Le parfum des îles Borromées

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René Boylesve

Le parfum des îles Borromées

À la suite d’une nuit affreuse, Gabriel se hasarda à frapper à la porte de Lee. Les deux hommes se serrèrent la main en silence. Puis, ils parlèrent de choses absolument insignifiantes ou du moins si étrangères à leur véritable préoccupation, que leur conversation trébuchait à chaque pas et tombait.

—    Il est temps de partir, dit Dompierre.

—    Oui.

—    Quand ?

—    Quand vous voudrez.

—    Ce soir.

—    Voulez-vous vous charger de prévenir à l’hôtel ?

Gabriel descendit et donna des ordres au bureau. Ensuite, il regarda successivement sa montre, une horloge, une autre horloge et puis sa montre encore, dans l’espoir de trouver le temps plus avancé qu’il ne l’avait cru tout d’abord. Les pensionnaires étaient clairsemés, les corridors reprenaient le calme des mortes-saisons; à chaque passage du bateau l’hôtel se dépeuplait davantage.

Une pluie fine bruinait au dehors; il resta quelques minutes contre la vitre d’une porte-fenêtre, en face de l’immense tristesse qui avait envahi le paysage. Le lac était à demi voilé, les îles invisibles. Gabriel noyait sa pensée dans le deuil de la nature; et le vent qui chassait la pluie en nuages grisâtres rasant la surface de l’eau, semblait promener sur cette désolation les formes mêmes de sa mélancolie.

Il ouvrit machinalement la porte du salon de lecture et eut un mouvement de surprise en y trouvant Solweg. Il avait tant souffert depuis la veille que le souvenir de la scène muette qui s’était passée entre la jeune fille et lui, lui avait échappé. Il avait oublié jusqu’à cette vivante tendresse dont le contact lui avait été cependant comme un pansement frais sur une blessure. Il l’éprouva de nouveau en recevant le premier regard qu’elle lui donna.

—    Ah ! fit-il, mademoiselle, comment allez-vous ?

Elle était assise, dans le jour de la fenêtre. La chair délicate de son visage, les alentours extrêmement sensibles de ses yeux manifestèrent une émotion vive en même temps qu’une rapide et ferme résolution. Cette petite tête solide et volontaire avait jugé d’un coup qu’elle pouvait, par un seul mot, donner une consistance inespérée au lien encore lâche et fragile qui l’unissait au jeune homme. Elle ramassa tout son courage, et le regardant avec toute l’admirable franchise de ses yeux qui n’étaient plus d’une enfant malheureuse, mais d’une femme qui a conscience de sa force, elle répondit simplement à la question qu’il lui adressait sur sa santé :

—    Et vous ?

Elle assista vaillamment à l’effet de la surprise qu’il éprouvait. Par cette interrogation, elle jetait bas tout masque conventionnel, toute retenue de timidité; elle s’emparait pour pénétrer en lui des armes que le hasard des circonstances lui avait fournies contre le secret de son intrigue; elle faisait flèche, une bonne fois, enfin, des mille perspicacités inavouées et toujours contenues, dont elle avait entouré les relations de l’Italienne et de l’homme qu’elle aimait.

C’était courir un risque considérable. Elle connaissait, pour en avoir été trop molestée, l’irritabilité excessive de Gabriel vis-à-vis de tout ce qui approchait du sujet de sa passion. Elle pouvait lui déplaire et le blesser violemment, irrévocablement. Mais le temps pressait; elle flairait un départ prochain, peut-être furtif; si elle n’agissait pas sur-le-champ, elle le perdait peut-être à jamais.

Au fond, son instinct de femme la rassurait puissamment contre toutes ces incertitudes : elle était certaine que, par dessus tout, il avait besoin d’être plaint.

Et, en effet, la sensibilité du pauvre garçon était si à vif en un point, qu’elle se trouvait annihilée en tous les autres. Ce fut à peine s’il remarqua l’importance extraordinaire de ces deux mots « et vous ? » que le regard expressif de Solweg appliquait sans aucun doute possible, à sa santé morale. Il ne songea pas à se dire : « Comment ! c’est une jeune fille qui vient me faire allusion à ce dont je ne puis parler à personne au monde ! C’est elle que j’ai dédaignée, tarabustée, blessée à propos de mon amour, qui vient me dire : « Eh bien ! mon ami, et votre cœur ? « C’est là l’aboutissement d’un long drame silencieux de deux mois et qu’une petite pointe enfin termine, une petite pointe qui me pénètre et dont je ne prévois ni la direction, ni l’arrêt dans les profondeurs de mon être !… » Il ne pensa qu’à la douceur de ces yeux compatissants qui pourtant l’avaient tant de fois irrité ! Il en recevait la caresse avec une gratitude visible sur sa figure ravagée. Ah ! la petite Solweg était désormais tranquille : il la remerciait simplement, sans lui dire un mot, mais de toute l’éloquence de ses traits bouleversés, de toute son attitude épuisée, fléchissante, et de sa main, enfin, dont il n’osait presser la fine main tremblante que lui avait tendue la gracieuse sœur de charité.

Ils restèrent ainsi quelques secondes qui leur parurent longues, les mains unies, et sans parler.

Cet instant imprévu était définitif pour l’un et pour l’autre. Solveg en pressentait toutes les conséquences futures avec un ravissement intime, et lui, avec une surprise hébétée, un ahurissement naïf, une sorte d’accablement ni heureux, ni pénible, tel qu’en éprouvent la plupart des hommes en se laissant plier à la logique des choses qui a remplacé chez les modernes l’antique Destin.

Que dire ? Il y a des moments où les mots ont trop de sens, où le moindre chuchotement a des résonances de fanfare. Ils refoulaient tout ce qui leur montait aux lèvres. Il voulait dire : « Mais non ! pauvre petite, c’est impossible ! vous sentez bien que je ne vous aimerai pas !… » Elle voulait lui dire : « Je vous aime ! je vous aime ! et je serai si heureuse en continuant de souffrir par vous !… » Pourquoi ne lui avouait-il pas : « Je suis un lâche : j’ai aimé, j’aime encore et j’aimerai sans doute toujours une femme que vous avez tenue sous vos pieds, et je ne vous prendrai, vous que parce que vous êtes la seule qui puissiez soigner convenablement ma douleur… » Elle lui aurait évidemment répondu : « Je vous aime ! Nous autres femmes, nous aimons les lâches comme les héros, quand nous aimons. »

Ils se taisaient.

Par contenance, ils tournèrent la tête du côté de la vitre que la pluie battait. On n’apercevait que les feuilles ruisselantes des fusains et des lauriers-cerises et les grands glaives tordus et flamboyants des aloès sur quoi l’eau glissait comme sur une peau grasse.

—    Quel temps !

—    Quel temps !

—    Est-ce que vous partez ? demanda-t-elle.

—    Oui, ce soir.

Elle eut un frémissement imperceptible :

—    Nous, seulement demain, dit-elle. Mon frère nous attendra à Milan.

—    Ah !… Et vous rentrez à Paris ?

—    Avec mon frère, oui.

—    Avec votre frère ?… et monsieur et madame de Chandoyseau ?

—    Oh ! ils vont à Rome, à Naples, je ne sais où ! Mais je vais habiter chez mon frère…

—    Jusqu’au retour de votre sœur ?

—    Non, définitivement.

—    Ah !

Ils regardèrent encore tomber la pluie.

Elle releva doucement, tendrement, ses yeux vers lui :

—    Pourquoi partez-vous ce soir ? dit-elle.

Il hésita un peu, puis il lui sourit, pour la première fois. Elle était toute remuée, haletante et suspendue à ses lèvres :

—    Je ne partirai que demain, dit-il en se retirant.

René Boylesve

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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