Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Huriel se signa en soupirant; je fis comme lui, et, nous détournant de ce mauvais arbre, nous passâmes notre chemin.

J’aurais voulu lui dire, comme le carme, quelque bonne parole pour le tranquilliser, car je voyais bien qu’il avait l’esprit en peine; mais, outre que je n’étais pas assez savant pour le prêche, je me sentais coupable aussi à ma manière. Je me disais, par exemple, que si je n’eusse point raconté tout haut l’histoire du bois de la Roche, Huriel ne se serait peut-être pas si bien souvenu du serment qu’il avait fait à Brulette de la venger, et que si je ne me fusse point porté le premier son défenseur devant les muletiers et les anciens de la forêt, Huriel ne se serait pas tant pressé d’en avoir l’honneur avant moi vis-à-vis d’elle.

Tourmenté de ces idées, je ne pus m’empêcher de les dire à Huriel et de m’accuser devant lui, comme Brulette s’était accusée devant Thérence.

—    Mon cher ami Tiennet, me répondit le muletier, tu es un bon cœur et un brave garçon. Je ne veux point que tu gardes du trouble en ta conscience, pour une chose que Dieu, au jour du jugement, n’attribuera ni à toi ni peut-être à moi. Le frère Nicolas a raison, il est le seul juge qui puisse rendre bonne justice, parce qu’il sait les choses comme elles sont. Il n’a pas besoin d’appeler des témoins et de faire enquête de la vérité. Il lit dans le fin fond des cœurs, et il sait bien que le mien n’avait juré ni comploté mort d’homme, au moment où j’ai pris un bâton pour corriger ce malheureux. Ces armes-là sont mauvaises; mais elles sont les seules que nos coutumes nous permettent en pareil cas, et ce n’est pas moi qui en ai inventé l’usage. Certes, mieux vaudrait la seule force des bras et le seul office des poings, comme nous y avons eu recours une nuit, dans ton pré, à propos de mon mulet et de ton avoine; mais sache qu’un muletier doit être aussi brave et aussi jaloux de son renom d’honneur que les plus grands messieurs portant l’épée. Si j’avais avalé l’injure de Malzac sans en chercher réparation, j’aurais mérité d’être chassé de ma confrérie. Il est bien vrai que je n’ai pas cherché cela de sang-froid, comme on doit le faire. J’avais rencontré, hier matin, ce Malzac seul à seul, dans ce même bois de la Roche, où je travaillais tranquillement, sans plus songer à lui. Il m’avait encore molesté de ses sottes paroles, prétendant que Brulette n’était qu’une ramasseuse de bois mort; ce qui, chez les forestiers, s’entend d’un fantôme qui court la nuit, et dont la croyance sert souvent aux filles de mauvaise conduite pour n’être point reconnues, grâce à la peur que les bonnes gens ont de cet esprit follet. Aussi, dans l’idée des muletiers, qui ne sont point crédules, un pareil mot est une grande injure.

»Pourtant, je fus aussi endurant que possible; mais, à la fin, poussé à bout, je lui fis des menaces pour m’en débarrasser. Il me répondit alors que j’étais un lâche, capable d’abuser de ma force en un endroit écarté, mais que je n’oserais pas le défier au bâton, en franche bataille, devant témoins; que chacun savait bien que je n’avais jamais eu occasion de marquer ma hardiesse, et que là où il y avait compagnie, j’étais toujours du goût de tout le monde, afin de n’avoir point à me mesurer en partie égale.

»Là-dessus, il me quitta, disant qu’il y avait danse au bois de Chambérat, que c’était Brulette qui régalait, et qu’elle en avait le moyen, attendu qu’elle était maîtresse d’un gros bourgeois en son pays; et que, pour sa part, il irait là se divertir et courtiser la demoiselle à ma barbe, si j’avais le cœur de m’en venir assurer.

»Tu sais, Tiennet, que j’avais intention de ne plus revoir Brulette, et cela pour des raisons que je te dirai peut-être plus tard.

—    Je les sais, répondis-je, car je vois que tu as vu ta sœur cette nuit, et voilà, à ton oreille, un gage qui dépasse ton mouchoir et qui me prouve ce dont j’avais déjà une forte doutance.

—    Si tu sais que j’aime Brulette et que je tiens à son gage, reprit Huriel, tu en sais autant que moi; mais tu ne peux en savoir davantage, car je ne suis sûr que de son amitié, et quant au reste… Mais il ne s’agit pas de ça, et je te veux raconter comment le malheur m’a ramené ici. Je ne voulais ni être vu de Brulette, ni lui parler, parce que j’avais remarqué le tourment qui serrait le cœur de Joseph à mon endroit; mais je savais que Joseph n’avait pas ses forces pour la défendre, et que Malzac était assez sournois pour s’échapper aussi de toi.

»Je suis donc venu ici au commencement de la fête, et je me suis tenu caché aux alentours de la danse, me promettant de partir sans me faire voir, si Malzac n’y venait point. Tu sais le reste jusqu’au moment où nous avons pris le bâton. Dans ce moment-là, j’étais en colère, je le confesse; mais pouvait-il en être autrement, à moins de valoir autant qu’un saint du paradis ? Cependant, je ne voulais que donner une correction à mon ennemi, et ne pas laisser dire plus longtemps, surtout dans un moment où Brulette était au pays, qu’à force d’être doux et patient, j’étais un lièvre. Tu as vu que mon père, qui est las de pareils propos, ne m’a pas empêché de prouver que je suis un homme; mais il faut que je sois doué d’une mauvaise chance, puisque à mon premier combat, et quasi de mon premier coup… Ah ! Tiennet ! on a beau avoir été forcé, et sentir en soi-même qu’on est doux et humain, on ne se console pas aisément, j’en ai peur, d’avoir eu la main si mauvaise ! Un homme est un homme, si mal appris et mal embouché qu’il soit : celui-là était peu de chose de bon, mais il aurait eu le temps de s’amender, et voilà que je l’ai envoyé rendre ses comptes avant qu’il les eût mis en ordre. Aussi Tiennet, tu me vois, je t’assure, bien dégoûté de l’état de muletier, et je reconnais, à présent, avec Brulette, qu’il est malaisé à un homme juste et craignant Dieu de s’y maintenir en estime avec sa conscience et l’opinion des autres. Je suis obligé d’y passer encore un temps, à cause des engagements que j’ai pris; mais tu peux compter que le plus tôt possible, je m’en retirerai et prendrai quelque autre métier plus tranquille.

—    C’est là, dis-je à Huriel, ce que je dois rapporter à Brulette, est-ce pas ?

—    Non, répondit Huriel, avec une grande assurance; à moins que Joseph ne soit si bien guéri de son amour et de sa maladie qu’il puisse renoncer à elle. J’aime Joseph autant que vous l’aimez, mes bons enfants; et d’ailleurs, il m’a fait ses confidences, il m’a pris pour son conseil et son soutien; je ne le veux pas tromper, ni contrecarrer.

—    Mais Brulette ne veut pas de lui pour amant et mari, et peut-être vaudrait-il mieux qu’il le sût le plus tôt possible. Je me chargerais bien de le raisonner, si les autres n’osaient, et il y a chez vous une personne qui pourrait rendre Joseph heureux, tandis qu’il ne le sera point par Brulette. Il aura beau attendre, plus il se flattera, plus le coup lui paraîtra dur à porter : au lieu que, s’il ouvrait les yeux sur la véritable attache qu’il peut trouver ailleurs…

—    Laissons cela, répondit Huriel en fronçant un peu le sourcil, ce qui lui fit faire la grimace d’un homme qui souffre d’un grand trou à la tête, comme il l’avait justement tout frais sous son mouchoir rouge : toutes choses sont en la main de Dieu; et, dans notre famille, personne n’est pressé de faire son bonheur aux dépens de celui des autres. Il faut, quant à moi, que je parte, car je répondrais trop mal aux gens qui me demanderaient où a passé Malzac, et pourquoi on ne le voit plus au pays. Écoute seulement encore un mot sur Brulette et sur Joseph. Il est bien inutile de leur dire le malheur que j’ai fait. Excepté les muletiers, il n’y a que mon père, ma sœur, le moine et toi qui sachiez que quand l’homme est tombé, c’était pour ne plus se relever. Je n’ai eu que le temps de dire à Thérence tout bas : « Il est mort; il faut que je quitte le pays. » Maître Archignat en a dit autant à mon père; mais les autres bûcheux n’en savaient rien et ne souhaitaient point le savoir. Le moine lui-même n’y aurait vu que du feu, s’il ne nous eût suivis pour porter secours aux blessés, et les muletiers étaient tentés de le renvoyer sans lui rien dire; mais le chef a répondu de lui, et moi, quand j’aurais dû y risquer mon cou, je ne voulais pas que cet homme fût enterré comme un chien, sans prières chrétiennes.

»À présent, c’est à la garde de Dieu. Tu comprends donc, de reste, qu’un homme menacé, comme je suis, d’une mauvaise affaire, ne peut pas, de longtemps, songer à courtiser une fille aussi recherchée et aussi précieuse que Brulette. Seulement, tu peux bien, pour l’amour de moi, ne pas lui dire où j’en suis. Je veux bien qu’elle m’oublie, mais non qu’elle me haïsse ou me craigne.

—    Elle n’en aurait pas le droit, répondis-je, puisque c’est pour l’amour d’elle…

—    Ah ! dit Huriel en soupirant et en passant sa main sur ses yeux, voilà un amour qui me coûte cher !

—    Allons, allons, lui dis-je, du courage ! Elle ne saura rien, tu peux compter sur ma parole; et tout ce que je pourrai faire pour qu’à l’occasion elle reconnaisse ton mérite, je le ferai bien fidèlement.

—    Doucement, doucement, Tiennet, reprit Huriel; je ne te demande pas de te mettre de côté pour moi comme je m’y suis mis pour Joseph. Tu ne me connais pas autant, tu ne me dois pas la même amitié, et je sais ce que c’est que de pousser un autre en la place qu’on voudrait occuper. Tu en tiens aussi pour Brulette, et il faudra que, sur trois prétendants que nous sommes, deux soient justes et raisonnables quand le troisième sera préféré. Encore ne savons-nous point si nous ne serons pas pillés par un quatrième. Mais, quoi qu’il en advienne, j’espère que nous resterons amis et frères tous les trois.

—    Il faut me retirer de l’ordre des prétendants, répondis-je en souriant sans dépit. J’ai toujours été le moins emporté, et, à présent, je suis aussi tranquille que si je n’y avais jamais songé. Je sais le secret du cœur de cette belle; je trouve qu’elle a fait le bon choix, et j’en suis content. Adieu donc, mon Huriel, que le bon Dieu t’assiste et que l’espérance t’aide à oublier cette mauvaise nuit !

Nous nous donnâmes l’accolade du départ, et je m’enquis du lieu où il se rendait.

—    Je m’en vas, dit-il, jusqu’aux montagnes du Forez. Fais-moi écrire au bourg d’Huriel, qui est mon lieu de naissance et où nous avons des parents établis. Ils me feront passer tes lettres.

—    Mais pourras-tu voyager si loin avec cette plaie à la tête ? N’est-elle point dangereuse ?

—    Non, non, dit-il, ce n’est rien, et j’aurais souhaité que l’autre eût la tête aussi dure que moi !

Quand je me trouvai seul, je m’étonnai de tout ce qui était advenu en la forêt sans que j’en eusse ouï ou surpris la moindre chose. D’autant plus que, repassant, au grand jour, sur la place de la danse, je vis que, depuis le minuit, on était revenu faucher l’herbe et piocher la terre pour enlever toute trace du malheur qui y était arrivé. Ainsi, d’une part, on était venu, par deux fois, raccommoder les choses en cet endroit; de l’autre, Thérence avait communiqué avec son frère, et, au milieu de tout cela, on avait pu faire un enterrement, sans que, malgré la nuit claire et le silence des bois, en les suivant dans toute leur longueur et en prêtant grande attention, j’eusse été averti par la moindre apparence et le moindre souffle. Cela me donna bien à penser sur la différence des habitudes et partant des caractères, entre les gens forestiers et les laboureurs des pays découverts. Dans les plaines, le bien et le mal se voient trop pour qu’on n’apprenne pas, de bonne heure, à se soumettre aux lois et à se conduire suivant la prudence. Dans les forêts, on sent qu’on peut échapper aux regards des hommes, et on ne s’en rapporte qu’au jugement de Dieu ou du diable, selon qu’on est bien ou mal intentionné.

Quand je regagnai les loges, le soleil était levé; le grand bûcheux était parti pour son ouvrage, Joseph dormait encore, Thérence et Brulette causaient ensemble sous le hangar. Elles me demandèrent pourquoi je m’étais levé si matin, et je vis que Thérence était inquiète de ce que j’avais pu voir et apprendre. Je fis comme si je ne savais rien, et comme si je n’avais pas quitté le bois de l’Alleu.

George Sand

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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