Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Encore que le bois de Chambérat ne fît, dans ce temps-là, qu’un seul bois avec celui de l’Alleu, je ne le connaissais pas, n’y ayant été qu’une fois depuis que j’étais en ce pays. Je ne fus pas longtemps sans m’y trouver perdu, chose qui ne me tourmenta guère, car je savais que ni l’un ni l’autre de ces bois n’était d’une conséquence à me mener jusqu’à Rome. D’ailleurs, le grand bûcheux m’avait déjà appris à m’orienter, non par les étoiles, qui ne se voient pas toujours en une forêt, mais par la direction des maîtresses branches, lesquelles, en nos pays du mitant, sont souvent battues du vent de galerne et s’étendent plus volontiers vers le levant du jour.

La nuit était très claire, et si douce, que, si je n’eusse été galopé de quelque souci d’esprit et fatigué de mon corps, j’aurais pris aise à la promenade. Il ne faisait point clair de lune; mais les étoiles brillaient dans le ciel, qui n’était embrouillé d’aucune nuée; et mêmement, sous la feuillée, je voyais très bien à me conduire. Je m’étais fort amendé en courage depuis le temps où j’avais peur en la petite forêt de Saint-Chartier; car, tout au rebours, je me sentais aussi tranquille que dans nos traines, et voyant fuir les animaux à mon approche, je ne m’en souciais plus du tout. Je commençais aussi à reconnaître que ces endroits couverts, ces ruisseaux grouillants dans les ravines, ces herbages fins, ces chemins de sable, et tous ces arbres d’un beau croît et d’une grande fierté pouvaient faire aimer ce pays à ceux qui en étaient. Il y avait de grandes fleurs dont je ne sais point le nom, qui sont comme gueules blanches picotées de jaune, et dont l’odeur est si vive et si bonne, que, par moments, je me serais cru en un jardin.

En marchant toujours vers le couchant, je gagnai les brandes et suivis longtemps la lisière, écoutant et regardant partout; mais je ne rencontrai signe de monde en aucun lieu, et m’en revins sur la pique du jour, sans avoir trouvé ni Thérence ni personne à qui parler.

Comme j’en avais assez et ne conservais plus espoir de m’utiliser, je rentrai sous bois, et, coupant tout à travers, je vis enfin, dans un endroit très sauvage, sous un gros chêne, quelque chose qui me parut être quelqu’un. Le petit jour grisonnait jusque sur les buissons, et je m’avançai sans bruit jusqu’à portée de reconnaître le froc du frère carme. Ce pauvre homme, que j’avais soupçonné dans mon esprit, était bien sagement et dévotement agenouillé, et faisait ses prières sans paraître penser à mal.

Je m’approchai en toussant pour l’avertir et ne le point effrayer; mais ce n’était pas de besoin, car ce moine était un compère, ne craignant que Dieu, et pas du tout le diable ni les hommes.

Il leva la tête, me regarda sans étonnement, puis renfonçant sa figure sous son capuchon, se remit à marmonner tout bas ses orémus, et je ne voyais que le bout de sa barbe qui dansait à chaque parole, comme celle d’une chèvre qui croque du sel.

Quand il me parut avoir fini, je lui souhaitai bonnes matines, espérant avoir de lui quelque nouvelle; mais il me fit signe de me taire, se leva, ramassa sa besace, regarda bien la place où il s’était agenouillé, et avec son pied quasi nu, releva l’herbe et nivela le sable qu’il avait foulés; puis, il m’emmena à une petite distance et me dit à voix couverte :

—    Puisque vous savez ce qui en est, je ne suis pas fâché de vous parler avant que je reprenne ma tournée.

Le voyant en humeur de causer, je me gardai de le questionner, ce qui l’eût rendu peut-être plus méfiant; mais, au moment qu’il ouvrait la bouche, Huriel se montra devant nous et parut si surpris et même contrarié de me voir là, que j’en fus embarrassé de mon côté, comme si j’étais pris en faute.

Il faut dire aussi qu’Huriel m’eut peut-être effrayé si je l’eusse rencontré seul à seul dans la brume du matin. Il était plus barbouillé de noir que je ne l’avais encore vu, et un mouchoir, serré sur sa tête, cachait si bien ses cheveux et son front, qu’on ne voyait guère de sa figure que ses grands yeux, qui paraissaient creusés et qui avaient perdu leur feu ordinaire. Il avait l’air d’être son propre esprit plutôt que son propre corps, tant il glissait doucement sur les bruyères, comme s’il eût craint d’éveiller même les grelets et les moucherons cachés dans l’herbe.

Le moine prit le premier la parole, non pas comme un homme qui en accoste un autre, mais comme celui qui reprend un entretien après un peu de dérangement :

—    Puisque le voilà, dit-il en me montrant, il est utile de lui faire des recommandations sérieuses, et j’étais en train de lui dire.

—    Puisque vous lui avez tout dit… reprit Huriel en lui coupant la parole d’un air de reproche.

À mon tour, je coupai la parole à Huriel pour lui apprendre que je ne savais encore rien, et qu’il était libre de me cacher ce qu’il avait sur le bout de la langue.

—    C’est bien à toi, répondit Huriel, de ne pas chercher à en savoir plus long qu’il ne faut; mais si c’est ainsi, frère Nicolas, que vous gardez un secret de cette conséquence, je regrette de m’être fié à vous.

—    Ne craignez rien, dit le carme. Je croyais ce jeune homme aussi compromis que vous !

—    Il ne l’est pas du tout, dit Huriel, Dieu merci ! C’est assez de moi !

—    Tant mieux pour lui s’il n’a péché que par intention, reprit le moine. Il est votre ami, et vous n’avez rien à en craindre; mais quant à moi, je serais bien aise qu’il ne dît à personne que j’ai passé la nuit dans ces bois.

—    Qu’est-ce que ça peut vous faire ? dit Huriel; un muletier a été blessé par accident; vous lui avez donné des soins, et, grâce à vous, il sera vite guéri : qui peut vous blâmer de cette charité ?

—    Oui, oui, dit le moine : gardez bien la fiole et usez-en deux fois par jour. Lavez bien la plaie à l’eau courante, aussi souvent que faire se pourra; ne laissez point les cheveux s’y coller, et tenez-la à couvert de la poussière : c’est tout ce qu’il faut. Si vous veniez à prendre la fièvre, faites-vous faire une bonne saignée par le premier frater que vous rencontrerez.

—    Merci ! dit Huriel. J’ai assez perdu de sang comme cela, et ne crois point qu’on en ait jamais trop. Grâces vous soient rendues, mon frère, pour vos bons secours, dont je n’avais pas grand besoin, mais dont je ne vous sais pas moins de gré; et, à présent, recevez nos adieux, car voilà qu’il fait jour, et votre prière vous a retenu ici un peu trop.

—    Sans doute, reprit le moine; mais me laisserez-vous partir sans me faire un bout de confession ? J’ai soigné votre peau, c’était le plus pressé; mais votre conscience est-elle en meilleur état, et pensez-vous n’avoir pas besoin de l’absolution, qui est pour l’âme ce que le baume est pour le corps ?

—    J’en aurais grand besoin, mon père, dit Huriel; mais vous auriez tort de me la donner; je n’en suis pas digne avant d’avoir fait pénitence : et quant à ma confession, vous n’en avez que faire pour me prêcher, vous qui m’avez vu pécher mortellement. Priez Dieu, pour moi, voilà ce que je vous demande, et faites dire beaucoup de messes pour… les gens qui se laissent trop emporter à la colère.

J’avais cru d’abord que le muletier plaisantait; mais je connus que non, à la manière triste dont il parla, et à l’argent qu’il remit au carme en finissant son discours.

—    Comptez que vous en aurez selon votre générosité, dit le carme en serrant l’argent dans son aumônière; et il ajouta d’un air qui ne sentait point le cagot : « Maître Huriel, nous sommes tous pécheurs, et il n’y a qu’un juge qui soit juste. Lui seul, qui n’a jamais fait le mal, est en droit de condamner ou d’absoudre les fautes des hommes. Recommandez-vous à lui, et comptez que tout ce qui est à votre décharge, il vous en fera profiter dans sa miséricorde. Quant aux juges de la terre, bien sot et bien lâche serait celui qui voudrait vous envoyer devant eux, qui sont faibles ou endurcis comme des créatures fragiles. Repentez-vous, vous aurez raison, mais ne vous trahissez pas, et quand vous sentirez la grâce vous appeler au tribunal de pénitence, n’ayez affaire qu’à un bon prêtre, voire à un pauvre carme déchaussé comme le frère Nicolas.

Et vous, mon enfant, dit encore le bonhomme, qui se sentait en goût de prêcher et qui voulut me donner aussi son coup de goupillon, apprenez à modérer vos appétits et à surmonter vos passions. Évitez les occasions de pécher; fuyez les querelles et les rixes sanglantes…

—    C’est bon, c’est bon, frère Nicolas, dit Huriel en l’interrompant. Vous prêchez un converti, et vous n’avez pas de pénitence à commander à celui dont les mains sont restées pures. Adieu. Partez, je vous dis, il est temps.

Le moine s’en alla en nous donnant la main, d’un grand air de franchise et de bonté. Quand il fut loin, Huriel, me prenant le bras, me ramena vers l’arbre où j’avais vu le carme en prières :

—    Tiennet, me dit-il, je n’ai aucune méfiance de toi, et, si j’ai fait semblant de rappeler ce bon frère au silence, c’est pour le rendre prudent. Au reste, il n’y a guère de danger de son côté : il est le propre oncle de notre chef Archignat, et c’est, en outre, un homme sûr, toujours en bonnes relations avec les muletiers, qui l’aident souvent à transporter les denrées de sa collecte d’un lieu à l’autre; mais si je suis tranquille sur lui et sur toi, ce n’est pas une raison pour que je te dise ce que tu n’as pas besoin de savoir, à moins que tu ne le souhaites pour ne pas douter de mon amitié.

—    Tu en feras ce que tu voudras, lui répondis-je. S’il est utile pour toi que je sache les conséquences de ta batterie avec Malzac, dis-les-moi, quand même j’aurais regret à les entendre; sinon, j’aime autant ne pas trop savoir ce qu’il est devenu.

—    Ce qu’il est devenu ! répéta Huriel, dont la voix sembla étouffée par un grand malaise; et il m’arrêta aux premières branches que le chêne étendait vers nous, comme s’il eût craint de marcher sur un terrain où je ne voyais pourtant nulle trace de ce que je commençais à deviner. Puis il ajouta, en jetant devant lui un regard obscurci de tristesse, et parlant de ce qu’il voulait taire, comme si quelque chose le poussait à se trahir :

—    Tiennet, te souviens-tu des paroles glaçantes que cet homme nous a dites au bois de la Roche ? « Il ne manque pas de fosses dans les bois pour enterrer les fous, et ni les pierres, ni les arbres n’ont de langue pour raconter ce qu’ils ont vu ! »

—    Oui, répondis-je, sentant une sueur froide me passer par tout le corps; il paraît que les mauvaises paroles tentent le mauvais sort, et qu’elles portent malheur à ceux qui les disent.

George Sand

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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