Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Les loges voisines, au nombre de six, renfermaient une douzaine d’hommes, qui commençaient à se rassembler sur un tas de fagots pour souper en compagnie les uns des autres, de leur pauvre morceau de lard et de leur pain de seigle; mais le grand bûcheux, allant à eux, devant que de rentrer chez lui poser ses outils et son tablier, leur dit avec son air de brave homme :

—    Mes frères, j’ai aujourd’hui compagnie d’étrangers que je ne veux point faire pâtir de nos coutumes; mais il ne sera pas dit qu’on mangera le rôti et boira le vin de Sancerre à la loge du grand bûcheux sans que tous ses amis y aient part. Venez, je veux vous mettre en bonne connaissance avec mes hôtes, et ceux de vous qui me refuseront me feront de la peine.

Personne ne refusa, et nous nous trouvâmes rassemblés une vingtaine, je ne peux pas dire autour de la table, puisque ce monde-là ne tient point à ses aises, mais assis, qui sur une pierre, qui sur l’herbage, l’un couché de son long sur des copeaux, l’autre juché sur un arbre tordu, et tous plus ressemblants, sans comparaison du saint baptême, à un troupeau de sangliers qu’à une compagnie de chrétiens.

Cependant la belle Thérence, allant et venant, ne paraissait pas encore vouloir nous donner attention, lorsque son père, qui l’avait appelée sans qu’elle eût fait mine d’entendre, l’accrocha au passage, et, l’amenant malgré elle, nous la présenta :

—    Pardonnez-lui, mes amis, nous dit-il; c’est une enfant sauvage, née et élevée au fond des bois. Elle a honte, mais elle en reviendra, et je vous demande, Brulette, de l’encourager, car elle gagne à être connue.

Là-dessus, Brulette, qui n’était embarrassée ni mal disposée, ouvrit ses deux bras et les jeta au cou de Thérence, laquelle, n’osant se défendre, mais ne sachant se livrer, resta ferme à la voir venir, et releva seulement sa tête et son regard jusqu’alors fiché en terre. En cette position, se voyant de près l’une l’autre, les yeux dans les yeux, et quasi joue contre joue, elles me firent penser de deux jeunes taures, l’une desquelles avance le front pour folâtrer, tandis que l’autre, défiante et déjà malicieuse de son encornure, l’attend pour la heurter traîtreusement.

Mais Thérence parut tout à coup gagnée par le regard doux de Brulette, et, retirant sa figure, elle la laissa tomber sur l’épaule de cette belle, pour cacher des pleurs qui lui remplirent les yeux.

—    Ma foi, dit le père Bastien en raillant et caressant sa fille, voilà ce qui s’appelle être farouche. Je n’aurais jamais cru que la honte des fillettes pût aller jusqu’aux larmes. Mais, comprenez quelque chose aux enfants, si vous pouvez ! Allons, Brulette, vous me paraissez plus raisonnable; suivez-la, et ne la lâchez qu’elle ne vous ait parlé : il n’y a que le premier mot qui coûte.

—    À la bonne heure, dit Brulette, je l’aiderai, et, au premier mot de commandement qu’elle me voudra dire, je lui obéirai si bien, qu’elle me pardonnera de lui avoir fait peur.

Et tandis qu’elles s’en allaient ensemble, le grand bûcheux me dit :

—    Voyez un peu ce que c’est que les femmes ! La moins coquette (et ma Thérence est de celles-là) ne se peut trouver en face d’une rivale en beauté, sans être, ou échauffée de dépit, ou glacée de peur. Les plus belles étoiles font bon ménage côte à côte dans le ciel; mais, de deux filles de la mère Ève, il y en a toujours une au moins qui est gênée par la comparaison qu’on peut lui faire de l’autre.

—    Je pense, mon père, dit Huriel, que vous ne rendez point justice à Thérence pour le moment. Elle n’est ni honteuse ni envieuse. Et il ajouta en baissant la voix :

—    Je crois que je sais ce qui la chagrine, mais le mieux sera de n’y pas faire attention.

On apporta de la viande grillée, des champignons jaunes très beaux, dont je ne pus me décider à goûter, encore que je visse tout ce monde en manger sans crainte; des œufs fricassés avec diverses sortes d’herbes fortes, des galetons de blé noir, et des fromages de Chambérat, renommés en tout le pays. Tous les assistants firent bombance, mais d’une manière bien différente de la nôtre. Au lieu de prendre leur temps et de ruminer chaque morceau, ils avalaient quatre à quatre comme gens affamés, ce qui, chez nous, n’eût point paru convenable, et ils n’attendirent point d’être repus pour chanter et danser au beau milieu du festin.

Ces gens, d’un sang moins rassis que le nôtre, semblaient ne pouvoir tenir en place. Ils ne patientaient point le temps qu’on leur fît offre de quelque plat. Ils apportaient leur pain pour recevoir le fricot dessus, refusaient les assiettes, et retournaient se percher ou se coucher; d’aucuns aussi mangeaient debout, d’autres en causant et gesticulant, chacun racontant son histoire ou disant sa chansonnette. C’était comme abeilles bourdonnant autour de la ruche : j’en étais étourdi et ne me sentais pas festiner.

Malgré que le vin fût bon et que le grand bûcheux ne l’épargnât point, personne n’en prit plus qu’il ne fallait, chacun étant à sa tâche et ne voulant point se mettre à bas pour le travail du lendemain. Aussi la fête dura peu; et, bien qu’au milieu elle parût vouloir être folle, elle finit de bonne heure et tranquillement. Le bûcheux reçut grands compliments pour ses honnêtetés, et l’on voyait bien qu’il avait commandement naturel sur toute la bande, non point seulement par son moyen, mais aussi par son bon cœur et sa bonne tête.

On nous fit beaucoup d’avances d’amitié et d’offres de service, et je dois reconnaître que ces gens étaient plus ouverts et plus prévenants que ceux de chez nous. J’observai qu’Huriel les amenait, l’un après l’autre, auprès de Brulette, les lui présentant par leurs noms, et leur enjoignant de la regarder ni plus ni moins que comme sa sœur, d’où elle reçut tant de révérences et de politesses, qu’elle n’avait jamais été si bien fêtée dans notre village.

Quand l’heure de dormir fut venue, le grand bûcheux m’offrit de partager sa chambre. Joset avait sa loge voisine de la nôtre, mais elle était plus petite et nous aurions pu y être gênés. Je suivis donc mon hôte, d’autant plus volontiers que j’étais enchargé de veiller de près sur Brulette; mais je vis, en entrant dans la loge, qu’elle ne courait aucun risque, car elle devait partager la couche de la belle Thérence, et le muletier, fidèle à ses habitudes, s’était déjà couché dehors en travers de la porte, si bien que ni loup ni voleur n’en eût pu approcher.

En jetant un coup d’œil sur la chambrette où les deux filles se retiraient, je vis qu’il s’y trouvait un lit et quelques meubles très propres; Huriel, grâce à ses mulets, pouvait transporter facilement et sans dépense, d’un lieu à l’autre, le petit ménage de sa sœur; mais celui de son père ne devait pas lui donner grand embarras, car il se composait d’un tas de fougères sèches avec une couverture. Encore le grand bûcheux trouvait-il que c’était de trop et que, pour bien faire, il eût dû coucher à l’étoilée comme son fils.

J’étais assez las pour me passer de mon lit, et je dormis d’un bon somme jusqu’au jour. Je pensai que Brulette en avait fait autant, car je ne l’entendis remuer non plus qu’une petite pierre, derrière la cloison de planches qui nous séparait.

Quand je me levai, le bûcheux et son garçon étaient debout et se consultaient ensemble.

—    Nous parlions de toi, me dit le père, et comme il faut que nous allions au travail, je désire que l’affaire dont nous causons soit décidée. Brulette, à qui j’ai remontré que Joseph avait besoin de sa compagnie pour quelque temps, et qui m’a dit avoir la volonté de lui en donner le plus possible, s’est engagée pour la huitaine tout au moins; mais elle n’a pu s’engager pour toi et nous a priés de t’y décider. C’est ce que nous ferons, j’espère, en te disant que nous en serons contents, que tu ne nous pèses point, et que nous te prions d’agir avec nous comme nous ferions avec toi, si besoin était.

Cela dit d’un air de vérité et d’amitié me commandait de m’engager; et, de fait, ne pouvant abandonner Brulette chez des étrangers, encore qu’une huitaine me parût bien longue, j’étais obligé de me ranger à son vouloir et à l’intérêt de Joseph.

—    Je t’en remercie, mon bon Tiennet, me dit Brulette, sortant de la chambre de Thérence, et j’en remercie les braves gens qui nous font si bonne réception; mais si je reste, c’est à la condition qu’on ne fera point ici de dépense pour nous, et que nous serons libres tous les deux de vivre à nos frais comme nous l’entendrons.

—    Il en sera ce que vous voudrez, dit Huriel, car si la crainte de nous être à charge doit vous faire partir plus vite, nous aimons mieux renoncer au plaisir de vous servir. Mais souvenez-vous seulement d’une chose, c’est que mon père gagne de l’argent et moi aussi, et que nous ne connaissons pas de plus grand contentement tous les deux que d’obliger nos amis et de leur faire honneur.

Il me sembla qu’Huriel faisait en toute occasion sonner un peu ses écus, comme pour dire : « Je suis un bon parti. » Cependant il agit tout aussitôt comme un homme qui se met de côté, car il nous annonça qu’il allait nous quitter.

Sur ce mot-là, Brulette eut un petit frisson que seul je vis, et qu’elle surmonta aussitôt pour lui demander, sans trop paraître s’en soucier, où il allait et pour combien de temps.

—    Je m’en vas travailler au bois de la Roche, nous dit-il. Je serai assez près de vous pour revenir vous voir si vous avez besoin de moi; Tiennet sait le chemin. Je vas de ce pas, d’abord, dans la lande de la Croze chercher mes bêtes et mes équipages, et, en repassant, je vous dirai adieu.

Là-dessus il partit, et le grand bûcheux, enjoignant à sa fille d’avoir grand soin et grand égard pour nous, s’en alla, de son côté, à son ouvrage.

Nous voilà donc restés, Brulette et moi, en compagnie de la belle Thérence, laquelle, tout en nous servant aussi activement que si elle eût été à nos gages, ne paraissait pas vouloir nous faire grande fête, et répondait par oui et par non à tout ce que nous inventions de lui dire. Si bien que cette indifférence rebuta Brulette, qui me dit, dans un moment où nous étions seuls :

—    Il me semble, Tiennet, que nous déplaisons beaucoup à cette fille; elle m’a fait place dans son lit, cette nuit, comme une personne qui serait forcée d’y recevoir un hérisson. Elle s’est jetée dans la ruelle, le nez contre la cloison, et sauf qu’elle m’a demandé si je voulais plus ou moins de couverture, elle ne m’a pas voulu dire un mot. J’étais si lasse que j’aurais volontiers dormi tout de suite, et même, voyant qu’elle en faisait semblant pour se dispenser de me parler, j’ai fait semblant aussi; mais, de longtemps, je n’ai pu fermer l’œil, car j’entendais qu’elle s’étouffait de pleurer. Si tu veux m’en croire, nous ne la gênerons pas plus longtemps, nous chercherons quelques loges vacantes dans une autre partie de la forêt, et, s’il n’y en a pas, je m’arrangerai avec la vieille femme que j’ai vue hier par ici, pour qu’elle envoie son mari chez un voisin et partage son logis avec moi. Si ce n’est qu’un lit d’herbages, je m’en contenterai; c’est payer trop cher un matelas et un coussin que d’y être reçu avec des larmes. Quant à nos repas, je compte que, dès aujourd’hui, tu iras à Mesples acheter ce qu’il nous faut, et je me charge de notre cuisine.

—    C’est très bien, Brulette, lui répondis-je, et je ferai tout ce que vous voudrez. Cherchons un logement pour vous, et ne vous inquiétez pas de moi. Je ne suis pas plus de sel que ce muletier qui a dormi dehors sous le travers de votre porte. Ainsi ferai-je pour vous de bon cœur, sans craindre de fondre à la rosée. Cependant, écoutez-moi : si nous quittons comme ça la loge et la table du grand bûcheux, il nous croira fâchés, et comme il nous a trop bien traités pour avoir à se reprocher quelque chose, il verra aisément que c’est sa fille qui nous rebute. Il l’en grondera peut-être, et voyons si la chose sera méritée. Vous dites que cette jeunesse a été très honnête, voire soumise envers vous. Or donc, si elle a quelque peine cachée, avons-nous le droit de blâmer sa tristesse et son silence ? Ne vaudrait-il pas mieux ne faire semblant de rien, la laisser libre tout le jour d’aller voir ou de recevoir son galant, si elle en a un, et, quant à nous, faire société avec Joset, pour qui seul nous sommes venus ici ? Ne craignez-vous point aussi qu’en nous voyant chercher tous deux un autre logement, on ne se fourre dans l’idée que nous avons quelque mauvais motif pour nous mettre à part ?

—    Tu as raison, Tiennet, me dit Brulette. Eh bien, je patienterai avec cette grande rechigneuse et la verrai venir.

George Sand

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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