Jules Verne

Page: .9./.46.

Jules Verne

Le pilote du Danube

Des diverses contrées de la terre, qui, depuis l’origine de la période historique, ont été spécialement éprouvées par la guerre, — en admettant qu’aucune contrée puisse se flatter d’avoir bénéficié d’une faveur relative à cet égard ! — le Sud et le Sud-Est de l’Europe méritent d’être cités au premier rang. Par leur situation géographique, ces régions sont, en effet, avec la fraction de l’Asie comprise entre la mer Noire et l’Indus, l’arène où viennent fatalement se heurter les races concurrentes qui peuplent l’ancien continent.

Phéniciens, Grecs, Romains, Perses, Huns, Goths, Slaves, Magyars, Turcs et tant d’autres, se sont disputé tout ou partie de ces malheureuses contrées, sans préjudice des hordes alors sauvages qui n’ont fait que les traverser, pour aller s’établir dans l’Europe centrale et occidentale, où, par une lente élaboration, elles ont engendré les nationalités modernes.

Pas plus que leur tragique passé, l’avenir pour elles ne serait riant, à en croire nombre de savants prophètes. D’après eux, l’invasion jaune y ramènera nécessairement un jour ou l’autre les carnages de l’antiquité et du moyen âge. Ce jour venu, la Russie méridionale, la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie, la Hongrie, la Turquie même bien étonnée de jouer un pareil rôle — si toutefois le pays qu’on nomme ainsi aujourd’hui est encore à cette époque au pouvoir des fils d’Osman — seront par la force des choses le rempart avancé de l’Europe, et c’est à leurs dépens que se décideront les premiers chocs.

En attendant ces cataclysmes, dont l’échéance est, à tout le moins, fort lointaine, les diverses races qui, au cours des âges, se sont superposées entre la Méditerranée et les Karpathes ont fini par se tasser vaille que vaille, et la paix — oh ! cette paix relative des nations dites civilisées — n’a cessé d’étendre son empire vers l’Est. Les troubles, les pillages, les meurtres à l’état endémique paraissent désormais limités à la partie de la péninsule des Balkans encore gouvernée par les Osmanlis.

Entrés pour la première fois en Europe en 1356, maîtres de Constantinople en 1453, les Turcs se heurtèrent aux précédents envahisseurs, qui, venus avant eux de l’Asie centrale et depuis longtemps convertis au christianisme, commençaient dès lors à s’amalgamer aux populations indigènes et à s’organiser en nations régulières et stables. Perpétuel recommencement de l’éternelle bataille pour la vie, ces nations naissantes défendirent avec acharnement ce qu’elles-mêmes avaient pris à d’autres. Slaves, Magyars, Grecs, Croates, Teutons opposèrent à l’invasion turque une vivante barrière, qui, si elle fléchit par endroits, ne put être nulle part complètement renversée.

Contenus en deçà des Karpathes et du Danube, les Osmanlis furent même incapables de se maintenir dans ces limites extrêmes, et ce qu’on appelle la Question d’Orient n’est que l’histoire de leur retraite séculaire.

A la différence des envahisseurs qui les avaient précédés et qu’ils prétendaient déloger à leur profit, ces musulmans asiatiques n’ont jamais réussi à s’assimiler les peuples qu’ils soumettaient à leur pouvoir. Établis par la conquête, ils sont restés des conquérants commandant en maîtres à des esclaves. Aggravée par la différence des religions, une telle méthode de gouvernement ne pouvait avoir d’autre conséquence que la révolte permanente des vaincus.

L’histoire est pleine, en effet, de ces révoltes, qui, après des siècles de luttes, avaient abouti, en 1875, à l’indépendance plus ou moins complète de la Grèce, du Monténégro, de la Roumanie et de la Serbie. Quant aux autres populations chrétiennes, elles continuaient à subir la domination des sectateurs de Mahomet.

Cette domination, dans les premiers mois de 1875, se fit plus lourde et plus vexatoire encore que de coutume. Sous l’influence d’une réaction musulmane qui triomphait alors au palais du Sultan, les chrétiens de l’Empire ottoman furent surchargés d’impôts, malmenés, tués, torturés de mille manières. La réponse ne se fit pas attendre. Au début de l’été, l’Herzégovine se souleva une fois de plus.

Des bandes de patriotes battirent la campagne, et, commandées par des chefs de valeur, comme Peko-Paulowitch et Luibibratich, infligèrent échecs sur échecs aux troupes régulières envoyées contre elles.

Bientôt l’incendie se propagea, gagna le Monténégro, la Bosnie, la Serbie. Une nouvelle défaite subie par les armes turques aux défilés de la Duga, en janvier 1876, acheva d’enflammer les courages, et la fureur populaire commença à gronder en Bulgarie. Comme toujours, cela débuta par de sourdes conspirations, par des réunions clandestines auxquelles se rendait en grand secret la jeunesse ardente du pays.

Dans ces conciliabules, les chefs se dégagèrent rapidement et affermirent leur autorité sur une clientèle plus ou moins nombreuse, les uns par l’éloquence du verbe, d’autres par la valeur de leur intelligence ou par l’ardeur de leur patriotisme. En peu de temps, chaque groupement, et, au-dessus des groupements, chaque ville eut le sien.

A Roustchouk, important centre bulgare situé au bord du Danube, presque exactement en face de la ville roumaine de Giurgievo, l’autorité fut dévolue sans conteste au pilote Serge Ladko. On n’aurait pu faire un meilleur choix.

Agé de près de trente ans, de haute taille, blond comme un Slave du Nord, d’une force herculéenne, d’une agilité peu commune, rompu à tous les exercices du corps, Serge Ladko possédait cet ensemble de qualités physiques qui facilite le commandement. Ce qui vaut mieux, il avait aussi les qualités morales nécessaires à un chef : l’énergie dans la décision, la prudence dans l’exécution, l’amour passionné de son pays.

Serge Ladko était né à Roustchouk, où il exerçait la profession de pilote du Danube, et il n’avait jamais quitté la ville, si ce n’est pour conduire, soit vers Vienne ou plus en amont encore, soit jusqu’aux flots de la mer Noire, les barges et chalands qui s’en remettaient à sa connaissance parfaite du grand fleuve. Dans l’intervalle de ces navigations mi-fluviales, mi-maritimes, il consacrait ses loisirs à la pêche, et, servi par des dons naturels exceptionnels, il avait acquis une étonnante habileté dans cet art, dont les produits, joints à ses honoraires de pilotage, lui assuraient la plus large aisance.

Obligé par son double métier de passer sur le fleuve les quatre cinquièmes de sa vie, l’eau était peu à peu devenue son élément. Traverser le Danube, large à Roustchouk comme un bras de mer, n’était qu’un jeu pour lui, et l’on ne comptait plus les sauvetages de ce merveilleux nageur.

Une existence si digne et si droite avait, bien avant les troubles anti-turcs, rendu Serge Ladko populaire à Roustchouk. Innombrables y étaient ses amis, parfois inconnus de lui. On pourrait même dire que ces amis comprenaient l’unanimité des habitants de la ville, si Ivan Striga n’avait pas existé.

C’était aussi un enfant du pays, cet Ivan Striga, comme Serge Ladko, dont il réalisait la vivante antithèse.

Physiquement, il n’y avait entre eux rien de commun, et pourtant un passeport, qui se contente de désignations sommaires, eût employé des termes identiques pour les dépeindre l’un et l’autre.

De même que Ladko, Striga était grand, large d’épaules, robuste, blond de cheveux et de barbe. Lui aussi avait les yeux bleus. Mais à ces traits généraux se limitait la ressemblance. Autant le visage aux lignes nobles de l’un exprimait la cordialité et la franchise, autant les traits tourmentés de l’autre disaient l’astuce et la froide cruauté.

Au moral, la dissemblance s’accentuait encore. Tandis que Ladko vivait au grand jour, nul n’aurait pu dire par quels moyens Striga se procurait l’or qu’il dépensait sans compter. Faute de certitudes à cet égard, l’imagination populaire se donnait libre carrière. On disait que Striga, traître à son pays et à sa race, s’était fait l’espion appointé du Turc oppresseur; on disait qu’à son métier d’espion il ajoutait, quand l’occasion s’en présentait, celui de contrebandier, et que des marchandises de toute nature passaient souvent grâce à lui de la rive roumaine à la rive bulgare, ou réciproquement, sans payer de droits à la Douane; on disait même, en hochant la tête, que tout cela était peu de chose, et que Striga tirait le plus clair de ses ressources de rapines vulgaires et de brigandages; on disait encore… Mais que ne disait-on pas ? La vérité est qu’on ne savait rien de précis des faits et gestes de cet inquiétant personnage, qui, si les suppositions désobligeantes du public répondaient à la réalité, avait eu, en tous cas, la grande habileté de ne jamais se laisser prendre.

Ces suppositions, d’ailleurs, on se bornait à se les confier discrètement. Personne ne se fût risqué à prononcer tout haut une parole contre un homme dont on redoutait le cynisme et la violence. Striga pouvait donc feindre d’ignorer l’opinion que l’on avait de lui, attribuer à l’admiration générale la sympathie que beaucoup lui témoignaient par lâcheté, parcourir la ville en pays conquis et la troubler, en compagnie de ses habitants les plus tarés, du scandale de ses orgies.

Entre un tel individu et Ladko, qui menait une existence si différente, il ne semblait pas que le moindre rapport dût s’établir, et pendant longtemps, en effet, ils ne connurent l’un de l’autre que ce que leur en apprenait la rumeur publique. Logiquement même, il aurait dû en être toujours ainsi. Mais le sort se rit de ce que nous appelons la logique, et il était écrit quelque part que les deux hommes se trouveraient face à face, transformés en irréconciliables adversaires.

Natcha Gregorevitch, célèbre dans toute la ville pour sa beauté, était âgée de vingt ans. Avec sa mère d’abord, seule ensuite, elle demeurait dans le voisinage de Ladko qu’elle avait ainsi connu dès sa première enfance. Depuis longtemps, le secours d’un homme manquait à la maison. Quinze ans avant l’époque où commence ce récit, le père était tombé, en effet, sous les coups des Turcs, et le souvenir de ce meurtre abominable faisait encore frémir d’indignation les patriotes opprimés, mais non asservis. Sa veuve, réduite à ne compter que sur elle-même, s’était mise courageusement au travail. Experte dans l’art de ces dentelles et de ces broderies dont, chez les Slaves, la plus modeste paysanne agrémente volontiers son humble parure, elle avait réussi par ce moyen à assurer sa subsistance et celle de sa fille.

Cependant, c’est aux pauvres surtout que sont funestes les périodes troublées, et plus d’une fois la dentellière aurait eu à souffrir de l’anarchie permanente de la Bulgarie, si Ladko n’était venu discrètement à son secours. Peu à peu, une grande intimité s’était établie entre le jeune homme et les deux femmes qui offraient l’abri de leur paisible demeure à ses désœuvrements de garçon. Souvent, le soir, il frappait à leur porte, et la veillée se prolongeait autour du samovar bouillant. D’autres fois, c’est lui qui leur offrait, en échange de leur affectueux accueil, la distraction d’une promenade ou d’une partie de pêche sur le Danube.

Un roman de Jules Verne

Le pilote du Danube

Page: .9./.46.

Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005-2007 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.