Le parfum des îles Borromées

Page: .43./.53.

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Dès la première occasion Luisa raconta à son amant la scène qui s’était passée entre elle et Solweg. C’était le soir, à Menaggio, pendant que Mr Belvidera était allé commander une barque pour la traversée.

Dompierre avait laissé parler Mme Belvidera sans l’interrompre; mais il froissait et mordait sa moustache, et une de ses jambes croisée sur l’autre s’agitait avec un mouvement d’impatience et de colère.

Quand la jeune femme s’arrêta et le regarda longuement en semblant implorer son opinion sur ce qu’elle venait de lui raconter, il lui dit froidement :

—    Il faut que vous soyez folle, pour avoir fait cela !

—    Ah ! mon cher, dit-elle, laissez-moi. Je ne regrette rien de ce que j’ai fait, je l’ai fait malgré moi; je ne pouvais pas l’éviter…

—    Oh ! aller vous mettre à genoux, vous humilier devant une enfant sous le prétexte qu’un hasard, que sa propre curiosité, après tout, ont fait qu’elle vous a vue suspendue à mon cou ! L’attitude que vous avez prise vis-à-vis d’elle me révolte; vraiment, je ne vous comprends pas !

—    Je suis heureuse de ce que j’ai fait. Je ne pouvais plus continuer de vivre à côté de cette jeune fille dans les conditions où je me trouvais : nous sommes plus rapprochées chaque jour; à Stresa, je l’évitais encore; mais ici…

—    Je ne pense pas que ce rapprochement soit de longue durée, car il faut vous avertir que votre mari a une raison de ne pas resserrer son intimité avec la famille de Chandoyseau.

—    Laquelle ?

—    Ce que vous redoutiez est accompli déjà : Madame de Chandoyseau a parlé.

—    Comment ! mais quand ça ? ce matin ? mais alors que signifie cette promenade à nous trois organisée aussitôt après un coup pareil ?… Mon mari n’a pas cru !…

Gabriel affirmait seulement par signes. Elle n’attendait même pas ses paroles :

—    Ah ! dit-elle, je comprends ! je devine ce que vous a dit mon mari : il ne nous a soupçonnés ni l’un ni l’autre; il nous manifeste une confiance plus vive que jamais. Je reconnais bien là son caractère !

Il y eut un moment de silence.

—    Et vous vous étonnez, dit-elle, que je m’humilie, que je me jette aux pieds d’une jeune fille ! Moi, la femme d’un homme comme celui-là, et qui le trahis, et qui traîne son nom, son honneur, dans la bave des marchandes de cancans et des portières !… Mais je devrais me rouler par terre n’importe où, demander pardon aux pierres même à qui je dois faire honte… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi !… Voyez, dit-elle, je n’entends plus sa voix, il nous a laissés, sûr de moi et de vous; il nous laisserait la nuit là, s’il croyait m’être agréable, et il ne douterait pas un seul instant que sa femme, que la mère de son enfant, ne soit digne de lui !… Mais qu’est-ce que vous m’avez donc fait, vous ? Quel homme êtes-vous donc pour avoir fait de moi ce que je suis à présent, et que je ne vous maudisse pas et ne vous crache pas à la figure ? Ah ! mon ami, voyez-vous ! il faut nous séparer ! Ce que nous faisons là est hideux !

—    Nous ne pouvons pas nous séparer : votre mari veut que l’éclat de son amitié pour moi étouffe les soupçons qui ont pu naître… Ne vous dois-je pas au moins à vous, de me soumettre à ce désir ?

—    Mais c’est épouvantable ! c’est inouï ! C’est vrai, ce que vous dites là ? Mais non, voyons ! avouez que vous vous moquez de moi, que vous mentez, avouez donc que vous êtes fou !

Elle se tordait les mains. L’agitation de la journée et l’annonce de cette nouvelle calamité lui donnaient la fièvre. Gabriel s’efforçait de l’empêcher de parler tout haut, car elle s’oubliait complètement, et si l’obscurité épaisse était favorable à dissimuler ses mouvements, le silence de la nuit pouvait la trahir. Il lui mettait les mains sur la bouche, il la suppliait de se calmer.

—    Je suis perdue, dit-elle, à quoi bon prendre des ménagements désormais ? Je n’oserai plus me retrouver en face de mon mari. J’aime mieux qu’il me voie et qu’il m’entende ! Ne vaut-il pas mieux qu’il sache la vérité ? Lui ! lui ! l’honneur, la probité, la noblesse mêmes ! le tromper, lui mentir ignoblement, goujatement !… Pouah ! je me fais horreur ! j’ai peur de moi !

Elle reprit sa respiration, puis elle dit :

—    Mais je ne vous aime pas ! je sens que je ne vous aime pas ! Qu’est-ce que vous m’avez donc fait ?

Ce mot, d’un seul coup, le rendit ivre de douleur. Tout son être bondit. Il abaissa ses mains qu’il lui tenait appliquées sur la bouche, jusqu’à son cou dont la moiteur douce le fit frémir; et il lui serrait le cou comme s’il allait l’étrangler.

Elle suffoqua, rappelée à elle-même par cette brutalité.

—    Ah ! ah ! dit-elle, en retrouvant le souffle, j’ai eu peur ! Est-ce que vous avez voulu me tuer ? Oh ! dites-le, dites-le ! Ce ne serait pas mal, vous auriez raison; c’est tout ce que je vaux, et vous me rendriez un fier service ! Moi, voyez-vous, je n’aurai pas le courage de me tuer moi-même ! J’ai tant peur de la douleur ! vous savez, d’une simple égratignure ! Je suis si douillette ! J’aimais tant être bien !… Ah ! c’est parce que j’ai dit que je ne vous aimais pas !…

L’extrême émotion la faisait passer de la colère et de l’indignation à une subite douceur, à une sorte d’attendrissement sur sa propre personne, presque à des minauderies de chatte. Elle avait alors une réelle crainte de la mort, et tous ses sentiments, si confus, si divers, se représentaient en foule et presque simultanément. Elle était tour à tour emportée, abîmée par le remords, amollie par sa naturelle bonté, affolée par les mystérieux désirs de sa chair.

Elle le regardait; il avait lâché prise; il attendait fébrilement ce qu’elle oserait dire. Leurs yeux brillaient comme des lucioles dans la nuit.

—    Voyez-vous, dit-elle après une hésitation, comme si elle suspendait ce qu’elle avait d’essentiel à dire, il faut que vous épousiez cette petite ! Oh ! ne vous occupez pas de la famille ! Est-ce que tout, dans le monde, ne vous montre pas le vulgaire lié au sublime ? Elle est la femme qui vous convient, croyez-moi; elle est délicate et fière, et elle vous aime éperdument… et puis elle m’a piétinée, piétinée, comprenez-vous ? C’est de cela que vous vous souviendrez et c’est cela qui l’élèvera dans votre esprit au-dessus de la malheureuse loque que j’étais. Vous vous souviendrez de l’attitude que j’ai tenue à ses pieds et qui vous a tant déplu; alors vous rougirez de m’avoir seulement touchée ! Vous ferez bien : entendez-vous ? car je me suis donnée à vous et je ne vous aimais pas; non, non, je ne vous aimais pas ! C’est lui, lui, que j’ai aimé et que je n’ai jamais cessé d’aimer. Hors de lui, mon Dieu ! mon Dieu ! dites-moi quel infernal plaisir est-ce que j’ai donc aimé !

—    Tu mens ! tu mens !… Oh ! je te tuerais, pour oser dire cela !

—    Mais non ! je ne mens pas. Je n’ai jamais vu clair en moi, voilà tout. Mais je veux que tu sois heureux : je te dis qui t’aime; je te fais voir comment on t’aime. Tu dois bien comprendre que je ne t’ai pas aimé, que je n’ai été qu’une folle, moi; quelque chose m’a fait tourner la tête…

—    Quelque chose ?…

—    Mais oui, je ne sais quoi ! Ce n’est pas moi qui suis tombée dans tes bras; il y a une espèce de folie qui est passée sur nous, qui m’a jetée par terre, qui a fait de moi cette loque que je te dis…

—    Luisa ! Luisa !

—    Oh ! ne prends pas cette voix-là ! tu sais bien que c’est quand tu m’appelais comme cela !… Oh ! mon Dieu, prenez pitié des misérables choses que nous sommes !

Il la tenait serrée dans ses bras, et toute la taille libre de la jeune femme devait en sentir la ceinture de muscles. Elle était forcée de voir ces yeux d’eau bleue qui l’avaient tant de fois affolée et les deux brisures lumineuses de la moustache dorée dont le chatouillement avait fait jaillir tant de nuits, dans les jardins, son beau rire éperlé !

Elle était absolument anéantie; elle ne savait plus ce qu’elle faisait ni ce qu’elle disait.

—    Va-t’en ! va-t’en ! lui jetait-elle, tu me fais une peur affreuse. Je ne t’aime pas !

—    Tu ne m’aimes pas ! tu ne m’aimes pas ! disait-il en lui imposant ses baisers sur les yeux et sur les lèvres et en étreignant son corps de toutes ses forces décuplées par l’horreur et le désespoir; tu ne m’aimes pas, mais moi je t’adore; mais moi je me précipite dans la honte, dans l’ignominie la plus dégoûtante, parce que je t’aime, parce que je n’aime que toi. Je t’aime ! je t’aime ! sous les yeux de Dieu qui devrait nous faire mourir; sous les yeux de l’homme dont je souille l’amitié, dont j’empeste toute la vie, que je trahis comme un lâche, comme un chien ! Ah ! je t’aime !

Elle se débattait encore sous sa caresse victorieuse, et tout en répondant à ses baisers.

On entendit dans une barque l’appel de Mr Belvidera qui les invitait à partir.

René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Page: .43./.53.

Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005 - 2008 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.