Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Brulette écoutait le muletier avec un grand saisissement. Elle suivait ses yeux et tous ses gestes, et goûtait chaque chose qu’il disait, sans s’expliquer à elle-même comment des paroles et des idées si nouvelles lui montaient la tête et lui échauffaient le cœur. Je m’en sentais bien un peu touché aussi, encore que j’y fisse plus de résistance : car Huriel avait une mine si aimable et si résolue sous son barbouillage, qu’on en était gagné malgré soi, comme lorsqu’on se voit surpassé au mail par un si beau joueur qu’on lui rend hommage tout en perdant son enjeu.

Nous n’étions pas pressés de finir notre souper, car, de vrai, nous étions très bien séchés, et quand notre feu ne fut plus qu’un tas de cendres chaudes, le temps était devenu si doux et si clair que nous nous trouvions très dispos et tout à fait soutenus en courage et bien-être par les joyeux propos et beaux devis du muletier. De temps en temps, il se taisait pour écouter la rivière qui grondait toujours assez fort, et comme les eaux, tombées dans les hauts, s’épanchaient vers son lit en mille petits ruisseaux encore grouillants, il n’y avait point d’apparence que nous pussions nous remettre en marche avant la tombée de la nuit. Huriel ayant été encore s’en assurer, revint nous donner le conseil de dormir. Il fit un lit à Brulette avec les bâtines des animaux, et l’enveloppa bien de tout ce qu’il avait de vêtements de rechange, toujours bien gaiement et sans lui conter davantage fleurette, mais en lui marquant l’intérêt et la douceur qu’il aurait eus pour un petit enfant.

Puis, il s’étendit, sans manteau ni coussins, sur la terre séchée aux alentours du foyer, m’invitant à faire de même, et bientôt dormit comme un loir, ou peu s’en faut.

J’étais bien tranquille, mais je ne dormais point, car je ne pouvais goûter cette façon de dortoir, lorsque j’entendis au loin une sonnette, comme si le clairin se fût détaché et écarté dans la forêt. Je me soulevai et le vis bien tranquille au lieu où nous l’avions mis. C’était donc un autre clairin qui nous annonçait l’approche ou le voisinage d’autres muletiers.

Tout aussitôt je vis Huriel se soulever aussi, écouter, se lever tout à fait et venir à moi :

—    J’ai le sommeil dur, me dit-il, et quand je n’ai que mes mules à garder, je peux m’oublier quelquefois : mais comme j’ai ici la garde d’une princesse fort précieuse, c’est autre chose, et je n’ai dormi que d’un œil. Ainsi as-tu fait, Tiennet, et c’est bien. Parlons bas, et ne bougeons, car j’aime autant ne pas faire rencontre de mes confrères; mais comme j’ai bien choisi la place où nous sommes, il y a peu d’apparence qu’on nous y découvre.

Il n’avait pas fini de parler, qu’une figure noire glissa entre les arbres et passa si près de Brulette que, pour un peu, elle l’eût heurtée sans la voir. C’était un muletier qui, aussitôt, fit un grand cri en manière de sifflement, auquel d’autres cris pareils furent répondus de plusieurs endroits, et, en moins d’un instant, une demi-douzaine de ces diables, tous plus affreux à voir les uns que les autres, furent autour de nous. Nous avions été trahis par le chien d’Huriel, qui, sentant des amis et des connaissances dans les chiens des muletiers, avait été à leur rencontre et servi de guide à leurs maîtres pour trouver notre gîte.

Huriel avait beau s’en cacher, il marquait de l’inquiétude, et malgré que j’eusse averti doucement Brulette de ne bouger point, et que je me fusse mis devant elle pour la cacher, il paraissait impossible, entourés comme nous l’étions, de la sauver bien longtemps de leurs yeux.

J’avais une idée confuse du danger, et le devinais plus que je ne le voyais, car Huriel n’avait pas eu le temps de m’expliquer le plus ou moins de chrétienté des gens avec qui nous nous trouvions. Ils s’entretenaient avec lui dans le patois quasi auvergnat du haut Bourbonnais, que notre ami parlait aussi bien qu’eux, encore qu’il fût né dans le bas pays. Je n’y comprenais qu’un mot de temps en temps, et voyais bien qu’ils le traitaient de bonne amitié et lui demandaient ce qu’il faisait là et qui j’étais. Je le voyais désireux de les éloigner, et même il me dit, pour être entendu d’eux, qui comprenaient aussi langage de chrétien :

—    Allons, mon camarade, nous allons souhaiter le bonjour à ces amis et reprendre notre chemin.

Mais, au lieu de nous laisser à nos apprêts de départ, ils trouvèrent la place bonne pour se réchauffer et se reposer, et se mirent en devoir de déshabiller leurs mulets pour les laisser paître jusqu’au jour :

—    Je vas crier au loup pour les éloigner un moment, me dit tout bas Huriel. Ne bouge de là, ni elle non plus, je reviens. Toi, habille nos montures et nous partirons vite; car de rester ici, c’est le pire que nous puissions faire.

Il fit comme il disait, et les muletiers coururent du côté où il criait. Par malheur, je manquai de patience et m’imaginai devoir profiter de cette confusion pour me sauver avec Brulette. Il m’était possible de la faire lever sans qu’on eût les yeux sur elle, jusque-là les manteaux qui la couvraient l’ayant fait prendre pour un amas de hardes et d’équipages. Elle m’observa bien qu’Huriel nous avait dit de l’attendre; mais je me sentais pris de colère, de peur et de jalousie. Tout ce que j’avais ouï dire de la communauté des muletiers me revenait en l’esprit; j’avais des soupçons sur Huriel lui-même, si bien que je perdis la tête, et, voyant un fourré très voisin, je pris ma cousine résolument par la main et l’y entraînai à la course.

Mais la lune était si claire, et les muletiers si près, que nous fûmes vus et qu’il s’éleva un cri : « Ohé ! Ohé ! une femme ! » Et tous ces coquins se mettant à notre poursuite, je vis qu’il n’y avait plus d’autre moyen que de s’y faire tuer. Alors, faisant tête comme un sanglier, et, levant mon bâton, j’allais décharger sur la mâchoire du plus approché de moi un coup qui ne l’aurait peut-être pas mis en paradis, sans Huriel, qui me retint le bras, en se montrant à mon côté bien lestement.

Alors, il leur parla avec beaucoup d’action et de résolution, et il s’ensuivit comme une dispute, où Brulette ni moi ne comprenions un mot et qui ne paraissait guère rassurante, car Huriel, écouté par moments, ne l’était plus dans d’autres, et, deux ou trois fois, l’un de ces mécréants, qui paraissait le plus animé, mit sa griffe de diable sur le bras de Brulette, comme pour l’emmener; et, sans moi, qui lui enfonçais mes ongles dans sa peau de bouc, pour le faire lâcher prise, il l’aurait arrachée de mes bras avec l’aide des autres; car ils étaient huit dans ce moment-là, tous armés de bons épieux et paraissant coutumiers des querelles et des injustices.

Huriel, qui gardait mieux son sang-froid, et qui se plaçait toujours entre nous et l’ennemi, me retint de porter le premier coup, lequel, comme je le compris ensuite, nous eût perdus. Il se contenta de parler, tantôt sur un ton de remontrance, tantôt sur un air de menace, et finit, en se retournant vers moi, par me dire en ma langue :

—    N’est ce pas, Étienne, que voilà ta sœur, une honnête fille, laquelle m’est accordée, et vient en Bourbonnais pour faire connaissance avec ma famille ? Ces gens-ci, qui sont mes confrères, et bons enfants vis-à-vis le droit et la justice, ne me cherchent noise que par doutance de la vérité. Ils s’imaginent que nous étions ici en causette avec la première venue, et prétendent nous garder en leur compagnie. Mais je leur dis et je jure Dieu qu’avant de faire affront, même d’une parole, à cette jeunesse, il leur faudra nous tuer ici tous les deux, et avoir notre sang sur leurs têtes et sur leurs âmes devant le ciel et devant les hommes.

—    Eh bien, quand même ? répondit en même langage français un de ces forcenés, celui qui venait toujours sur moi et que je grillais d’étendre par terre d’un coup de poing dans l’estomac. Si vous vous y faites tuer, tant pis pour vous ! Il ne manque pas de fosses par ici, pour enterrer deux imbéciles : et qu’on vienne les chercher ensuite ! Nous serons loin, et les arbres ni les pierres n’ont de langue pour raconter ce qu’ils ont vu !

Par bonheur, celui-là était le seul coquin de la bande. Il fut blâmé des autres, et mêmement un grand rouge, qui paraissait se faire écouter, le prit par un bras et le poussa loin de nous, en lui disant, dans son charabiat, des reproches et des jurements à faire trembler toute la forêt.

Et, de ce moment, le plus gros danger fut passé, l’idée du sang versé ayant soulevé, à propos, la conscience de ces hommes sauvages. Ils tournèrent la chose en riant, et plaisantèrent Huriel, qui leur répondit de même, faisant contre fortune bon cœur. Mais ils ne paraissaient point encore résolus à nous laisser partir. Ils souhaitaient voir le visage de Brulette, qui se tenait cachée sous sa cape et qui, contre sa coutume, eût bien souhaité se faire passer pour vieille et laide.

Mais, tout d’un coup, elle changea d’idée en devinant que les mauvaises paroles dites à Huriel et à moi en baragouin d’Auvergne, s’adressaient à elle en questions assez vilaines; emportée de colère et de fierté, elle se dégagea de mon bras, et jetant sa cape de dessus sa tête :

—    Hommes sans cœur, leur dit-elle d’un ton offensé et rempli de courage, j’ai le bonheur de ne pas comprendre ce que vous me dites, mais je vois bien que vous avez intention de me faire insulte dans vos pensées. Eh bien, regardez-moi, et si jamais vous avez vu la figure d’une femme qui mérite respect, connaissez que la mienne y a droit. Ayez honte de votre vilain comportement, et laissez-moi continuer mon chemin sans vous plus entendre.

L’action de Brulette, encore que hardie, fit comme un miracle. Le grand rouge haussa les épaules, sifflota un petit moment, tandis que les autres se consultaient, un peu interloqués; puis, tout d’un coup, il tourna le dos, disant d’une voix forte :

—    Assez causé, en route ! Vous m’avez élu chef de bande, j’appliquerai punition à qui tourmentera davantage Jean Huriel, bon compagnon et bien vu de toute la confrérie.

Ils s’éloignèrent, et Huriel, sans faire réflexion ni dire un mot, rhabilla les mulets quatre à quatre, nous fit monter dessus, et, passant devant, non sans se retourner à chaque pas, nous mena bon train au bord de la rivière. Elle était encore bien grosse et bien grondeuse; mais il ne barguigna point pour y entrer, et quand il fut au mitant :

—    Venez, cria-t-il, n’ayez peur ! Et, comme j’hésitais un peu à faire mouiller Brulette, car elle y avait déjà les pieds, il revint vers nous comme en colère, et frappa la mule pour la faire avancer au plus creux, jurant, et disant qu’il valait mieux être morte qu’insultée.

—    C’est bien ce que je pense ! lui répondit Brulette sur le même ton; et, frappant aussi, elle se jeta hardiment dans le courant qui écumait jusqu’au-dessus du poitrail de la mule.

George Sand

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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