Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Quand Huriel nous eut quittés, nous fîmes promenade et conversation avec Joseph; mais, pensant qu’il était content de m’avoir vu, et le serait encore plus de se trouver seul avec Brulette, je les laissai ensemble, sans faire semblant de rien, et m’en allai rejoindre le père Bastien pour m’occuper à le voir travailler.

C’était une chose plus réjouissante que vous ne sauriez croire, car, de ma vie, je n’ai vu travail de main d’homme dépêché d’une si rude et si gaillarde façon. Je pense bien qu’il eût pu faire, sans se gêner, l’œuvre de quatre des plus forts chrétiens en sa journée, et cela, toujours riant et causant quand il avait compagnie, ou chantant et sifflant quand il était seul. Il était d’un sang si chaud et si grouillant qu’il me donnait envie de l’aider, et que je regrettais de n’avoir rien à faire pour mon compte. Il m’apprit que, généralement, les fendeux et bûcheux étaient habitants voisins des bois où ils travaillaient, et que, quand leurs demeures en étaient tout proche, ils y venaient à la journée. D’autres, demeurant un peu plus loin, y venaient à la semaine, partant de chez eux le lundi avant le jour, pour y retourner à la nuit le samedi ensuivant. Quant à ceux qui descendaient comme lui du haut pays, ils s’engageaient pour trois mois, et leurs cabanes étaient plus grandes, mieux construites et mieux approvisionnées que celle des bûcheux à la semaine.

Il en était à peu près de même des charbonniers, et par là on entend non pas ceux qui achètent du charbon pour en revendre, mais ceux qui le fabriquent sur place, au compte des propriétaires des bois et forêts. Il y en avait aussi qui achetaient le droit de l’exploiter, de même qu’il y avait des muletiers qui en faisaient commerce pour leur compte; mais, généralement, ce dernier métier consistait à faire seulement des transports.

Dans les temps d’aujourd’hui, l’industrie des muletiers est en baisse et va à se perdre. Les forêts sont mieux percées, et il n’y a plus tant de ces endroits abominables pour les chevaux et les voitures, où le service des mulets est le seul possible. Le nombre des forges et usines qui consomment encore du charbon de bois est bien mandré, et on ne voit que peu de ces ouvriers-là dans nos pays. Il y en a cependant encore qui vont dans les grands bois de Cheure en Berry, ainsi que des fendeux et bûcheux du Bourbonnais; mais, au temps dont je vous parle, et où les bois couvraient encore au moins la moitié de nos provinces, tous ces états étaient grandement recherchés et avantageux. Si bien qu’en une forêt, au temps de son exploitation, on trouvait toute une population de ces différents ordres, tant de l’endroit même que des endroits éloignés, qui avaient chacun leurs coutumes, leurs confréries, et, autant que possible, vivaient en bon accord les uns vis-à-vis des autres.

Le père Bastien me raconta, et je le vis plus tard moi-même, que tous les hommes adonnés au travail des bois s’habituaient si bien à cette vie changeante et difficile, qu’ils avaient comme le mal du pays quand il leur fallait vivre en la plaine. Et tant qu’à lui, il aimait les bois comme s’il eût été loup ou renard, encore qu’il fût le meilleur chrétien et le plus divertissant compagnon qui se pût trouver.

Cependant il ne se moqua point, comme avait fait Huriel, de ma préférence pour mon pays :

—    Tous les pays sont beaux, disait-il, du moment qu’ils sont nôtres, et il est bon que chacun fasse estime particulière de celui qui le nourrit. C’est une grâce du bon Dieu sans laquelle les endroits tristes et pauvres seraient laissés à l’abandon. J’ai ouï dire à des gens qui ont voyagé au loin, qu’il y avait des terres sous le ciel que la neige ou la glace couvraient quasiment toute l’année, et d’autres où le feu sortait des montagnes et ravageait tout. Et cependant, toujours on bâtissait de belles maisons sur ces montagnes endiablées, toujours on creusait des trous pour vivre sous ces glaces. On y aime, on s’y marie, on y danse, on y chante, on y dort, on y élève des enfants tout comme chez nous. Ne méprisons donc la famille et le logement de personne. La taupe aime sa noire caverne, comme l’oiseau aime son nid dans la feuillée, et la fourmi vous rirait au nez, si vous vouliez lui faire entendre qu’il y a des rois mieux logés qu’elle en leurs palais.

La journée s’avança sans que je visse revenir Huriel avec sa sœur Thérence. Le père Bastien s’en étonnait un peu, mais ne s’en inquiétait point. Plusieurs fois, je me rapprochai de Brulette et de Joset, qui ne se tenaient pas loin de là; mais, les voyant causer toujours et ne point donner attention à mon approche, je m’en allai seul de mon côté, ne sachant trop comment avaler le temps. J’étais, avant toutes choses, moi aussi, le vrai ami de cette chère fille. Dix fois par jour, je m’en sentais amoureux, dix fois par jour je m’en sentais guéri, et, le plus souvent, je n’y prétendais plus assez pour m’en chagriner. Je n’avais jamais été bien jaloux de Joseph, avant le moment où le muletier nous avait appris le grand feu qui consumait ce jeune homme; et, depuis ce moment-là, chose étrange ! je ne l’étais plus du tout. Plus Brulette marquait de compassion pour lui, plus il me semblait reconnaître qu’elle s’y portait par devoir d’amitié seulement. Et cela me chagrinait au lieu de me réjouir. N’ayant point d’espérance pour moi, je souhaitais au moins conserver le voisinage et la compagnie d’une personne qui mettait tout en aise autour d’elle, et je me disais aussi que si quelqu’un méritait sa préférence, c’était ce jeune gars qui l’avait toujours aimée, et qui, sans doute, ne saurait jamais se faire aimer d’aucune autre.

Je m’étonnais même que ce ne fût pas là l’idée cachée de Brulette, surtout voyant comme Joset, au milieu de sa maladie, était devenu gentil, savant et parleur agréable. Certainement il devait son changement à la compagnie du grand bûcheux et de son fils, mais il y avait mis un grand vouloir, et elle devait lui en savoir gré. Pourtant Brulette ne paraissait pas voir ce changement, et il me semblait qu’en voyage, elle avait bien plus pris garde au muletier Huriel qu’elle n’avait encore fait à personne autre. Voilà l’idée qui m’angoissait à chaque moment davantage; car si sa fantaisie se tournait sur cet étranger, deux grosses peines m’attendaient : la première, c’est que notre pauvre Joset en mourrait de chagrin; la seconde, que notre belle Brulette quitterait le pays de chez nous, et que je n’aurais plus ni sa vue, ni sa causerie.

J’en étais là de mon raisonnement, quand je vis revenir Huriel, menant avec lui une fille si belle que Brulette n’en approchait point. Elle était grande, mince, large d’épaules et dégagée, comme son frère, dans tous ses mouvements. Naturellement brune, mais vivant toujours à l’ombre des bois, elle était plutôt pâle que blanche; mais cette sorte de blancheur-là charmait les yeux, en même temps qu’elle les étonnait, et tous les traits de sa figure étaient sans défaut. Je fus bien un peu choqué de son petit chapeau de paille retroussé en arrière comme la queue d’un bateau; mais il en sortait un chignon de cheveux si merveilleux de noirceur et quantité, qu’on s’accoutumait bientôt à le regarder. Ce que je remarquai dès le premier moment, c’est qu’elle n’était pas souriante et gracieuse comme Brulette. Elle ne cherchait point à se rendre plus jolie qu’elle ne l’était, et son apparence était d’un caractère plus décidé, plus chaud dans la volonté, et plus froid dans les manières.

Comme je me trouvais assis contre une corde de bois coupé, ils ne me voyaient point, et, au moment qu’ils s’arrêtèrent près de moi à la fourche d’une sente, ils se parlèrent comme gens qui sont seuls.

—    Je n’irai point, disait la belle Thérence d’une voix affermie. Je vas aux cabanes tout préparer pour leur souper et leur couchée; c’est tout ce que je veux faire pour le moment.

—    Et tu ne leur parleras point ? Tu vas leur montrer ta mauvaise humeur ? disait Huriel qui paraissait surpris.

—    Je n’ai point de mauvaise humeur, répondit la jeune fille; et d’ailleurs, si j’en ai, je ne suis pas forcée de la montrer.

—    Tu la montres pourtant, puisque tu ne veux point aller prévenir cette jeunesse qui doit commencer à s’ennuyer de la compagnie des hommes, et qui serait aise, je le parie, de se trouver avec une autre jeune fille.

—    Elle ne doit point s’ennuyer, reprit Thérence, à moins qu’elle n’ait un mauvais cœur : mais je ne suis point chargée de l’amuser; je la servirai et l’assisterai, voilà tout ce qui est de mon devoir.

—    Mais elle t’attend; qu’est-ce que je vas lui dire ?

—    Dis-lui ce que tu voudras : je n’ai pas à lui rendre compte de moi.

Là-dessus la fille du bûcheux s’enfonça dans la sente, et Huriel resta un moment songeur, comme un homme qui cherche à deviner quelque chose.

Il passa son chemin, mais moi, je restai là où j’étais, planté comme une pierre. Il s’était fait en moi comme un rêve surprenant à la première vue de Thérence; je m’étais dit : Voilà une figure qui m’est connue; à qui est-ce qu’elle ressemble donc ?

Et puis, à mesure que je l’avais regardée, tandis qu’elle parlait, j’avais trouvé qu’elle me rappelait la petite fille de la charrette embourbée qui m’avait fait rêvasser tout un soir et qui pouvait bien être cause que Brulette, me trouvant trop simple dans mon goût, avait détourné de moi son idée. Enfin, lorsqu’elle passa tout près de moi en s’en allant, encore que son air de dépit fût bien contraire à la figure douce et tranquille dont j’avais gardé souvenance, j’observai le signe noir qu’elle avait au coin de la bouche, et m’assurai par là que c’était bien la fille des bois que j’avais portée à mon cou, et qui m’avait embrassé d’aussi bon cœur en ce temps-là qu’elle paraissait mal disposée maintenant à me recevoir.

Je demeurai longtemps dans les réflexions qui me venaient sur une pareille rencontre; mais enfin la musette du grand bûcheux, qui sonnait une manière de fanfare, me fit observer que le soleil était tout justement couché.

Je n’eus point de peine à retrouver le chemin des loges, car c’est comme cela qu’on appelle les cabioles des ouvriers forestiers.

Celle des Huriel était la plus grande et la mieux construite, formant deux chambres, dont une pour Thérence. Au-devant régnait une façon de hangar, tuile en verts balais, qui servait à l’abriter beaucoup du vent et de la pluie; des planches de sciage, posées sur des souches, formaient une table dressée à l’occasion.

Pour l’ordinaire, la famille Huriel ne vivait que de pain et de fromage, avec quelques viandes salées, une fois le jour. Ce n’était point avarice ni misère, mais habitude de simplicité, ces gens des bois trouvant inutiles et ennuyeux notre besoin de manger chaud et d’employer les femmes à cuisiner depuis le matin jusqu’au soir.

Cependant, comptant sur l’arrivée de la mère à Joseph, ou sur celle du père Brulet, Thérence avait souhaité leur donner leurs aises, et, dès la veille, s’était approvisionnée à Mesples. Elle venait d’allumer le feu sur la clairière et avait convié ses voisines à l’aider. C’étaient deux femmes de bûcheux, une vieille et une laide. Il n’y en avait pas plus dans la forêt, ces gens n’ayant ni la coutume ni le moyen de se faire suivre aux bois, de leurs familles.

George Sand

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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