Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

La belle Thérence ayant tout préparé pour notre déjeuner, et voyant monter le soleil, demanda à Brulette si elle avait songé à réveiller Joseph. C’est l’heure, lui dit-elle, et il est fâché quand je le laisse dormir trop tard, parce que la nuit d’après il a peine à se reprendre.

—    Si c’est vous qui avez coutume de l’appeler, ma mignonne, répondit Brulette, faites-le donc : je ne connais point son habitude.

—    Non, non, reprit Thérence d’un ton sec : c’est votre affaire de le soigner à présent, puisque vous êtes venue pour ça. Je peux, à cette heure, m’en reposer et vous en laisser la charge.

—    Pauvre Joset ! ne put s’empêcher de dire notre Brulette. Je vois qu’il est d’un grand embarras pour vous et qu’il ferait mieux de s’en revenir avec nous dans son pays !

Thérence tourna le dos sans répondre, et je dis à Brulette :

—    Allons tous deux l’appeler. Je gage qu’il sera content d’entendre ta voix la première.

La loge de Joset touchait quasiment celle du grand bûcheux. Sitôt qu’il entendit la voix de Brulette, il vint tout courant regarder à travers la porte et lui dit :

—    Ah ! je craignais de rêver, Brulette ! c’est donc bien vrai que tu es là ?

Quand il fut assis sur les souches entre nous deux, il nous dit que, pour la première fois depuis longtemps, il avait dormi tout d’une lampée, et cela était connaissable à son visage, qui valait déjà dix sous de plus que celui de la veille. Thérence lui apporta, dans une écuelle, un bouillon de poule, et il voulait le donner à Brulette, qui s’en défendit d’autant mieux que les yeux noirs de la fille des bois semblaient remplis de colère, à cause de l’offre qui lui en était faite.

Brulette, qui était trop fine pour vouloir donner prise à son dépit, refusa, disant qu’elle n’aimait point le bouillon et que ce serait grand dommage d’en avoir laissé le mal à l’infirmière pour n’en retirer ni le profit ni le plaisir; et même, elle ajouta avec douceur :

—    Je vois, mon gars, que tu es soigné comme un gros bourgeois, et que ces braves gens n’épargnent rien pour te réconforter le corps.

—    Oui, dit Joset, prenant la main de Thérence et la joignant, dans les siennes, à celle de Brulette; j’ai causé de la dépense à mon maître (il appelait toujours comme ça le grand bûcheux à cause qu’il lui enseignait à musiquer) et de la fatigue à cette pauvre sœur que vous voyez là. Sache, Brulette, qu’après toi, j’ai trouvé un ange sur la terre. Comme tu m’as assisté l’esprit et consolé le cœur quand j’étais un enfant ébervigé et quasi propre à rien, elle a soigné mon pauvre corps en détresse quand je suis tombé ici en misère de fièvre. Les secours qu’elle m’a donnés, jamais je ne pourrai l’en remercier comme je le dois; mais je peux dire une chose : c’est qu’il n’y en a pas une troisième comme vous deux, et qu’au jour des récompenses, le bon Dieu gardera au ciel ses deux plus belles couronnes pour Catherine Brulet, la rose du Berry, et pour Thérence Huriel, la blanche épine des bois.

Il sembla que ce doux parler de Joseph mît du baume dans le sang de Thérence, car elle ne refusa plus de s’asseoir pour manger avec nous, et Joseph était entre ces deux belles filles, tandis que moi, profitant du sans-gêne que j’avais vu dans la manière du pays, je me dérangeais tout en mangeant, pour être tantôt près de l’une et tantôt près de l’autre.

Je faisais de mon mieux pour contenter la fille des bois par mes prévenances, et je tenais à honneur de lui montrer que les Berrichons ne sont pas des ours. Elle répondait très doucement à mes honnêtetés; mais il ne me fut point possible de la faire sourire ni lever les yeux sur moi en me répondant. Elle me paraissait avoir l’humeur bizarre, prompte au dépit, et remplie de défiance. Et cependant, quand elle était tranquille, elle avait quelque chose de si bon dans l’air et dans la voix, qu’on ne pouvait prendre d’elle une mauvaise idée; mais ni dans ses bons moments, ni dans les autres, je n’osai lui demander si elle se ressouvenait que je l’eusse portée en mes bras et qu’elle m’en eût payé d’une accolade. Je m’étais bien assuré que c’était elle, car son père, à qui j’en avais déjà parlé, n’avait point oublié la chose et prétendait avoir comme réconnu ma figure sans savoir pourquoi.

Tout en déjeunant, Brulette, comme elle m’en fît part ensuite, commençait à avoir une autre doutance de la vérité. C’est pourquoi elle se mit en tête d’observer et de feindre pour en savoir plus long.

—    Or ça, dit-elle, vais-je rester tout ce jour les bras croisés ? Sans être une grosse ouvrière, je n’ai pas coutume de dire mon chapelet d’un repas à l’autre, et je vous prie, Thérence, de me montrer quelque ouvrage où je puisse vous aider. Si vous souhaitez courir, je garderai la loge et y ferai ce que vous me commanderez; mais si vous restez, je resterai aussi, à condition que vous m’occuperez pour votre service.

—    Je n’ai besoin d’aucune aide, répondit Thérence, et vous, vous n’avez besoin d’aucun ouvrage pour vous désennuyer.

—    Pourquoi donc cela, ma mignonne ?

—    Parce que vous êtes avec votre ami, et, comme je pourrais être de trop dans toutes les choses que vous avez à vous dire, je sortirai si vous souhaitez rester, je resterai si vous souhaitez sortir.

—    Cela ne ferait ni le compte de Joset ni le mien, dit Brulette avec un peu de malice. Je n’ai point de secrets à lui dire, et tout ce que nous avions à nous raconter, nous y avons donné la journée d’hier. À cette heure, le contentement que nous avons d’être ensemble ne peut que s’augmenter de votre compagnie, et nous vous la demandons, à moins que vous n’en ayez une meilleure à nous préférer.

Thérence resta indécise, et la manière dont elle regarda Joseph fit voir à Brulette que sa fierté souffrait de la crainte d’être importune. Sur quoi, Brulette dit à Joseph :

—    Aide-moi donc à la retenir ! Est-ce que tu n’en seras pas content ? Ne disais-tu pas, tout à l’heure, que nous étions tes deux anges gardiens ? Et ne veux-tu pas qu’ils travaillent ensemble à ton salut ?

—    Tu as raison, Brulette, dit Joseph. Entre vos deux bons cœurs, je dois guérir plus vite, et si vous vous mettez deux à vouloir bien m’aimer, il me semble que chacune de vous m’en aimera davantage, comme quand on se met à la tâche avec un bon compagnon, qui vous donne de sa force pour redoubler la vôtre.

—    Est-ce donc moi, dit Thérence, qui serai le bon compagnon dont votre payse a besoin ? Allons, soit ! Je vas prendre mon ouvrage, et je travaillerai ici.

Elle alla quérir du linge taillé en chemise, et se mit à le coudre. Brulette voulut l’aider, et, comme elle s’y refusait :

—    Alors, dit-elle à Joseph, donne-moi tes hardes à raccommoder; elles doivent avoir besoin de moi, car il y a longtemps que je ne m’en suis pas mêlée.

Thérence la laissa examiner le trousseau de Joseph; mais il ne s’y trouva pas un seul point à faire, ni seulement un bouton à coudre, tant on y avait bien veillé; et Brulette parla d’acheter du linge à Mesples le lendemain, pour lui faire des chemises neuves. Mais il se trouva que celles que Thérence cousait en ce moment étaient destinées à Joseph, et qu’elle voulait les finir seule, comme elle les avait commencées.

Les soupçons venant de plus en plus à Brulette, elle fit semblance d’insister là-dessus, et Joseph même fut obligé d’y dire son mot, à savoir que Brulette s’ennuyait à ne rien faire. Alors Thérence jeta son ouvrage avec colère, disant à Brulette :

—    Finissez-les donc toute seule; je ne m’en mêle plus ! Et elle s’en alla bouder en la maison.

—    Joset, dit alors Brulette, cette fille-la n’est ni capricieuse ni folle, comme je me le suis imaginé; elle est amoureuse de toi !

Joseph eut un si grand saisissement, que Brulette vit bien qu’elle avait parlé trop vite. Elle ne s’imaginait point encore combien un homme malade dans son corps, par suite du mal de son esprit, est faible et craintif devant la réflexion.

—    Que me dis-tu là ! s’écria-t-il, et quel nouveau malheur serait donc tombé sur moi ?

—    Pourquoi serait-ce donc un malheur ?

—    Tu me le demandes, Brulette ? Est-ce que tu crois qu’il dépendrait de moi de lui rendre ses sentiments ?

—    Eh bien, dit Brulette, tâchant de l’apaiser, elle s’en guérirait !

—    Je ne sais pas si on guérit de l’amour, répondit Joseph; mais moi, si j’avais fait, par ignorance et par manque de précaution, le malheur de la fille au grand bûcheux, de la sœur d’Huriel, de la vierge des bois, qui a tant prié pour moi et veillé à ma vie, je serais si coupable, que je ne pourrais me le pardonner.

—    L’idée ne t’est donc jamais venue que son amitié pouvait se changer en amour ?

—    Non, Brulette, jamais !

—    C’est singulier, Joset !

—    Pourquoi ça ? N’étais-je point accoutumé, dès mon enfance, à être plaint pour ma bêtise et secouru dans ma faiblesse ? Est-ce que l’amitié que tu m’as toujours marquée, Brulette, m’a jamais rendu vaniteux au point de croire… Ici Joseph devint rouge comme le feu, et ne put dire un mot de plus.

—    Tu as raison, lui répondit Brulette, qui était prudente et avisée autant que Thérence était prompte et sensible. On peut beaucoup se tromper sur les sentiments qu’on donne ou qu’on reçoit. J’ai eu une folle idée sur cette fille, et puisque tu ne la partages point, c’est qu’elle n’est point fondée. Thérence doit être, comme je le suis encore, ignorante de ce qu’on appelle la vraie amour, en attendant que le bon Dieu lui commande de vivre pour celui qu’il lui aura choisi.

—    N’importe, dit Joseph, je veux et je dois quitter ce pays.

—    Nous sommes venus pour te ramener, lui dis-je, aussitôt que tu t’en sentiras la force.

Contre mon attente, il rejeta vivement cette idée :

—    Non, non, dit-il, je n’ai qu’une force, c’est ma volonté d’être grand musicien, pour retirer ma mère avec moi et vivre honoré et recherché dans mon pays. Si je quitte celui-ci, j’irai dans le haut Bourbonnais jusqu’à ce que je sois reçu maître sonneur.

Nous n’osâmes point lui dire qu’il ne nous semblait pas devoir jouir jamais de bons poumons.

Brulette lui parla d’autre chose, et moi, très occupé de la découverte qu’elle venait de me faire faire sur Thérence, porté, je ne sais pourquoi, à m’inquiéter d’elle, que je venais de voir sortir de sa loge et s’enfoncer dans le bois, je me mis à marcher du côté qu’elle avait pris, allant comme à l’aventure, mais curieux et même envieux de la rencontrer.

Je ne fus pas longtemps sans entendre des soupirs étouffés qui me firent connaître où elle s’était retirée. Ne me sentant plus honteux avec elle, du moment que je ne pouvais rien prétendre dans son chagrin, je m’approchai et lui parlai résolument :

—    Belle Thérence, lui dis-je, voyant qu’elle ne pleurait point et seulement tremblait et suffoquait comme d’une colère rentrée, je pense que nous sommes cause, ma cousine et moi, de l’ennui que vous avez. Nos figures vous choquent, et surtout celle de Brulette, car je n’estime pas la mienne mériter tant d’attention. Nous parlions de vous ce matin, et justement je l’ai empêchée de s’en aller de votre loge, où elle pensait bien vous être à charge. Or parlez-moi franchement, et nous nous retirerons ailleurs; car si vous avez mauvaise opinion de nous, nous n’en sommes pas moins bien intentionnés pour vous et craintifs de vous occasionner du déplaisir.

La fière Thérence parut comme outrée de ma franchise, et, se levant de l’endroit où je m’étais assis auprès d’elle :

—    Votre cousine veut s’en aller ? dit-elle d’un air de menace,-elle veut me faire honte ? Non ! elle ne le fera point !… ou bien…

—    Ou bien quoi ? lui dis-je, déterminé de la confesser.

—    Ou bien je quitterai les bois, et mon père, et ma famille, et je m’en irai mourir seule en quelque désert !

Elle parlait comme dans la fièvre, avec l’œil si sombre et la figure si pâle, qu’elle me fit peur :

—    Thérence, lui dis-je en lui prenant très honnêtement la main et en la forçant à se rasseoir, ou vous êtes née injuste, ou vous avez des raisons pour haïr Brulette. Eh bien, dites-les-moi, en bonne chrétienne, car il est possible que je la blanchisse du mal dont vous l’accusez.

—    Non, vous ne la blanchirez pas, car je la connais ! s’écria Thérence, qui ne se pouvait surmonter davantage. Ne vous imaginez pas que je ne sache rien d’elle ! Je m’en suis assez tourmenté l’esprit, j’ai assez questionné Joseph et mon frère pour juger, à sa conduite, qu’elle est un cœur ingrat et un esprit trompeur. C’est une coquette, voilà ce qu’elle est, votre Berrichonne, et toute personne franche a le droit de la détester.

—    Voilà un reproche bien dur, répondis-je sans me troubler. Sur quoi vous fondez-vous ?

—    Et ne sait-elle point, s’écria Thérence, qu’il y a ici trois garçons qui l’aiment et dont elle se joue ? Joseph qui en meurt, mon frère qui s’en défend, et vous qui tâchez d’en guérir ? Prétendez-vous me faire accroire qu’elle n’en sait rien et qu’elle a une préférence pour l’un des trois ? Non ! elle n’en a pour personne; elle ne plaint pas Joseph, elle n’estime pas mon frère, elle ne vous aime pas. Vos tourments l’amusent, et, comme elle a, en son village, une cinquantaine d’autres galants, elle prétend vivre pour tous et pour aucun. Eh bien, peu m’importe quant à vous, Tiennet, puisque je ne vous connais point. Mais quant à mon frère, qui est si souvent éloigné de nous par son état, et qui nous quitte dans un moment où il pourrait rester… et quant à Joseph qui en est malade et quasi hébété… Ah ! tenez, votre Brulette est bien coupable envers tous deux, et devrait rougir de ne pouvoir dire une bonne parole ni à l’un ni à l’autre.

George Sand

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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