Jules Verne

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Jules Verne

Le pilote du Danube

En quittant la barge, Karl Dragoch gagna les quartiers du centre. Il connaissait Ratisbonne, et c’est sans hésiter sur la direction à suivre qu’il s’engagea à travers les rues silencieuses, flanquées ça et là de donjons féodaux à dix étages, de cette cité jadis bruyante, que n’anime plus guère une population tombée à vingt-six mille âmes.

Karl Dragoch ne songeait pas à visiter la ville, comme le croyait Ilia Brusch. Ce n’est pas en qualité de touriste qu’il voyageait. A peu de distance du pont, il se trouva en face du Dom, la cathédrale aux tours inachevées, mais il ne jeta qu’un coup d’œil distrait sur son curieux portail de la fin du XVe siècle. Assurément, il n’irait pas admirer, au Palais des Princes de Tour et Taxis, la chapelle gothique et le cloître ogival, pas plus que la bibliothèque de pipes, bizarre curiosité de cet ancien couvent. Il ne visiterait pas davantage le Rathhaus, siège de la Diète autrefois, et aujourd’hui simple Hôtel de Ville, dont la salle est ornée de vieilles tapisseries, et où la chambre de torture avec ses divers appareils est montrée, non sans orgueil, par le concierge de l’endroit. Il ne dépenserait pas un trinkgeld, le pourboire allemand, à payer les services d’un cicérone. Il n’en avait pas besoin, et c’est sans le secours de personne qu’il se rendit au Bureau des Postes, où plusieurs lettres l’attendaient à des initiales convenues. Karl Dragoch, ayant lu ces lettres, sans que son visage décelât aucun sentiment, se disposait à sortir du bureau, lorsqu’un homme assez vulgairement vêtu l’accosta sur la porte.

Cet homme et Dragoch se connaissaient, car celui-ci d’un geste arrêta le nouveau venu au moment où il allait prendre la parole. Ce geste signifiait évidemment : « Pas ici. » Tous deux se dirigèrent vers une place voisine.

« Pourquoi ne m’as-tu pas attendu sur le bord du fleuve ? demanda Karl Dragoch, quand il s’estima à l’abri des oreilles indiscrètes.

—    Je craignais de vous manquer, lui fut-il répondu. Et, comme je savais que vous deviez venir à la poste…

—    Enfin, te voilà, c’est l’essentiel, interrompit Karl Dragoch. Rien de neuf ?

—    Rien.

—    Pas même un vulgaire cambriolage dans la région ?

—    Ni dans la région, ni ailleurs, le long du Danube s’entend.

—    A quand remontent tes dernières nouvelles ?

—    Il n’y a pas deux heures que j’ai reçu un télégramme de notre bureau central de Budapest. Calme plat sur toute la ligne.

Karl Dragoch réfléchit un instant.

—    Tu vas aller au Parquet de ma part. Tu donneras ton nom, Friedrick Ulhmann, et tu prieras qu’on te tienne au courant s’il survenait la moindre chose. Tu partiras ensuite pour Vienne.

—    Et nos hommes ?

—    Je m’en charge. Je les verrai au passage. Rendez-vous à Vienne, d’aujourd’hui en huit, c’est le mot d’ordre.

—    Vous laisserez donc le haut fleuve sans surveillance ? demanda Ulhmann.

—    Les polices locales y suffiront, répondit Dragoch, et nous accourrons à la moindre alerte. Jusqu’ici, d’ailleurs, il ne s’est jamais rien passé, au-dessus de Vienne, qui soit de notre compétence. Pas si bêtes, nos bonshommes, d’opérer si loin de leur base.

—    Leur base ?… répéta Ulhmann. Auriez-vous des renseignements particuliers ?

—    J’ai, en tous cas, une opinion.

—    Qui est ?…

—    Trop curieux !… Quoi qu’il en soit, je te prédis que nous débuterons entre Vienne et Budapest.

—    Pourquoi là plutôt qu’ailleurs ?

—    Parce que c’est là que le dernier crime a été commis. Tu sais bien, ce fermier qu’ils ont fait « chauffer » et qu’on a retrouvé brûlé jusqu’aux genoux.

—    Raison de plus pour qu’ils opèrent ailleurs la prochaine fois.

—    Parce que ?…

—    Parce qu’ils se diront que le district où ce crime a été perpétré doit être tout spécialement surveillé. Ils iront donc plus loin tenter la fortune. C’est ce qu’ils ont fait jusqu’ici. Jamais deux fois de suite au même endroit. »

—    Ils ont raisonné comme des bourriques, et tu les imites, Friedrick Ulhmann, répliqua Karl Dragoch. Mais c’est bien sur leur sottise que je compte. Tous les journaux, comme tu as dû le voir, m’ont attribué un raisonnement analogue. Ils ont publié avec un parfait ensemble que je quittais le Danube supérieur, où, selon moi, les malfaiteurs ne se risqueraient pas à revenir, et que je partais pour la Hongrie méridionale. Inutile de te dire qu’il n’y a pas un mot de vrai là-dedans, mais tu peux être sûr que ces communications tendancieuses n’ont pas manqué de toucher les intéressés.

—    Vous en concluez ?

—    Qu’ils n’iront pas du côté de la Hongrie méridionale se jeter dans la gueule du loup.

—    Le Danube est long, objecta Ulhmann. Il y a la Serbie, la Roumanie, la Turquie…

—    Et la guerre ?. Rien à faire par là pour eux. Nous verrons bien, au surplus.

Karl Dragoch garda un instant le silence.

—    A-t-on ponctuellement suivi mes instructions ? reprit-il.

—    Ponctuellement.

—    La surveillance du fleuve a été continuée ?

—    Jour et nuit.

—    Et l’on n’a rien découvert de suspect ?

—    Absolument rien. Toutes les barges, tous les chalands ont leurs papiers en règle. A ce propos, je dois vous dire que ces opérations de contrôle soulèvent beaucoup de murmures. La batellerie proteste, et, si vous voulez mon opinion, je trouve qu’elle n’a pas tort. Les bateaux n’ont rien avoir dans ce que nous cherchons. Ce n’est pas sur l’eau que des crimes sont commis.

Karl Dragoch fronça les sourcils.

—    J’attache une grande importance à la visite des barges, des chalands et même des plus petites embarcations, répliqua-t-il d’un ton sec. J’ajouterai, une fois pour toutes, que je n’aime pas les observations.

Ulhmann fit le gros dos.

—    C’est bon, Monsieur, dit-il.

Karl Dragoch reprît :

—    Je ne sais encore ce que je ferai… Peut-être m’arrêterai-je à Vienne. Peut-être pousserai-je jusqu’à Belgrade… Je ne suis pas fixé… Comme il importe de ne pas perdre de contact, tiens-moi au courant par un mot adressé en autant d’exemplaires qu’il sera nécessaire à ceux de nos hommes échelonnés entre Ratisbonne et Vienne.

—    Bien, Monsieur, répondit Ulhmann. Et moi ?. Où vous reverrai-je ?

—    A Vienne, dans huit jours, je te l’ai dit, répondit Dragoch.

Il réfléchit quelques instants.

—    Tu peux te retirer, ajouta-t-il. Ne manque pas de passer au Parquet et prends ensuite le premier train.

Ulhmann s’éloignait déjà. Karl Dragoch le rappela.

—    Tu as entendu parler d’un certain Ilia Brusch ? interrogea-t-il.

—    Ce pêcheur qui s’est engagé à descendre le Danube la ligne à la main ?

—    Précisément. Eh bien, si tu me vois avec lui, n’aie pas l’air de me connaître. »

Là-dessus, ils se séparèrent, Friedrick Ulhmann disparut vers le haut quartier, tandis que Karl Dragoch se dirigeait vers l’hôtel de la Croix-d’Or, où il comptait dîner.

Une dizaine de convives, causant de choses et d’autres, étaient déjà à table, lorsqu’il prit place à son tour. S’il mangea de grand appétit, Karl Dragoch ne se mêla point à la conversation. Il écoutait, par exemple, en homme qui a l’habitude de prêter l’oreille à tout ce qu’on dit autour de lui. Aussi ne put-il manquer d’entendre, quand l’un des convives demanda à son voisin :

« Eh bien, cette fameuse bande, on n’en a donc pas de nouvelles ?

—    Pas plus que du fameux Brusch, répondit l’autre. On attendait son passage à Ratisbonne, et il n’a pas encore été signalé.

—    C’est singulier.

—    A moins que Brusch et le chef de la bande ne fassent qu’un.

—    Vous voulez rire ?

—    Eh !. qui sait ?. »

Karl Dragoch avait vivement relevé les yeux. C’était la seconde fois que cette hypothèse, décidément dans l’air, venait s’imposer à son attention. Mais il eut comme un imperceptible haussement d’épaules, et acheva son dîner sans prononcer une parole. Plaisanterie que tout cela. D’ailleurs, il était bien renseigné, ce bavard, qui ne connaissait même pas l’arrivée d’Ilia Brusch à Ratisbonne.

Son dîner terminé, Karl Dragoch redescendit vers les quais. Là, au lieu de regagner tout de suite la barge, il s’attarda quelques instants sur le vieux pont de pierre qui réunit Ratisbonne à Stadt-am-Hof, son faubourg, et laissa errer son regard sur le fleuve, où quelques bateaux glissaient encore en se hâtant de profiter de la lumière mourante du jour.

Il s’oubliait dans cette contemplation, quand une main se posa sur son épaule, en même temps que l’interpellait une voix familière.

« Il faut croire, monsieur Jaeger, que tout cela vous intéresse.

Karl Dragoch se retourna et vit, en face de lui, Ilia Brusch, qui le regardait en souriant.

—    Oui, répondit-il, tout ce mouvement du fleuve est curieux. Je ne me lasse pas de l’observer.

—    Eh ! monsieur Jaeger, dit Ilia Brusch. cela vous intéressera davantage, lorsque nous arriverons sur le bas fleuve, où les bateaux sont plus nombreux. Vous verrez, quand nous serons aux Portes de Fer !. Les connaissez-vous ?

—    Non, répondit Dragoch.

—    Il faut avoir vu cela ! déclara Ilia Brusch. S’il n’y a pas au monde un plus beau fleuve que le Danube, il n’y a pas, sur tout le cours du Danube, un plus bel endroit que les Portes de Fer !.

Cependant la nuit était devenue complète. La grosse montre d’Ilia Brusch marquait plus de neuf heures.

—    J’étais en bas, dans la barge, lorsque je vous ai aperçu sur le pont, monsieur Jaeger, dit-il. Si je suis venu vous trouver, c’est pour vous rappeler que nous partons demain de très bonne heure, et que nous ferions bien, par conséquent, d’aller nous coucher.

—    Je vous suis, monsieur Brusch, approuva Karl Dragoch.

Tous deux descendirent vers la rive. Comme ils tournaient l’extrémité du pont, le passager de dire :

—    Et la vente de notre poisson, monsieur Brusch ?. Êtes-vous satisfait ?

—    Dites enchanté, monsieur Jaeger ! Je n’ai pas à vous remettre moins de quarante et un florins !.

—    Ce qui fera soixante-huit, avec les vingt-sept précédemment encaissés. Et nous ne sommes, qu’à Ratisbonne !. Eh ! eh ! monsieur Brusch, l’affaire ne me paraît pas si mauvaise !

—    J’en arrive à le croire, » reconnut le pêcheur.

Un roman de Jules Verne

Le pilote du Danube

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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