche, si elle n’apercevrait pas sa sœur. Gabriel se proposait de passer la matinée sous les sapins à réfléchir à ses tristesses et aux projets virils qu’il avait arrêtés durant la nuit. Ils aperçurent le révérend Lovely qui, étant venu par un chemin moins compliqué, les avait devancés dans sa promenade matinale.

—    Prenons donc une autre allée, dit Gabriel; notre vue va faire faire la grimace à ce monsieur.

—    C’est un curé ? dit Carlotta.

—    Un curé anglais, oui, si vous voulez.

—    Ne m’en parlez pas ! dit-elle avec un air de répugnance.

—    Pourquoi donc ?

—    On dit qu’ils sont mariés !

—    Mais ! Carlotta, pour un curé anglais, ça ne fait rien…

Il allait tâcher d’expliquer à l’Italienne que le révérend pouvait être un très honnête homme, quoique mari de mistress Lovely, lorsqu’il se heurta à un coude de l’allée, avec Mr et Mme Belvidera. Il expliqua par suite de quelles circonstances il se trouvait dans la compagnie de la Carlotta. Celle-ci continua son chemin sans saluer personne, selon ses habitudes de petit animal sauvage. Mme Belvidera prenait une figure décomposée à mesure que le jeune homme racontait ce qui lui était arrivé dans la rue et sur la place de Bellagio.

—    Mon pauvre ami ! s’écria-t-elle, vous ne savez pas; non, vous ne pouvez pas savoir quelles imprudences vous commettez !

Monsieur Belvidera, dit-elle à son mari, laissez-moi un instant parler à Monsieur Dompierre; il s’agit pour lui de quelque chose d’assez grave, et dont le bruit est venu jusqu’à moi : il faut que je l’avertisse…

Mr Belvidera s’éloigna de quelques pas, et, ayant rejoint le clergyman qui revenait par une contre-allée, il le suivit en causant.

Le révérend marchait d’un pas fiévreux et semblait pressé déjà de rentrer à l’hôtel.

La jeune femme mit Gabriel au courant de la conversation qu’elle avait eue la veille avec Mme de Chandoyseau avant le départ pour Cadenabbia. Elle lui montra comment la Parisienne avait répandu le bruit qu’il était l’amant de la Carlotta. Celle-ci étant le point de mire de toute la population, et la source de sa fortune demeurant mystérieuse, le seul nom prononcé d’un protecteur de la fille avait suffi pour attirer sur lui l’attention générale. On se le montrait au doigt dans la rue.

—    Comprenez-vous, dit-elle, le succès que vous avez eu quand vous lui avez adressé la parole sur la place ? Vous avez causé un vrai scandale ! Et les bravos de Monsieur de Chandoyseau, le premier averti de l’affaire et le colporteur inconscient du potin ?… et la mine effarouchée du révérend Lovely ?… et les « c’est lui » des dames françaises de l’hôtel, avec qui Madame de Chandoyseau a eu vite fait connaissance ? Eh bien, mon ami, vous voilà dans de beaux draps !

—    Après tout, dit Dompierre, je préfère qu’elle ait répandu ce bruit faux que tel autre dont vous eussiez pu souffrir, Luisa !…

—    Oh ! l’un n’empêchera pas l’autre, allez ! chaque chose en son temps ! Cela dépend de l’heure de ses intérêts; elle manœuvre en ce moment-ci avec une impétuosité et une hâte qui me font craindre toutes sortes de choses avant que cette saison ne soit terminée.

—    Je ne vois pas bien son but.

—    Pour l’instant, c’est de vous brouiller avec moi. Notre bonheur de quelques semaines, trop mal dissimulé, probablement, l’a exaspérée. Pourtant ce racontar me semble maladroit; il va à rencontre des intentions que je la soupçonne de nourrir…

—    Et qui sont ?…

—    Enfant que vous êtes ! Mais d’ouvrir les yeux à mon mari ! Il n’y a que ce point-là d’intéressant pour elle; c’est le plus sensible, celui où il y a le plus à faire souffrir !

—    Croyez-vous que Monsieur Belvidera prêtera l’oreille à ce qu’elle dira ?

—    Mon ami, personne n’a jamais dit à mon mari ce qu’elle lui dira. Je ne sais donc quelle sera la contenance de mon mari.

—    Mais enfin, et comme vous le faisiez remarquer, ce n’est pas ce chemin-là qu’elle semble prendre : le bruit d’une liaison avec Carlotta serait au contraire une sauvegarde contre celui de mes relations avec vous.

—    Évidemment ! évidemment ! mais elle est habile; elle peut agir de biais et par les moyens les plus détournés; en tous cas son but, croyez-moi, ne peut être autre que celui que je vous ai dit.

—    Ah ! Luisa ! il faut éviter cela à tout prix. Je ne peux pas tolérer que votre mari ait un soupçon contre vous !…

—    Avez-vous un moyen de l’éviter ?

—    Je cherche… je cherche… Vous fuir ?… m’en aller ? Ce serait vous abandonner toute seule à la méchanceté de cette femme et elle insinuerait à votre mari des doutes que personne ne serait en état de dissiper… Il faut que je demeure affublé effrontément de la responsabilité de l’affaire Carlotta !

—    Pauvre Carlotta !

Gabriel se souvint que Carlotta n’était pas la maîtresse de Lee, et que son honnêteté était irréprochable. Et de la façon dont tournaient les choses, au lieu de défendre la malheureuse contre une accusation injurieuse qui prenait les proportions d’un scandale public il contribuerait à accréditer la calomnie. Il eut un moment d’hésitation; il fut sur le point de dire à sa maîtresse : « Non, ce moyen-là est impossible ! Carlotta n’est pas ce que vous croyez; quand nous l’avons vue sortir de la chambre des fleurs à l’Isola Madre, elle n’avait pas reçu les baisers de l’Anglais; elle était son admirable et innocent modèle… Je dois au contraire la laver de la réputation qu’on lui a faite ! » Il haussa les yeux sur Mme Belvidera qui le considérait, un peu anxieuse, mais s’accrochant déjà à ce moyen comme à une planche de salut provisoire; et dès lors il était prêt à souiller toute la candeur du monde pour sauver la femme qu’il aimait.

Il jeta un regard alentour; on ne voyait plus personne dans l’allée; il se pencha sur la bouche de la jeune femme et lui dit dans un baiser, tout en brandissant avec hilarité son chapeau et sa canne :

—    Je suis l’amant de la Carlotta !

—    Oh ! fit Luisa, en souriant à demi, ce n’est pas bien, ce que nous faisons là !

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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