Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

Ceux qui restaient allèrent se promener. À part quelques connaissances assez indifférentes, il n’y avait plus autour de Dompierre que les Chandoyseau et Solweg. Le révérend Lovely et sa femme étaient partis à la suite de l’affreuse scène du bord du lac, et Lee était là-haut tout seul.

On ne craignait plus le soleil; le lent tonneau d’arrosage avait interrompu sa promenade des beaux jours de torpeur, et les pluies fréquentes lavaient les allées.

Gabriel sentait approcher la minute du chagrin qui déborde, éclate et se répand comme un fleuve qui a crevé ses digues. C’était une sourde rumeur grossissante qui semblait lui monter de la poitrine à la gorge, et qui se portait aussi sur la vue qu’elle brouillait peu à peu. Car le fait lui-même n’est presque rien en comparaison de son retentissement : l’adieu, l’omnibus et la dernière ligne du profil qui disparaît au tournant de la route, c’est à présent que cela pénètre et opère son ravage !

Il était tenté de fuir. Il avait eu plusieurs bonds en avant; il avait préparé le mot de congé : « Vous permettez ?… » ou : « Pardon !… » Mais sa nature de voluptueux se rebellait inconsciemment contre le vide épouvantant qu’il allait éprouver dans la solitude. Et il restait par lâcheté dans la compagnie d’un homme nul et de ces femmes dont il sentait que l’une au moins était pleine de tendresse pour lui.

Parler de n’importe quoi; s’impatienter même de la vanité de l’heure qu’il allait passer là, c’était toujours reculer le moment de la redoutable explosion. Et il restait.

Mr de Chandoyseau soutenait le bras de Solweg, dont la santé avait été de nouveau éprouvée par la vue du cadavre de Carlotta. On parlait d’Antonius, le peintre, qui revenait enfin de Venise, et devait prendre sa famille à Stresa pour retourner à Paris. En passant sous les épais massifs d’arbres verts tout ébranlés encore de l’organe de Luisa, Gabriel entendait la voix fine, fraîche, mesurée et précise de cette jeune fille qui parlait avec justesse, redressait avec application les erreurs de son beau-frère et de sa sœur, et sauvait, à elle seule, par son tact, la situation périlleuse que constituait leur réunion fortuite. Car Gabriel ne parlait plus guère depuis quelque temps à Mme de Chandoyseau, et il fallait son extrême misère présente pour qu’il se trouvât seul dans leur groupe. Mais cette superposition d’organes ne lui était pas désagréable, parce qu’il sentait que le second s’exerçait uniquement pour lui. C’était pour lui, et pour éviter que sa sœur ne l’éloignât par quelque maladresse, que Solweg, qui s’épuisait à seulement marcher, se donnait la peine de tenir la conversation. Et il avait dans son dénuement moral, un besoin éperdu que l’on s’occupât de lui.

De temps en temps Solweg devait s’asseoir. Mais elle sentait que l’atmosphère douloureuse qui régnait, réclamait le mouvement, et elle reprenait le bras de Mr de Chandoyseau. Celui-ci s’étant absenté un moment pour chercher les mantilles de ces dames, à cause du vent qui fraîchissait, Gabriel offrit son bras à Solweg et l’on marcha quelque temps sans rien dire. L’émotion de la pauvre enfant était au comble. Son amour étant né malheureux et s’étant développé dans l’amertume, elle éprouvait toute la joie possible aux femmes destinées à souffrir, en s’apercevant que pour la première fois sa tendresse ne répugnait pas au jeune homme et qu’il se laissait soigner avec complaisance.

Un hasard fit qu’elle voulut se reposer sur le banc semi-circulaire qu’enclosait le massif des cyprès. Elle ignorait assurément que cet endroit rappelât des souvenirs brûlants à Gabriel. Il la retint du bras, par l’effet d’un mouvement involontaire. Il ne pouvait pas s’asseoir là, il ne pouvait pas ! c’était plus fort que lui. Elle ne comprenait pas et insistait doucement; ils avaient marché beaucoup et les jambes venaient à lui manquer. Elle se tourna vers lui, et vit sa figure :

—    Ah ! fit-elle.

Ce fut une petite exclamation de surprise et de désespoir, si tendre que sa sœur elle-même ne l’entendit pas. Cependant les yeux de Solveg rougirent. Elle n’insista pas; elle se refit elle-même des jambes par un effort de volonté : elle fut même moins lourde à son bras, et ils allèrent plus loin.

Il avait saisi tout ce qui s’était passé. Mais cette douleur à côté de lui ne pouvait que faire déborder la sienne, et les larmes lui montèrent aux yeux. Il se contint, d’un mouvement violent, et elles ne firent que perler. Mais ils s’étaient vus pleurer l’un et l’autre, et leurs deux infortunes, cependant si contradictoires, les rapprochaient.

René Boylesve

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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