Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Je remontai la côte et pris le chemin que j’avais vu prendre à Joseph. Je m’enquis de lui le long de la route et n’en eus point nouvelles, sinon qu’on l’avait bien vu passer, mais non revenir. Ça me mena jusqu’au droit de la forêt, où j’allai questionner le forestier, dont la maison, qui est une pièce fort ancienne, surmonte un grand morceau de brande couché en pente. C’est un endroit bien triste, malgré qu’on y voie de loin, et où il ne pousse, à la lisière des taillis de chêne, que de la fougère et des ajoncs.

Le garde forestier était, dans ce temps-là, Jarvois, mon parrain, natif de Verneuil. Sitôt qu’il me vit, comme je n’allais pas souvent me promener si loin, il me fit tant de fête et d’amitié qu’il n’y eût pas moyen de s’en aller.

—    Ton camarade Joseph est venu céans, il y a tantôt une heure, me dit-il, pour nous demander si les charbonniers étaient dans la forêt; sans doute que son maître lui aura commandé de s’en enquérir. Il n’était ni dérangé en paroles, ni mal porté sur ses jambes, et il a monté jusqu’au gros chêne. Tu n’as donc point à t’en inquiéter, et puisque te voilà, il faut boire une bouteille avec moi et attendre que ma femme revienne de quérir ses vaches, car elle serait fâchée si tu partais sans l’avoir vue.

N’ayant plus sujet de me tourmenter, je restai chez mon parrain jusque vers le coucher du soleil. C’était environ la mi-février, et, voyant venir la nuit, je fis mes adieux et pris le chemin d’en sus, afin de gagner Verneuil et de m’en retourner tout droit chez nous par la route aux Anglais, sans repasser par Saint-Chartier où je n’avais plus que faire.

Mon parrain m’expliqua un peu mon chemin, car je n’avais traversé la forêt qu’une ou deux fois en ma vie. Vous savez que, dans le pays d’ici, nous ne courons guère au loin, surtout ceux de nous qui se donnent au travail de la terre, et qui vivent autour des habitations comme des poussins alentour de la mue.

Aussi, malgré que l’on m’avait bien averti, je donnai trop sur ma gauche, et, au lieu de rencontrer la grande allée de chênes, je me trouvai dans les bouleaux, à une bonne demi-lieue du point que j’aurais dû gagner.

La nuit était tout à fait tombée et je n’y voyais plus goutte, car, en ce temps, la forêt de Saint-Chartier était encore une belle forêt, rapport non à son étendue, qui n’a jamais été de conséquence, mais à l’âge des arbres, qui ne laissaient guère passer la clarté entre le ciel et la terre.

Ce qu’elle y gagnait en verdeur et fierté, elle vous le faisait payer du reste. Ce n’était que ronces et fretats, chemins défoncés et ravines d’une bourbe noire et légère, où l’on ne tirait pas trop la semelle, mais où l’on s’enfonçait jusqu’aux genoux quand on s’écartait un peu du tracé. Si bien que, perdu sous la futaie, déchiré et embourbé dans les éclaircies, je commençais à maugréer contre la mauvaise heure et le mauvais endroit.

Après avoir pataugé assez longtemps pour en avoir chaud, malgré que la soirée fût bien fraîche, je me trouvai dans des fougères sèches, si hautes, que j’en avais jusqu’au menton, et en levant les yeux devant moi, je vis, dans le gris de la nuit, comme une grosse masse noire au milieu de la lande.

Je connus que ce devait être le chêne, et que j’étais arrivé au fin bout de la forêt. Je n’avais jamais vu l’arbre, mais j’en avais ouï parler, pour ce qu’il était renommé un des plus anciens du pays, et, par le dire des autres, je savais comment il était fait. Vous n’êtes point sans l’avoir vu. C’est un chêne bourru, étêté de jeunesse par quelque accident, et qui a poussé en épaisseur; son feuillage, tout desséché par l’hiver, tenait encore dru, et il paraissait monter dans le ciel comme une roche.

J’allais tirer de ce côté-là, pensant que j’y trouverais la sente qui coupait le bois en droite ligne, lorsque j’entendis le son d’une musique, qui était approchant celui d’une cornemuse, mais qui menait si grand bruit, qu’on eût dit d’un tonnerre.

Ne me demandez point comment une chose qui aurait dû me rassurer en me marquant le voisinage d’une personne humaine, m’épeura comme un petit enfant. Il faut bien vous dire que, malgré mes dix-neuf ans et une bonne paire de poings que j’avais alors, du moment que je m’étais vu égaré dans le bois, je m’étais senti mal tranquille. Ce n’est pas pour quelques loups qui descendent, de temps on temps, des grands-bois de Saint-Aoust dans cette forêt-là, que j’aurais manqué de cœur, ni pour la rencontre de quelque chrétien malintentionné. J’étais enfroidi de cette sorte de crainte qu’on ne peut pas s’expliquer à soi-même, parce qu’on ne sait pas trop où en est la cause. La nuit, la brume d’hiver, un tas de bruits qu’on entend dans les bois et qui sont autres que ceux de la plaine, un tas de folles histoires qu’on a entendu raconter, et qui vous reviennent dans la tête, enfin, l’idée qu’on est esseulé loin de son endroit; il y a de quoi vous troubler l’esprit quand on est jeune, voire quand on ne l’est plus.

Moquez-vous de moi si vous voulez. Cette musique, dans un lieu si peu fréquenté, me parut endiablée. Elle chantait trop fort pour être naturelle, et surtout elle chantait un air si triste et si singulier, que ça ne ressemblait à aucun air connu sur la terre chrétienne. Je doublai le pas, mais je m’arrêtai, étonné d’un autre bruit. Tandis que la musique braillait d’un côté, une clochette sonnait de l’autre, et ces deux résonances venaient sur moi, comme pour m’empêcher d’avancer ou de reculer.

Je me jetai de côté en me baissant dans les fougères; mais, au mouvement qui s’ensuivit, quelque chose fit feu des quatre pieds tout auprès de moi, et je vis un grand animal noir, que je ne pus envisager, bondir, prendre sa course et disparaître.

Tout aussitôt, de tous les points de la fougeraie, sautèrent, coururent, trépignèrent une quantité d’animaux pareils, qui me parurent gagner tous vers la clochette et vers la musique, lesquelles s’entendaient alors comme proches l’une de l’autre. Il y avait peut-être bien deux cents de ces bêtes, mais j’en vis au moins trente mille, car la peur me galopait rude, et je commençais à avoir des étincelles et des taches blanches dans la vue, comme la frayeur en donne à ceux qui ne s’en défendent point.

Je ne sais par quelles jambes je fus porté auprès du chêne; je ne sentais plus les miennes. Je me trouvai là, tout étonné d’avoir fait ce bout de chemin comme un tourbillon de vent, et, quand je repris mon souffle, je n’entendis plus rien, au loin ni auprès; je ne vis plus rien, ni sous l’arbre, ni sur la fougeraie; et je ne fus pas bien sûr de n’avoir point rêvé un sabbat de musique folle et de mauvaises bêtes.

Je commençais à me ravoir et à regarder en quel lieu j’étais; La branchure du chêne couvre une grande place herbue, et il y faisait si noir que je ne voyais point mes pieds; si bien que je me heurtai contre une grosse racine et tombai les mains en avant, sur le corps d’un homme qui était allongé là comme mort ou endormi. Je ne sais point ce que la peur me fit dire ou crier, mais ma voix fut reconnue, et tout aussitôt celle de Joset me répondit :

—    C’est donc toi, Tiennet ? Et qu’est-ce que tu viens faire ici à pareille heure ?

—    Et toi-même, qu’y fais-tu, mon vieux ? lui dis-je, bien content et bien consolé de le trouver là. Je t’ai cherché tout le tantôt; ta mère a été en peine de toi, et je te croyais retourné vers elle depuis longtemps.

—    J’avais affaire par ici, répondit-il, et, avant de m’en aller, je me reposais là, voilà tout.

—    Tu n’as donc pas peur de te trouver comme ça, de nuit, dans un endroit si laid et si triste ?

—    Peur de quoi, et pourquoi, Tiennet ? je ne t’entends point !

J’eus honte de lui confesser combien j’avais été sot. Cependant, je me risquai à lui demander s’il n’avait pas vu du monde et des bêtes dans la clairière.

—    Oui, oui, répondit-il; j’ai vu beaucoup de bêtes, et du monde aussi, mais tout ça n’est pas bien méchant, et nous pouvons nous en aller tous deux sans que mal nous en arrive.

Je m’imaginai, à sa voix, qu’il se gaussait un peu de ma frayeur, et je quittai le chêne avec lui; mais quand nous fûmes hors de son ombrage, il me sembla que Joset n’avait ni sa taille ni sa figure des autres fois. Il me paraissait plus grand, portant plus haut la tête, marchant d’un pas plus vif, et parlant avec plus de hardiesse. Ça ne me rassura point, car toutes sortes de folies me traversèrent la remembrance. Ce n’était, point seulement par ma grand-mère que je m’étais laissé conter que les gens qui ont la figure blanche, l’œil vert, l’humeur triste et la parole difficile à comprendre, sont portés à s’accointer avec les mauvais esprits, et, en tout pays, les vieux arbres sont mal famés pour la hantise des sorciers et des autres.

Je n’osai respirer tant que nous fûmes dans la fougeraie, je m’attendais toujours à voir repasser ce qui m’était apparu en songe de l’âme ou en vérité des sens. Tout resta tranquille, et il n’y eut d’autre bruit que celui des branches sèches qui se cassaient à notre passage, ou d’un restant de glace qui craquait sous nos pieds.

Joseph, marchant le premier, ne prit point la grande allée, mais coupa à travers le fourré. On eût dit d’un lièvre au fait de tous les recoins, et il me mena si vite au gué de l’Igneraie, sans traverser le bourg des potiers, que je me crus arrivé par enchantement. Là, il me quitta sans avoir desserré les dents, sinon pour me dire qu’il voulait se faire voir à sa mère, puisqu’elle était en peine de lui, et il reprit le chemin de Saint-Chartier, tandis que je tranchais droit sur ma demeurance par les grands communaux.

Je ne me sentis pas plutôt dans le pays que je connaissais, que mon angoisse me quitta et que j’eus grande honte de ne pas l’avoir surmontée. Sans doute, Joseph m’aurait parlé des choses que je désirais savoir, si je l’eusse questionné; car, pour la première fois, il avait quitté son air endormi, et je lui avais, surpris, pour un moment, comme un rire dans la voix et comme une intention d’assistance dans la conduite.

Pourtant, après que j’eus dormi sur l’aventure, mes sens étant bien calmés, je m’assurai de n’avoir point rêvé ce qui s’était passé dans la fougeraie, et je trouvais, dans la quiétise de Joseph, quelque chose de louche. Les bêtes que j’avais vues là, en si grosse quantité, n’étaient point d’une présence ordinaire. Dans nos pays on n’a, par troupeaux, que des ouailles, et ma vision était d’animaux d’une autre couleur et d’une autre mesure. Ce n’était ni chevaux, ni bœufs, ni moutons, ni chèvres; et on ne souffrait, d’ailleurs, aucun bétail paître dans la forêt.

À l’heure où je vous parle, je trouve que j’étais bien sot. Pourtant, il y a bien de l’inconnu dans les affaires de ce monde où l’homme met le nez; à meilleure enseigne, dans celles dont le bon Dieu s’est réservé le secret.

Tant il y a que je n’osai point questionner Joseph, car si l’on peut être curieux des bonnes idées, on ne doit point l’être des mauvaises, et mêmement, on répugne toujours à se fourrer dans les affaires où l’on peut trouver plus qu’on ne cherche.

George Sand

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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