Le pilote du Danube

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Pendant une demi-heure, la conversation fut interrompue. Après cet entracte, Karl Dragoch reprit sur nouveaux frais.

—    C’est vraiment curieux, dit-il, que vous n’ayez jamais entendu parler de ces malfaiteurs du Danube. C’est d’autant plus curieux, qu’on s’est particulièrement occupé de cette affaire quelques jours après le concours de pêche de Sigmaringen.

—    A quel propos ? demanda Ilia Brusch.

—    A propos de la constitution d’une brigade de police spéciale sous les ordres d’un chef que l’on dit fort habile, un nommé Karl Dragoch, détective de Budapest.

—    Il aura fort à faire, observa Ilia Brusch, que ce nom ne parut pas autrement frapper. C’est long, le Danube, et il est peu commode de surveiller des gens sur lesquels on ne sait rien.

—    C’est ce qui vous trompe, répliqua Mr Jaeger. La police ne serait pas sans renseignements. De l’ensemble des témoignages recueillis résulterait, d’abord, un signalement presque certain du chef de la bande.

—    Comment est-il fait, ce particulier-là ? demanda Ilia Brusch.

—    Comme aspect général, c’est un homme dans votre genre…

—    Merci bien ! interrompit en riant Ilia Brusch.

—    Oui, poursuivit Mr Jaeger, il serait à peu près de votre taille et de votre corpulence, mais pour le reste, par exemple, aucun rapport.

—    Heureusement ! soupira Ilia Brusch avec un air de soulagement qui voulait être comique.

—    Il aurait, dit-on, de très beaux yeux bleus, et ne serait pas obligé comme vous de porter lunettes. En outre, tandis que vous êtes très brun et soigneusement rasé, il porterait toute sa barbe, que l’on dit blonde. Sur ce dernier point, notamment, les témoignages recueillis sont formels, à ce qu’on prétend.

—    C’est une indication, évidemment, reconnut Ilia Brusch, mais encore bien vague. Il y a beaucoup de blonds, et s’il faut les passer tous au crible !.

—    On sait encore autre chose. D’après les on dit, ce chef serait de nationalité bulgare… comme vous-même, monsieur Brusch !

—    Que voulez-vous dire ? demanda Ilia Brusch d’une, voix troublée.

—    D’après votre accent, s’excusa Karl Dragoch d’un air innocent, je vous ai cru d’origine bulgare… Mais je me suis trompé, peut-être ?.

—    Vous ne vous êtes pas trompé, reconnut Ilia Brusch après une courte hésitation.

—    Ce chef serait donc votre compatriote. Dans le public, son nom court même de bouche en bouche.

—    Oh alors !. Si l’on sait son nom !.

—    Bien entendu, cela n’a rien d’officiel.

—    Officiel ou officieux, quel serait le nom du paroissien.

—    A tort ou à raison, les riverains du fleuve mettent les méfaits dont ils ont à souffrir au compte d’un certain Ladko.

—    Ladko !. répéta Ilia Brusch qui, en proie à une évidente émotion, arrêta brusquement le va-et-vient de sa godille.

—    Ladko, affirma Karl Dragoch, en surveillant du coin de l’œil son interlocuteur.

Mais déjà celui-ci s’était ressaisi.

—    C’est drôle, dit-il simplement, tandis que l’aviron reprenait entre ses mains son éternel travail.

—    Qu’est-ce qui est drôle ? insista Karl Dragoch. Connaîtriez-vous ce Ladko ?

—    Moi ? protesta le pêcheur. Pas le moins du monde. Mais ce n’est pas un nom bulgare que Ladko. Voilà tout ce que je vois de drôle là-dedans. »

Karl Dragoch ne poussa pas plus avant un interrogatoire, qui, plus clair, risquait de devenir dangereux, et dont les résultats pouvaient d’ores et déjà être considérés comme satisfaisants. La surprise du pêcheur en entendant le signalement du malfaiteur, son trouble en connaissant la nationalité probable de celui-ci, son émotion en en apprenant le nom, tout cela était indéniable et donnait une force nouvelle aux présomptions antérieures, sans apporter toutefois aucune preuve décisive.

Comme l’avait prévu Ilia Brusch, il n’était pas encore deux heures de l’après-midi lorsque la barge arriva à Gran. Cinq cents mètres avant les premières maisons, le pêcheur prit terre sur la rive gauche, afin d’éviter, dit-il, d’être retardé par la curiosité populaire, et pria Mr Jaeger de bien vouloir conduire seul la barge sur la rive droite, où il s’arrêterait au cœur de la ville, ce à quoi le passager consentit avec obligeance.

Son travail terminé, celui-ci se transforma en détective. La barge amarrée, il sauta sur le quai, en quête de l’un de ses hommes.

Il n’avait pas fait vingt pas qu’il se heurtait à Friedrick Ulhmann. Un dialogue rapide s’engagea entre les deux policiers.

« Tout va bien ?

—    Tout.

—    Il faut resserrer le cercle, Ulhmann. Tes postes de deux hommes à un kilomètre l’un de l’autre désormais.

—    Ça chauffe, alors ?

—    Oui.

—    Tant mieux.

—    Demain, tâche de ne pas me perdre des yeux. J’ai idée que nous brûlons.

—    Compris.

—    Et qu’on ne s’endorme pas ! Du nerf ! Qu’on se grouille !

—    Comptez sur moi.

—    Si tu apprends quelque chose, un signe de la berge, n’est-ce pas ?

—    Entendu. »

Les deux interlocuteurs se séparèrent, et Karl Dragoch réintégra l’embarcation.

Si son repos ne fut pas troublé par l’inquiétude qu’il prétendait éprouver d’ordinaire, il le fut, au cours de cette nuit, par le vacarme des éléments déchaînés. A minuit, une tempête de l’Est se leva, en effet, et augmenta d’heure en heure, tandis que la pluie faisait rage.

Au moment où, vers cinq heures du matin, Ilia Brusch regagna la barge, la pluie tombait toujours à torrents et le vent soufflait avec fureur dans une direction nettement opposée à celle du courant. Le pêcheur n’hésita pas, cependant, à partir. Son amarre larguée, il poussa aussitôt au milieu du fleuve et reprit son éternelle godille. Il lui fallait un véritable courage pour se mettre au travail dans de telles conditions, après une nuit qui n’avait pu manquer d’être fatigante.

La tempête ne montra, pendant les premières heures de la matinée, aucune tendance à décroître, au contraire. La barge, malgré l’aide du courant, ne gagnait que péniblement contre ce terrible vent debout, et c’est à peine si, après quatre heures d’efforts, elle était parvenue à une dizaine de kilomètres de la ville de Gran. Le confluent de l’Ipoly, sur la rive droite duquel est situé Szalka, où Ilia Brusch disait s’être rendu la nuit précédente, ne pouvait plus alors être bien éloigné.

A ce moment, la tempête redoubla de fureur, au point de rendre la situation réellement critique. Si le Danube n’est pas comparable à la mer, il est toutefois assez vaste pour que de véritables lames réussissent à s’y former lorsque le vent acquiert une grande violence. Il en était ainsi, ce jour-là, et, malgré la hâte dont Ilia Brusch faisait preuve, force lui fut de se réfugier près de la rive gauche.

Il ne devait pas l’atteindre.

Plus de cinquante mètres l’en séparaient encore, quand surgit un effrayant phénomène. A quelque distance en amont, les arbres qui garnissaient la berge furent tout à coup précipités dans le fleuve, cassés net au ras du sol, comme s’ils eussent été rasés par une faux gigantesque. En même temps, l’eau, soulevée par une incommensurable puissance, monta à l’assaut de la rive, puis se dressa en une lame énorme qui roula en déferlant à la poursuite de la barge.

Evidemment, une trombe venait de se former dans les couches atmosphériques et promenait à la surface du fleuve son irrésistible ventouse.

Ilia Brusch comprit le danger. Faisant pivoter la barge d’un énergique coup d’aviron, il s’efforça de se rapprocher de la rive droite. Si cette manœuvre n’eut pas tout le résultat qu’il en attendait, c’est pourtant à elle que le pêcheur et son passager durent finalement leur salut.

Rattrapée par le météore continuant sa course furieuse, la barge évita du moins la montagne d’eau qu’il soulevait sur son passage. C’est pourquoi elle ne fut pas submergée, ce qui eût été fatal sans la manœuvre d’Ilia Brusch. Saisie par les spires les plus extérieures du tourbillon, elle fut simplement lancée avec violence selon une courbe de grand rayon.

A peine effleurée par la pieuvre aérienne, dont la tentacule avait, cette fois, manqué le but, l’embarcation fut presque aussitôt lâchée qu’aspirée. En quelques secondes, la trombe était passée et la vague s’enfuyait en rugissant vers l’aval, tandis que la résistance de l’eau neutralisait peu à peu la vitesse acquise de la barge.

Malheureusement, avant que ce résultat fût complètement atteint, un nouveau danger se révéla à l’improviste. Droit devant l’étrave, qui fendait l’eau avec la vitesse d’un express, le pêcheur aperçut tout à coup un des arbres arrachés, qui, les racines en l’air, suivait lentement le courant. L’embarcation, lancée dans l’enchevêtrement de ces racines, ne pouvait manquer de chavirer, d’être gravement endommagée tout au moins. Ilia Brusch poussa un cri d’effroi, en découvrant cet obstacle imprévu.

Mais Karl Dragoch avait aussi vu le danger, il en avait compris l’imminence. Sans hésiter, il s’élança à l’avant de la barge, ses mains saisirent les racines qui s’échevelaient hors de l’eau, et, s’arc-boutant pour mieux lutter contre l’impulsion du bateau, il s’efforça de l’écarter de la direction dangereuse.

Il y parvint. La barge, déviée de sa route, passa comme une flèche, en raclant les racines, puis la tête de l’arbre encore couverte de ses feuilles. Un instant de plus, et elle allait laisser derrière elle l’épave verdoyante mollement entraînée par le courant, lorsque Karl Dragoch fut atteint en pleine poitrine par une des dernières ramures. En vain, il voulut résister au choc. Perdant l’équilibre, il culbuta par-dessus bord et disparut sous les eaux.

A sa chute en succéda immédiatement une autre, volontaire celle-ci. Ilia Brusch, en voyant tomber son passager, s’était sans hésiter élancé à son secours.

Mais ce n’était pas chose facile d’apercevoir quoi que ce fût dans ces eaux limoneuses tout agitées par le passage d’un furieux météore. Pendant une minute, Ilia Brusch s’y épuisa en vain, et il commençait à désespérer de découvrir Mr Jaeger, quand il saisit enfin le malheureux, flottant; évanoui, entre deux eaux.

A tout prendre, cela valait mieux. Un homme qui se noie se débat d’ordinaire et augmente ainsi sans le savoir la difficulté du sauvetage. Un homme évanoui n’est plus qu’une masse inerte dont le salut dépend uniquement de l’habileté du sauveteur.

Ilia Brusch eut tôt fait d’élever hors de l’eau la tête de Mr Jaeger, puis, d’un bras vigoureux, il nagea vers la barge, qui, pendant ce temps, s’était éloignée d’une trentaine de mètres. Il s’en rapprocha en quelques brasses, qui semblaient être un jeu pour le robuste nageur, et, d’une main, il en saisit le bord, tandis que son autre main soutenait le passager toujours privé de sentiment.

Restait maintenant à hisser Mr Jaeger à bord de l’embarcation, et ce n’était pas besogne aisée. Ilia Brusch, au prix de mille efforts, réussit toutefois à la mener à bonne fin.

Un roman de Jules Verne

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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