Le pilote du Danube

Page: .8./.46.

Jules Verne

Le pilote du Danube

Une telle insistance avait véritablement quelque chose de déplacé. Ilia Brusch, fort calme de son naturel, commençait néanmoins à perdre patience.

—    Pourquoi ? répondit-il plus vivement. Je vous l’ai dit, je crois. J’ajouterai, puisque vous l’exigez, que je ne veux personne à bord. Il n’est pas défendu, je suppose, d’aimer la solitude.

—    Certes, reconnut son interlocuteur sans faire le moins du monde mine de quitter le banc sur lequel il semblait incrusté. Mais, avec moi, vous serez seul. Je ne bougerai pas de ma place et même je ne dirai pas un mot, si vous m’imposez cette condition.

—    Et la nuit ? répliqua Ilia Brusch, que la colère gagnait. Pensez-vous que deux personnes seraient à leur aise dans ma cabine ?

—    Elle est assez grande pour les contenir, répondit l’inconnu. D’ailleurs, mille florins peuvent bien compenser un peu de gêne.

—    Je ne sais pas s’ils le peuvent, riposta Ilia Brusch de plus en plus irrité, mais moi je ne le veux pas. C’est non, cent fois non, mille fois non. Voilà qui est net, je pense.

—    Très net, approuva l’inconnu.

—    Alors ?. demanda Ilia Brusch en montrant le quai de la main.

Mais son interlocuteur parut ne pas comprendre ce geste pourtant si clair. Il avait tiré une pipe de sa poche et la bourrait avec soin. Un pareil aplomb exaspéra Ilia Brusch.

—    Faudra-t-il donc que je vous dépose à terre ? s’écria-t-il hors de lui.

L’inconnu avait achevé de bourrer sa pipe.

—    Vous auriez tort, dit-il, sans que sa voix trahît la moindre crainte. Et cela, pour trois raisons. La première, c’est qu’une rixe ne pourrait manquer de provoquer l’intervention de la police, ce qui nous obligerait à aller tous deux chez le commissaire décliner nos noms et prénoms et répondre à un interminable interrogatoire. Cela ne m’amuserait guère, je l’avoue, et, d’un autre côté, cette aventure serait peu propre à abréger votre voyage, comme vous semblez le désirer…

L’obstiné amateur de pêche comptait-il beaucoup sur cet argument ? Si tel était son espoir, il avait lieu d’être satisfait. Ilia Brusch, subitement radouci, semblait disposé à écouter jusqu’au bout le plaidoyer. Le disert orateur, très occupé à allumer sa pipe, ne s’aperçut pas, d’ailleurs, de l’effet produit par ses paroles.

Il allait reprendre sa placide argumentation, quand, à cet instant précis, une troisième personne, qu’Ilia Brusch, absorbé par la discussion, n’avait pas vue s’approcher, sauta dans la barge. Ce nouveau venu portait l’uniforme des gendarmes allemands.

—    Monsieur Ilia Brusch ? demanda ce représentant de la force publique.

—    C’est moi, répondit l’interpellé.

—    Vos papiers, s’il vous plaît ?

La demande tomba comme une pierre au milieu d’une mare tranquille. Ilia Brusch fut visiblement anéanti.

—    Mes papiers ?. bégaya-t-il. Mais je n’ai pas de papiers, moi, si ce n’est des enveloppes de lettres et les quittances de loyer pour la maison que j’habite à Szalka. Cela vous suffit-il ?

—    Ce ne sont pas des papiers, ça, répliqua le gendarme d’un air dégoûté. Un acte de baptême, une carte de circulation, un livret d’ouvrier, un passeport, voilà des papiers ! Avez-vous quelque chose de ce genre ?

—    Absolument rien, dit Ilia Brusch avec désolation.

—    C’est ennuyeux pour vous, murmura le gendarme, qui paraissait très sincèrement fâché d’être dans la nécessité de sévir.

—    Pour moi ! protesta le pêcheur. Mais je suis un honnête homme, je vous prie de le croire.

—    J’en suis convaincu, proclama le gendarme.

—    Et je n’ai rien à craindre de personne. Je suis bien connu, du reste. C’est moi qui suis le lauréat du dernier concours de pêche de la Ligue Danubienne à Sigmaringen, dont toute la presse a parlé, et, ici même, j’aurai sûrement des répondants.

—    On les cherchera, soyez tranquille, assura le gendarme. En attendant, je suis obligé de vous prier de me suivre chez le commissaire, qui s’assurera de votre identité.

—    Chez le commissaire ! se récria Ilia Brusch. De quoi m’accuse-t-on ?

—    De rien du tout, expliqua le gendarme. Seulement, j’ai une consigne, moi. Cette consigne est de surveiller le fleuve et d’amener chez le commissaire tous ceux que je trouverai non munis de papiers en règle. Etes-vous sur le fleuve ? Oui. Avez-vous des papiers ? Non. Donc, je vous emmène. Le reste ne me regarde pas.

—    Mais c’est une indignité ! protesta Ilia Brusch, qui semblait au désespoir.

—    C’est comme ça, déclara le gendarme avec flegme.

L’aspirant passager, dont le plaidoyer avait été si brusquement interrompu, accordait à ce dialogue une attention telle qu’il en avait laissé éteindre sa pipe. Il jugea le moment venu d’intervenir.

—    Si je répondais, moi, de Mr Ilia Brusch, dit-il, cela ne suffirait-il pas ?

—    Ça dépend, prononça le gendarme. Qui êtes-vous, vous ?

—    Voici mon passeport, répondit l’amateur de pêche, en tendant une feuille dépliée.

Le gendarme la parcourut des yeux, et aussitôt ses allures changèrent du tout au tout.

—    C’est différent, dit-il.

Il replia soigneusement le passeport qu’il rendit à son propriétaire. Après quoi, sautant sur le quai :

—    A vous revoir, Messieurs, dit-il, en adressant un salut plein de déférence au compagnon d’Ilia Brusch.

Quant à ce dernier, aussi étonné de la soudaineté de cet incident inattendu que de la façon dont il avait été solutionné, il suivait des yeux l’ennemi battant en retraite.

Pendant ce temps, son sauveur, reprenant le fil de son discours au point même où il avait été brisé, poursuivait impitoyablement :

—    La deuxième raison, monsieur Brusch, c’est que le fleuve, pour des motifs que vous ignorez peut-être, est étroitement surveillé, comme vous en avez eu la preuve à l’instant. Cette surveillance se fera plus étroite encore quand vous arriverez en aval, et plus encore, s’il est possible, quand vous traverserez la Serbie et les provinces bulgares de l’Empire ottoman, pays fort troublés et qui sont même officiellement en guerre depuis le 1er juillet. J’estime que plus d’un incident peut naître au cours de votre voyage, et que vous ne serez pas fâché d’avoir, le cas échéant, le concours d’un honnête bourgeois, qui a le bonheur de disposer de quelque influence.

Que ce second argument, dont la valeur venait d’être démontrée avant la lettre, fût de nature à porter, l’habile orateur était fondé à le croire. Mais il n’espérait sans doute pas un succès si complet. Ilia Brusch, pleinement convaincu, ne demandait qu’à céder. L’embarrassant était seulement de trouver un prétexte plausible à son revirement.

—    La troisième et dernière raison, continuait cependant le candidat passager, c’est que je m’adresse à vous de la part de Mr Miclesco, votre président. Puisque vous avez placé votre entreprise sous le patronage de la Ligue Danubienne, c’est bien le moins qu’elle surveille son exécution, de manière à être en état d’en garantir, au besoin, la loyauté. Quand Mr Miclesco a connu mon intention de m’associer à votre voyage, il m’a donné un mandat quasi officiel dans ce sens. Je regrette de n’avoir pas prévu votre incompréhensible résistance, et d’avoir refusé les lettres de recommandation qu’il offrait de me remettre pour vous.

Ilia Brusch poussa un soupir de soulagement. Pouvait-il exister meilleur prétexte d’accorder maintenant ce qu’il refusait avec tant d’acharnement ?

—    Il fallait le dire ! s’écria-t-il. Dans ce cas, c’est fort différent, et j’aurais mauvaise grâce à repousser plus longtemps vos propositions.

—    Vous les acceptez donc ?

—    Je les accepte.

—    Fort bien ! dit l’amateur de pêche enfin parvenu au comble de ses vœux, en tirant de sa poche quelques billets de banque. Voici les mille florins.

—    En voulez-vous un reçu ? demanda Ilia Brusch.

—    Si cela ne vous désoblige pas.

Le pêcheur tira de l’un des coffres de l’encre, une plume et un calepin, dont il déchira un feuillet, puis, aux dernières lueurs du jour, se mit en devoir de libeller le reçu qu’il lisait en même temps à haute voix.

« Reçu, en payement forfaitaire de ma pêche pendant toute la durée de mon présent voyage et pour prix de son passage d’Ulm à la mer Noire, la somme de mille florins de monsieur…

—    De monsieur… ? répéta-t-il, la plume levée, d’un ton interrogateur.

Le passager d’Ilia Brusch était en train de rallumer sa pipe.

—    Jaeger, 45, Leipzigerstrasse, Vienne, » répondit-il entre deux bouffées de tabac.

Jules Verne

Le pilote du Danube

Page: .8./.46.

Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005-2007 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.