Le pilote du Danube

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Absorbé dans ses pensées, Serge Ladko avait perdu jusqu’au souvenir du lieu où il se trouvait. Un régiment tout entier eût défilé derrière lui sur la berge qu’il ne se fût pas retourné. A fortiori ne s’aperçut-il pas de l’arrivée de trois hommes qui venaient de l’amont et marchaient avec précaution. Mais, si Ladko ne vit pas ces trois hommes, ceux-ci le virent aisément, dès que la barge leur apparut au tournant du fleuve. Le trio fit halte aussitôt et tint conciliabule à voix basse.

L’un de ces trois nouveaux venus a déjà été présenté au lecteur, lors de l’escale à Vienne, sous le nom de Titcha. C’est lui qui, en compagnie d’un acolyte, s’était attaché aux pas de Karl Dragoch, après que le détective eut filé de son côté Ilia Brusch, tandis que ce dernier faisait une innocente démarche près d’un des intermédiaires employés lors des envois d’armes en Bulgarie. Cette filature avait, on s’en souvient, amené jusqu’à proximité de la barge les deux espions, qui, sûrs de connaître l’habitation flottante du policier, s’étaient alors éloignés en projetant de tirer parti de leur découverte. Ces projets, il s’agissait maintenant de les réaliser.

Les trois hommes s’étaient tapis dans l’herbe de la rive, et, de là, ils épiaient Serge Ladko. Celui-ci, poursuivant sa méditation, ignorait leur présence et n’avait aucun soupçon du danger qu’elle lui faisait courir. Le danger était grand, cependant, ces gens en embuscade, trois affiliés de la bande de malfaiteurs qui parcourait alors la région du Danube, n’étant pas de ceux qu’il fait bon rencontrer dans un lieu désert.

De cette bande, Titcha était même un membre important; il pouvait être considéré comme le premier après le chef, dont les exploits valaient au nom du pilote une honteuse célébrité. Quant aux deux autres, Sakmann et Zerlang, simples comparses : des bras, non des têtes.

« C’est lui ! murmura Titcha, en arrêtant de la main ses compagnons, dès qu’il découvrit la barge au détour du fleuve.

—    Dragoch ? interrogea Sakmann.

—    Oui.

—    Tu en es sûr ?

—    Absolument.

—    Mais tu ne vois pas sa figure, puisqu’il a le dos tourné, objecta Zerlang.

—    Ça ne m’avancerait pas à grand-chose de voir sa figure; répondit Titcha. Je ne le connais pas. A peine si je l’ai aperçu à Vienne.

—    Dans ce cas !.

—    Mais je reconnais parfaitement le bateau, interrompit Titcha, j’ai eu tout le loisir de l’examiner, pendant que Ladko et moi nous étions noyés dans la foule. Je suis certain de ne pas me tromper.

—    En route, alors ! fit l’un des hommes.

—    En route, » approuva Titcha, en dépliant un paquet qu’il tenait sous son bras.

Le pilote continuait à ne pas se douter de la surveillance dont il était l’objet. Il n’avait pas entendu les trois hommes arriver; il ne les entendit pas davantage, lorsqu’ils s’approchèrent en étouffant le bruit de leurs pas dans l’herbe épaisse de la rive. Perdu dans son rêve, il laissait sa pensée fuir avec le courant vers Natcha et vers le pays.

Tout à coup une multitude d’inextricables liens s’enroulèrent à la fois autour de lui, l’aveuglant, le paralysant, l’étouffant.

Redressé d’une secousse, il se débattait instinctivement et s’épuisait en vains efforts, quand un choc violent sur le crâne le jeta tout étourdi dans le fond de la barge. Pas si vite, cependant, qu’il n’ait eu le temps de se voir prisonnier des mailles de l’un de ces vastes filets désignés sous le nom d’éperviers, dont lui-même avait usé plus d’une fois pour capturer le poisson.

Lorsque Serge Ladko sortit de ce semi-évanouissement, il n’était plus enveloppé du filet à l’aide duquel on l’avait réduit à l’impuissance. Par contre, étroitement ligoté par les multiples tours d’une corde solide, il n’aurait pu faire le plus petit mouvement; un bâillon eût au besoin étouffé ses cris, un impénétrable bandeau lui enlevait l’usage de la vue.

La première sensation de Serge Ladko, en revenant à la vie, fut celle d’un véritable ahurissement. Que lui était-il arrivé ? Que signifiait cette inexplicable attaque, et que voulait-on faire de lui ? A tout prendre, il avait lieu de se rassurer dans une certaine mesure. Si l’on avait eu l’intention de le tuer, c’eût été chose faite. Puisqu’il était encore de ce monde, c’est qu’on n’en voulait pas à sa vie, et que ses agresseurs, quels qu’ils fussent, n’avaient d’autre intention que de s’emparer de sa personne.

Mais pourquoi, dans quel but s’emparer de sa personne ?

A cette question, il était malaisé de répondre. Des voleurs ?. Ils n’eussent pas pris la peine de ficeler leur victime avec un tel luxe de précautions, quand un coup de couteau les eût servis plus rapidement et plus sûrement. D’ailleurs, combien misérables les voleurs que le contenu de la pauvre barge eût été capable de tenter !

Une vengeance ?. Impossibilité plus grande encore. Ilia Brusch n’avait pas d’ennemis. Les seuls ennemis de Ladko, les Turcs, ne pouvaient soupçonner que le patriote bulgare se cachât sous le nom du pêcheur, et, quand bien même ils en auraient été informés, il n’était pas un personnage si considérable qu’ils se fussent risqués à cet acte de violence si loin de la frontière, en plein cœur de l’Empire d’Autriche. Au surplus, des Turcs l’eussent supprimé, eux aussi, plus certainement encore que de simples voleurs.

S’étant convaincu que, pour l’instant du moins, le mystère était impénétrable, Serge Ladko, en homme pratique, cessa d’y penser, et consacra toutes les forces de son intelligence à observer ce qui allait suivre et à chercher les moyens, s’il en existait, de reconquérir sa liberté.

A vrai dire, sa situation ne se prêtait pas à des observations nombreuses. Raidi par l’étreinte d’une corde enroulée en spirales autour de son corps, le moindre mouvement lui était interdit, et le bandeau était si bien appliqué sur ses yeux qu’il n’aurait su dire s’il faisait jour ou s’il faisait nuit. La première chose qu’il reconnut, en concentrant toute son attention dans le sens de l’ouïe, c’est qu’il reposait dans le fond d’un bateau, le sien sans aucun doute, et que ce bateau avançait rapidement sous l’effort de bras robustes. Il entendait distinctement, en effet, le grincement des avirons contre le bois des tolets, et le bruissement de l’eau glissant sur les flancs de l’embarcation.

Dans quelle direction se dirigeait-on ? Tel fut le second problème dont il trouva assez facilement la solution, en constatant une sensible différence de température entre le côté gauche et le côté droit de sa personne. Les secousses que lui communiquait la barge à chaque impulsion des avirons lui montrant qu’il était couché dans le sens de la marche, et le soleil, au moment de l’agression, n’étant guère éloigné du méridien, il en conclut sans peine qu’une moitié de son corps était à l’ombre produite par la paroi de l’embarcation et que celle-ci se dirigeait de l’Ouest à l’Est, en continuant par conséquent à suivre le courant, comme au temps où elle obéissait à son maître légitime.

Aucune parole n’était échangée entre ceux qui le tenaient en leur pouvoir. Nul bruit humain ne frappait son oreille, hors les han ! des nautoniers lorsqu’ils pesaient sur les rames. Cette navigation silencieuse durait depuis une heure et demie environ, quand la chaleur du soleil gagna son visage et lui apprit ainsi que l’on obliquait vers le Sud. Le pilote n’en fut pas étonné. Sa parfaite connaissance des moindres détours du fleuve lui fit comprendre que l’on commençait à suivre la courbe qu’il décrit en face du mont Pilis. Bientôt, sans doute, on reprendrait la direction de l’Est, puis celle du Nord, jusqu’au point extrême d’où le Danube commence à descendre franchement vers la péninsule des Balkans.

Ces prévisions ne se réalisèrent qu’en partie. Au moment où Serge Ladko calculait que l’on avait atteint le milieu de l’anse de Pilis, le bruit des avirons cessa tout à coup. Tandis que la barge courait sur son erre, une voix rude se fit entendre.

« Prends la gaffe, » commanda l’un des invisibles assaillants.

Presque aussitôt, il y eut un choc, que suivit un grincement tel qu’en aurait pu produire le bordage éraflant un corps dur, puis Serge Ladko fut soulevé et hissé de mains en mains.

Evidemment la barge avait accosté un autre bateau de dimensions plus considérables, à bord duquel le prisonnier était embarqué à la façon d’un colis. Celui-ci tendait vainement l’oreille afin de saisir au passage quelques paroles. Pas un mot n’était prononcé. Les geôliers ne se révélaient que par le contact de leurs mains brutales et par le souffle de leurs poitrines haletantes.

Ballotté, tiraillé en tous sens, Serge Ladko, d’ailleurs, n’eut pas le loisir de la réflexion. Après l’avoir monté, on le descendit le long d’une échelle qui lui laboura cruellement les reins. Aux heurts dont il était meurtri, il comprit qu’on le faisait passer par une ouverture étroite, et enfin, bandeau et bâillon arrachés, il fût jeté bas comme un paquet, tandis que le bruit sourd d’une trappe qui se ferme résonnait au-dessus de lui.

Il fallut un long moment, à Serge Ladko, tout étourdi de la secousse, pour reprendre conscience de lui-même. Quand il y fut parvenu, sa situation ne lui parut pas améliorée, bien qu’il eût retrouvé l’usage de la parole et de la vue. Si l’on avait jugé un bâillon inutile, c’est évidemment que personne ne pouvait entendre ses cris, et la suppression de son bandeau ne lui était pas d’un plus grand secours. C’est en vain qu’il ouvrait les yeux. Autour de lui tout était ombre. Et quelle ombre ! Le prisonnier, qui, d’après la succession des sensations ressenties, supposait avoir été déposé dans la cale d’un bateau, s’épuisait en inutiles efforts pour découvrir la plus faible raie de lumière filtrant à travers le joint d’un panneau. Il ne distinguait rien. Ce n’était pas l’obscurité d’une cave, dans laquelle l’œil parvient encore à discerner quelque vague lueur : c’était le noir total, absolu, comparable seulement à celui qui doit régner dans la tombe.

Combien d’heures s’écoulèrent ainsi ? Serge Ladko estimait qu’on était parvenu au milieu de la nuit, quand un vacarme, assourdi par la distance, parvint jusqu’à lui. On courait, on piétinait. Puis le bruit se rapprocha. De lourds colis étaient traînés directement au-dessus de sa tête, et c’est à peine, il l’eût juré, si l’épaisseur d’une planche le séparait des travailleurs inconnus.

Le bruit se rapprocha encore. On parlait maintenant à côté de lui, sans doute derrière l’une des cloisons délimitant sa prison, mais, de ce qu’on disait, il était impossible de deviner le sens.

Bientôt, d’ailleurs, le bruit s’apaisa, et de nouveau ce fut le silence autour du malheureux pilote qu’environnait une ombre impénétrable.

Serge Ladko s’endormit

Un roman de Jules Verne

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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