Les maîtres sonneurs

Page: .19./.61.

George Sand

Les maîtres sonneurs

Brulette fit de son mieux pour me cacher son ennui de le voir partir, mais, ne se sentant point le cœur à la causette, elle fit mine de s’endormir sur le sable fin de la rive, la tête appuyée sur les paniers qu’on avait retirés au mulet pour le soulager, et le visage garanti des mouches par son mouchoir blanc. Je ne sais si elle dormit; je lui parlai deux ou trois fois sans avoir réponse, et comme elle m’avait laissé mettre ma figure sur le bout de son tablier, je me tins coi aussi, mais sans dormir d’abord, car je me sentais bien encore un peu agité par son voisinage.

Enfin la fatigue me gagna et je perdis ma connaissance pour un bout de temps. Quand elle me revint, j’entendis causer, et connus, à la voix, que le muletier était revenu et s’entretenait avec Brulette. Je ne voulus point déranger le tablier afin de pouvoir les entendre parler librement, mais je le tenais bien serré dans mes mains, et la fillette n’aurait pas pu s’éloigner d’un pas, encore qu’elle l’eût voulu.

—    Mais enfin, j’ai le droit, disait Huriel, de vous demander quelle conduite vous avez résolu de tenir avec ce pauvre enfant. Je suis son ami plus qu’il ne m’est permis d’être le vôtre, et je me reprocherais de vous avoir amenée auprès de lui, si votre idée était de le tromper.

—    Qui vous parle de le tromper ? répondit Brulette. Pourquoi critiquez-vous mon intention sans la connaître ?

—    Je ne la critique pas, Brulette; je vous questionne en homme qui aime beaucoup Joseph, et qui vous porte assez d’estime pour croire que vous irez franchement avec lui.

—    Cela ne regarde que moi, maître Huriel; vous n’êtes pas juge de mes sentiments, et je n’en dois confidence à personne. Je ne vous demande pas, moi, si vous êtes franc et fidèle envers votre femme !

—    Ma femme ? fit Huriel, comme étonné.

—    Eh oui, reprit Brulette, n’êtes-vous point marié ?

—    Vous ai-je dit cela ?

—    Je croyais que vous l’aviez dit chez nous hier soir, quand mon grand-père, s’imaginant que vous veniez me parler mariage, s’est dépêché de vous refuser.

—    Je n’ai rien dit du tout, Brulette, si ce n’est que je ne demandais pas le mariage. Avant d’avoir la personne, il faut avoir le cœur, et je n’ai pas droit au vôtre.

—    Je vois au moins, dit Brulette, que vous êtes plus raisonnable et moins hardi avec moi que l’an passé.

—    Oh ! reprit Huriel, si je vous ai dit, à la fête de votre village, des paroles un peu vives, c’est qu’elles me sont venues comme ça en vous voyant; mais le temps a passé là-dessus, et vous devriez avoir oublié l’offense.

—    Qui vous dit que je m’en souvienne ? Est-ce que je vous en fais reproche ?

—    Vous me la reprochez en vous-même, ou tout au moins vous en gardez souvenance, puisque vous ne me voulez point parler clairement au sujet de Joseph.

—    J’ai cru, dit Brulette, dont la voix marquait un peu d’impatience, que je m’étais expliquée là-dessus bien clairement hier au soir; mais quel accord voulez-vous donc faire entre ces deux choses-là ? Plus je vous aurai oublié, moins je dois être pressée de vous confesser mes sentiments pour n’importe qui.

—    Tenez, mignonne, dit le muletier, qui ne paraissait donner dans aucune des petites réserves de Brulette, vous avez très bien parlé sur le passé hier au soir; mais vous n’avez guère appuyé sur l’avenir, et je ne sais pas encore ce que vous comptez dire de bon à Joseph pour le raccommoder avec la vie. Pourquoi refusez-vous de me le faire savoir franchement ?

—    Et qu’est-ce que cela vous fait, je vous le demande ? Si vous êtes marié, ou seulement engagé de parole, vous ne devez point tant regarder à travers le cœur des filles.

—    Brulette, vous voulez absolument me faire dire que je suis libre de vous faire la cour. Et vous, vous ne me direz rien de votre position ? Je ne dois pas savoir si vous devez un jour favoriser Joseph, ou si vous n’avez pas donné parole à quelque autre, ne fût-ce qu’à ce grand garçon-là qui dort sur votre tablier ?

—    Vous êtes trop curieux ! dit Brulette en se levant et en se hâtant de me retirer le tablier que je fus bien forcé de lâcher, en faisant celui qui s’éveille.

—    Partons, dit Huriel, que la mauvaise humeur de Brulette ne paraissait point entamer et qui montrait toujours le rire sur ses dents blanches et dans ses grands yeux, les seuls endroits de sa figure qui ne fussent point en deuil.

Nous reprîmes le chemin du Bourbonnais. Le soleil s’était caché sous une grosse nuée qui montait, et il commençait à tonner dans les bas du ciel.

—    Cet orage-là n’est rien, dit le muletier; il s’en va sur notre gauche. Si nous n’en rencontrons pas un autre en tirant sur les affluents de la Joyeuse, nous arriverons sans peine; mais le temps est si lourd qu’il faut s’apprêter à tout.

Il déplia alors son manteau, qui était lié derrière lui avec une belle capiche de femme, toute neuve, dont Brulette s’émerveilla :

—    Vous ne direz pas, fit-elle en rougissant, que vous n’êtes pas marié ? À moins que ce ne soit un cadeau de noces que vous avez acheté en chemin ?

—    C’est possible, dit Huriel du même air; mais s’il vient à pleuvoir, vous l’étrennerez et ne le trouverez pas de trop, car votre cape est légère.

Comme il l’avait prédit, le temps s’éclaircit d’un côté et s’embrouilla de l’autre, et, comme nous traversions une brande plate, entre Saint-Saturnin et Sidiailles, il s’émaliça tout d’un coup et nous battit d’un grand vent. Le pays devenait sauvage, et la tristesse me prit malgré moi. Brulette aussi trouva l’endroit bien aride, et observa qu’il n’y avait pas un seul arbre pour s’abriter. Huriel se moqua de nous :

—    Voilà bien les gens des pays de blé ! dit-il; aussitôt qu’ils foulent la bruyère, ils se croient perdus.

Comme il nous conduisait en droite ligne, connaissant, comme son œil, toutes les sentes et coursières par où un mulet pouvait passer pour abréger le chemin, il nous fit laisser Sidiailles sur la gauche et descendre tout droit aux bords de la petite rivière de Joyeuse, un pauvre rio qui n’avait pas la mine d’être bien méchant, et que pourtant il se montra pressé de passer. Quand ce fut fait, la pluie commença de tomber, et il fallait, ou nous mouiller, ou nous arrêter en un moulin qu’on appelle le moulin des Paulmes. Brulette voulait passer outre, et c’était aussi le conseil du muletier, qui pensait ne pas devoir attendre que les chemins fussent gâtés; mais j’observai que la fille m’étant confiée, je ne devais point l’exposer à attraper du mal, et Huriel se rendit cette fois à mon vouloir.

Nous fûmes arrêtés là deux grandes heures, et quand il fut possible de se risquer dehors, le soleil s’en allait grand train. La Joyeuse avait si bien enflé que c’était une vraie rivière dont le guéage n’eût pas été commode; heureusement, nous l’avions derrière nous; mais les chemins étaient devenus abominables et nous avions encore une petite rivière à traverser avant de nous trouver en Bourbonnais.

Tant que le jour dura, nous pûmes avancer; mais la nuit vint si noire, que Brulette eut peur sans oser le dire. Huriel, qui s’en aperçut à son silence, descendit de cheval, et, chassant devant lui cette bête qui connaissait le chemin aussi bien que lui-même, il prit la bride du mulet qui portait ma cousine et le conduisit bien adroitement pendant plus d’une lieue, le soutenant pour qu’il ne bronchât, et se mettant dans l’eau ou dans les sables jusqu’aux genoux, sans souci de rien pour son compte, et riant chaque fois que Brulette le plaignait, ou le priait de ne pas se tuer pour elle. Là, elle s’avisa bien qu’il était ami plus fidèle et plus secourable qu’un simple galant, et qu’il savait aider beaucoup sans se faire valoir.

Le pays me paraissait de plus en plus vilain. C’était toutes petites côtes vertes coupassées de ruisseaux bordés de beaucoup d’herbes et de fleurs qui sentaient bon, mais ne pouvaient en rien amender le fourrage. Les arbres étaient beaux, et le muletier prétendait ce pays plus riche et plus joli que le nôtre, à cause de ses pâturages et de ses fruits; mais je n’y voyais pas de grandes moissons, et j’eusse souhaité être chez nous, surtout voyant que je ne servais de rien à Brulette et que j’avais assez à faire pour mon compte de me tirer des viviers et des trous du chemin.

Enfin le temps s’éclaircit, la lune se montra, et nous nous trouvâmes dans le bois de la Roche, au confluent de l’Arnon et d’une autre rivière dont j’ai oublié le nom.

—    Restez sur la hauteur, nous dit Huriel; vous pouvez même y mettre pied à terre pour vous dégourdir les jambes. C’est sablonneux et la pluie n’a guère percé les chênes. Moi, je vas voir si nous pouvons passer le gué.

Il descendit jusqu’à la rivière, et remontant bientôt :

—    Tous les fonds sont noyés, nous dit-il, et il nous faudrait peut-être remonter jusqu’à Saint-Pallais pour passer en Bourbonnais. Si nous ne nous étions pas arrêtés au moulin de la Joyeuse, nous aurions devancé le débordement, et nous serions rendus à cette heure; mais ce qui est fait est fait; voyons ce qui nous reste à faire. L’eau tend à s’écouler. En restant ici, nous pouvons passer dans quatre ou cinq heures, et nous arriverons à notre destination au petit jour, sans fatigue et sans danger; car entre les deux bras de l’Arnon, nous avons pays de plaine sèche : au lieu que si nous remontons jusqu’à Saint-Pallais de Bourbonnais, nous risquons de barboter toute la nuit pour ne pas arriver plus tôt.

—    Eh bien, dit Brulette, restons ici. L’endroit est sec et le temps clair; et encore que nous soyons en un bois un peu sauvage, je n’aurai point peur avec vous deux.

—    Voilà enfin une brave voyageuse ! dit Huriel. Or çà, soupons, puisque nous n’avons rien de mieux à faire. Tiennet, attache le clairin, car nous avons beaucoup d’autres bois avoisinant celui-ci, et je ne répondrais pas de la traîtrise de quelque loup. Déshabille les mules, elles ne s’éloigneront pas de la clochette; et vous, mignonne, aidez-moi à faire le feu, car l’air est encore humide, et je suis d’avis que vous ne preniez pas de rhume en mangeant bien à votre aise.

Je me sentais le cœur très découragé et attristé sans pouvoir me dire pourquoi; soit que j’eusse honte de n’être bon à rien dans un pareil voyage auprès de Brulette, soit que le muletier eût raison de me plaisanter, j’étais déjà comme si j’avais eu le mal du pays.

—    De quoi te plains-tu ? me disait cependant Huriel, qui paraissait toujours plus gai, à mesure que nous étions plus en détresse : n’es-tu pas là comme un moine en son réfectoire ? Ces rochers ne sont-ils pas disposés comme pour nous servir de cheminée, de dressoirs et de siéges ? Ne voilà-t-il pas ton troisième repas aujourd’hui ? Cette claire lune d’argent n’éclaire-t-elle pas mieux que ta vieille lampe d’étain ? Nos vivres, bien couverts dans mes bannes, ont-ils souffert de la pluie ? Ce grand foyer ne sèche-t-il pas l’air autour de nous ? Ces branches et ces herbes mouillées n’ont elles pas meilleure senteur que vos provisions de fromage et de beurre rance ? Est-ce qu’on ne respire pas autrement sous ces grandes voûtures de branches ? Regarde-les, éclairées par la flamme de notre campement ! Ne dirait-on pas des centaines de grands bras maigres qui s’entre-croisent pour nous abriter ? Si, de temps en temps, un petit vent nous secoue la feuillée humide sur la tête, n’en vois-tu pas pleuvoir des diamants qui nous couronnent ? Qu’est-ce que tu trouves de si triste dans l’idée que nous sommes seuls dans un lieu inconnu pour toi ? Ne rassemble-t-il pas ce qu’il y a de plus consolant dans la vie ? Dieu d’abord, qui est partout, et ensuite une fille charmante et deux bons amis prêts à s’entraider ?

»Et puis, croyez-vous que l’homme soit fait pour nicher toute l’année ? M’est avis, au contraire, que son destin est de courir, et qu’il serait cent fois plus fort, plus gai, plus sain d’esprit et de corps, s’il n’avait pas tant cherché ses aises, qui l’ont rendu mol, craintif et sujet aux maladies. Plus vous fuyez le froid et le chaud, plus ils vous blessent quand ils vous attrapent. Vous verrez mon père, qui, comme moi, n’a peut-être pas dormi dans un lit dix fois en sa vie, s’il a des courbatures et des rhumatismes, encore qu’il travaille en bras de chemise en plein hiver !

»Et puis enfin, n’est-ce pas réjouissant de se sentir plus solide que le vent et les tonnerres du ciel ? Quand L’orage gronde, n’est-ce pas la plus belle des musiques ? Et les courants d’eau qui s’engouffrent dans les ravines et qui s’en vont sautant d’une racine sur l’autre, emportant les cailloux et laissant leur écume aux tiges des fougères, ne chantent-ils pas aussi des chansons folles qui portent aux jolis rêves, quand on s’endort dans les îlots qu’en une nuit ils découpent autour de vous ? Les bêtes s’attristent du mauvais temps, j’en conviens; les oiseaux se taisent, les renards se terrent; mon chien lui-même cherche un abri sous le ventre de mon cheval; mais ce qui distingue l’homme des animaux, c’est de conserver son cœur tranquille et allègre au milieu des batailles de l’air et du caprice des nuées. Lui seul, qui sait se préserver, par son raisonnement, de la peur et du danger, a le pouvoir et l’instinct de sentir ce qu’il y a de beau dans ce vacarme. »

George Sand

Les maîtres sonneurs

Page: .19./.61.

Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005 - 2008 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.