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Page: .26./.46. Jules VerneLe pilote du DanubeAprès que Karl Dragoch et ses hommes eurent battu en retraite, les vainqueurs étaient d’abord restés sur le lieu du combat, prêts à s’opposer à un retour offensif, tandis que la charrette s’éloignait dans la direction du Danube. Ce fut seulement quand le temps écoulé eut rendu certain le départ définitif des forces de police que, sur un ordre de son chef, la bande des malfaiteurs se mit en marche à son tour. Ils eurent bientôt atteint le fleuve, qui coulait à moins de cinq cents mètres. La charrette les y attendait, en face d’un chaland, dont on apercevait la masse sombre à quelques mètres de la rive. La distance était médiocre et les travailleurs nombreux. En peu d’instants, le va-et-vient de deux bachots eut transporté à bord de ce chaland le chargement de la voiture. Aussitôt, celle-ci s’éloigna et disparut dans la nuit, tandis que la plupart des combattants de la clairière se dispersaient à travers la campagne, après avoir reçu leur part de butin. Du crime qui venait d’être commis, il ne subsistait plus d’autre trace qu’un amoncellement de colis encombrant le pont de la gabarre, à bord de laquelle ne s’étaient embarqués que huit hommes. En réalité, la fameuse bande du Danube était exclusivement composée de ces huit hommes. Quant aux autres, ils représentaient une faible partie d’un personnel indéterminé de sous-ordres, dont telle ou telle fraction était utilisée, selon la région exploitée : Ceux-ci demeuraient toujours étrangers à l’exécution proprement dite des coups de main, et leur rôle, limité aux fonctions de porteurs, de vedettes ou de gardes du corps, ne commençait qu’au moment où il s’agissait d’évacuer vers le fleuve le butin conquis. Cette organisation était des plus habiles. Par ce moyen, la bande disposait, sur tout le parcours du Danube, d’innombrables affiliés dont bien peu se rendaient compte du genre d’opérations auxquelles ils apportaient leur concours. Recrutés dans la classe la plus illettrée, de véritables brutes en général, ils croyaient participer à de vulgaires actes de contrebande et ne cherchaient pas à en savoir davantage. Jamais ils n’avaient songé à établir le moindre rapprochement entre celui qui commandait les expéditions auxquelles ils prenaient part et ce fameux Ladko qui, tout en leur cachant son nom, semblait se complaire étrangement à laisser une trace quelconque de son état civil sur chaque théâtre de ses crimes. Leur indifférence paraîtra moins surprenante, si l’on veut bien considérer que ces crimes, commis sur tout le cours du Danube, étaient éparpillés sur une immense étendue. L’émotion publique avait donc, entre chacun d’eux, le temps de se calmer. C’est surtout dans les bureaux de la police, où venaient se centraliser toutes les plaintes des régions riveraines, que le nom de Ladko avait acquis sa triste célébrité. Dans les villes, la classe bourgeoise, à cause des manchettes ronflantes des journaux, lui accordait encore un intérêt spécial. Mais pour la masse du peuple, et, a fortiori, pour les paysans, il n’était qu’un malfaiteur comme un autre, dont on a à souffrir une fois et qu’on ne revoit plus ensuite. Au contraire, les huit hommes restés à bord du chaland se connaissaient tous entre eux et formaient une véritable bande. A l’aide de leur bateau, ils montaient ou descendaient sans cesse le Danube. Que l’occasion d’une profitable opération se présentât, ils s’arrêtaient, recrutaient dans les environs le personnel nécessaire, puis, le butin en sûreté dans leur cachette flottante, ils repartaient, en quête de nouveaux exploits. Quand le chaland était plein, ils gagnaient la mer Noire où un vapeur à leur dévotion venait croiser au jour fixé. Transportées à bord de ce vapeur, les richesses volées, et parfois acquises au prix d’un meurtre, y devenaient brave et loyale cargaison, capable d’être échangée contre de l’or, dans des contrées lointaines, au grand soleil des honnêtes gens. C’est exceptionnellement que la bande, la nuit précédente, avait fait parler d’elle à si faible distance de son précédent méfait. Elle ne commettait pas, d’ordinaire, une telle faute, qui, répétée, eût pu donner l’éveil aux complices inconscients qu’elle embauchait dans le pays. Mais, cette fois, son capitaine avait eu une raison particulière de ne pas s’éloigner, et si cette raison n’était pas celle que lui avait attribuée Karl Dragoch, en causant à Ulm avec Friedrich Ulhmann, la personnalité du policier n’y était cependant pas étrangère. Reconnu à Vienne par le chef de bande lui-même, alors accompagné de son second, Titcha, il avait été, depuis cet instant, suivi à la piste, sans le savoir, par une série d’affiliés locaux auxquels on n’avait dit que l’essentiel, et le chaland s’était appliqué à ne précéder la barge que de quelques kilomètres. Cet espionnage, des plus malaisés dans une contrée souvent découverte et où abondaient en ce moment les gens de police, avait été forcément intermittent, et le hasard avait voulu que jamais Karl Dragoch et son hôte ne fussent aperçus en même temps. Rien n’avait donc permis de supposer que la barge eût deux habitants, ni d’admettre, par conséquent, la possibilité d’une erreur. En instituant cette surveillance, le capitaine des bandits rêvait d’un coup de maître. Supprimer le détective ? Il n’y songeait pas. Pour le moment tout au moins, il projetait seulement de s’en emparer, Karl Dragoch en son pouvoir, il aurait ensuite la partie belle pour traiter d’égal à égal, si jamais un sérieux danger le menaçait. Pendant plusieurs jours, l’occasion de cet enlèvement ne s’était pas présentée. Ou bien la barge s’arrêtait le soir à trop faible distance d’un centre habité, ou bien on rencontrait dans son voisinage trop immédiat quelques-uns des agents égrenés sur la rive et dont la qualité ne pouvait échapper à un professionnel du crime. Le matin du 29 août, enfin, les circonstances avaient paru favorables. La tempête qui, la nuit précédente, avait protégé la bande pendant qu’elle s’attaquait à la villa du comte Hagueneau, devait avoir plus ou moins dispersé les policiers qui précédaient ou suivaient leur chef le long du fleuve. Peut-être celui-ci serait-il momentanément seul et sans défense. Il fallait en profiter. Aussitôt la voiture chargée des dépouilles de la villa, Titcha avait été dépêché avec deux des hommes les plus résolus. On a vu comment les trois aventuriers s’étaient acquittés de leur mission, et comment le pilote Serge Ladko était devenu leur prisonnier, au lieu et place du détective Karl Dragoch. Jusqu’ici, Titcha n’avait pu renseigner son capitaine sur l’heureuse issue de sa mission que par les quelques mots brefs échangés dans la clairière, au moment où l’escouade de police était survenue sur la route. L’entretien serait nécessairement repris à ce sujet, mais, pour l’instant, il ne pouvait en être question. Avant tout, il s’agissait de faire disparaître et de mettre à l’abri les nombreux colis entassés sur le pont, et c’est à quoi s’employèrent sans tarder les huit hommes formant l’équipage de la gabarre. Soit à bras, soit en les faisant glisser sur des plans inclinés, ces colis furent d’abord introduits dans l’intérieur du bateau, premier travail qui n’exigea que quelques minutes, puis on procéda à l’arrimage définitif. Pour cela le plancher de la cale fut soulevé et laissa à découvert une ouverture béante, à la place où l’on se fût légitimement attendu a trouver l’eau du Danube. Une lanterne, descendue dans ce deuxième compartiment, permit d’y distinguer un amoncellement d’objets hétéroclites qui le remplissaient déjà en partie. Il restait assez de place, cependant, pour que les dépouilles du comte Hagueneau pussent être logées à leur tour dans l’introuvable cachette. Merveilleusement truquée, en effet, était cette gabarre qui servait à la fois de moyen de transport, d’habitation et de magasin inviolable. Au-dessous du bateau visible, un autre plus petit s’appliquait, le pont de celui-ci formant le fond de celui-là. Ce second bateau, d’une profondeur de deux mètres environ, avait un déplacement tel, qu’il fût capable de porter le premier et de le soulever d’un pied ou deux au-dessus de la surface de l’eau. On avait remédié à cet inconvénient, qui aurait, sans cela, dévoilé la supercherie, en chargeant le bateau inférieur d’une quantité de lest suffisant à le noyer entièrement, de telle sorte que le chaland supérieur gardât la ligne de flottaison qu’il devait avoir à vide. Vide, sa cale l’était toujours, les marchandises volées, qui allaient s’entasser dans le double fond, y remplaçaient un poids correspondant de lest, et l’aspect de l’extérieur n’était en rien modifié. Par exemple cette gabarre, qui, lège, aurait dû normalement caler à peine un pied, s’enfonçait dans l’eau de près de sept. Cela n’était pas sans créer de réelles difficultés dans la navigation du Danube et rendait nécessaire le concours d’un excellent pilote. Ce pilote, la bande le possédait dans la personne de Yacoub Ogul, un israélite natif lui aussi de Roustchouk. Très pratique du fleuve, Yacoub Ogul aurait pu lutter avec Serge Ladko lui-même pour la parfaite connaissance des passes, des chenaux et des bancs de sable; d’une main sûre, il dirigeait le chaland à travers les rapides semés de rochers que l’on rencontre parfois sur son cours. Quant à la police, elle pouvait examiner le bateau tant que cela lui plairait. Elle pouvait en mesurer la hauteur intérieure et extérieure sans trouver la plus petite différence. Elle pouvait sonder tout autour sans rencontrer la cachette sous-marine, établie suffisamment en retrait, et de lignes assez fuyantes pour qu’il fût impossible de l’atteindre. Toutes ses investigations l’amèneraient uniquement à constater que ce chaland était vide et que ce chaland vide enfonçait dans l’eau de la quantité strictement suffisante pour équilibrer son poids. En ce qui concerne les papiers, les précautions n’étaient pas moins bien prises. Dans tous les cas, soit qu’elle descendît le courant, soit qu’elle le remontât, la gabarre, ou allait chercher des marchandises, ou, marchandises débarquées, retournait à son port d’attache. Selon le choix qui paraissait le meilleur, elle appartenait, tantôt à Mr Constantinesco, tantôt à Mr Wenzel Meyer, tous deux commerçants, l’un de Galatz, l’autre de Vienne. Les papiers, illustrés des cachets les plus officiels, étaient à ce point en règle, que jamais personne n’avait songé à les vérifier. L’eût-on fait, d’ailleurs, que l’on aurait constaté l’existence d’un Constantinesco ou d’un Wenzel Meyer dans l’une ou l’autre des deux villes indiquées. En réalité, le propriétaire s’appelait Ivan Striga. Le lecteur se rappellera peut-être que ce nom appartenait à un des individus les moins recommandables de Roustchouk, qui, après s’être vainement opposé au mariage de Serge Ladko et de Natcha Gregorevitch, avait disparu ensuite de la ville. Sans qu’on entendît parler positivement de lui, de mauvais bruits avaient alors couru sur son compte, et la rumeur publique l’accusait de tous les crimes. Pour une fois, la rumeur publique ne se trompait pas. Avec sept autres misérables de son espèce, Ivan Striga avait, en effet, formé une bande de véritables pirates, qui, depuis lors, écumait littéralement les deux rives du Danube. Avoir trouvé ainsi le chemin de la richesse facile, c’était quelque chose; s’assurer la sécurité, c’était mieux encore. Dans ce but, au lieu de cacher son nom et son visage, ainsi que l’aurait fait un malfaiteur vulgaire, il s’était arrangé de manière, à ne pas être un anonyme pour ses victimes. Bien, entendu, ce n’était pas son vrai nom qu’il leur faisait connaître. Non, celui qu’il avait résolu de laisser deviner avec une adroite imprudence, c’était celui de Serge Ladko. S’abriter, afin d’échapper aux conséquences d’un forfait, derrière une personnalité d’emprunt, c’est un stratagème assez commun, mais Striga l’avait rénové par le choix intelligent du pseudonyme qu’il s’attribuait. Si le nom de Ladko n’était, ni plus ni moins qu’un autre, capable de créer une confusion et, par suite, hors le cas de flagrant délit, de détourner les soupçons au profit du coupable, il possédait quelques avantages qui lui étaient propres. En premier lieu, Serge Ladko n’était pas un mythe. Il existait, si le coup de fusil qui l’avait salué à son départ de Roustchouk ne l’avait pas abattu pour jamais. Bien que Striga se vantât volontiers d’avoir supprimé son ennemi, la vérité est qu’il n’en savait rien. Peu importait, d’ailleurs, au point de vue de l’enquête qui pouvait être faite à Roustchouk. Si Ladko était mort, la police ne pourrait rien comprendre aux accusations dont il serait l’objet. S’il était vivant, elle trouverait un homme de chair et d’os, d’une honorabilité si bien établie que l’enquête, selon toute vraisemblance, en resterait là. Sans doute, on rechercherait alors ceux qui auraient la malchance d’être ses homonymes. Mais, avant qu’on eût passé au crible tous les Ladkos du monde, il coulerait de l’eau sous les ponts du Danube ! Que si, d’aventure, les soupçons, à force d’être dirigés dans la même direction, finissaient par entamer la cuirasse d’honorabilité de Serge Ladko, ce serait alors un résultat doublement heureux. Outre qu’il est toujours agréable à un bandit de savoir qu’un autre est inquiété à sa place, cette substitution lui devient plus agréable encore quand il a voué à sa victime une haine mortelle. Alors même que ces déductions eussent été déraisonnables, l’absence de Serge Ladko, dont personne ne connaissait la patriotique mission, les eût rendues logiques. Pourquoi le pilote était-il parti sans crier gare ? La section locale de la police du fleuve commençait précisément à se poser cette question au moment où Karl Dragoch découvrait ce qu’il croyait être la vérité, et, comme chacun sait, lorsque la police commence à se poser des questions, il y a peu de chances qu’elle y réponde avec bienveillance. Ainsi, la situation était bien nette dans sa dramatique complication. Une longue série de crimes que des maladresses voulues faisaient toujours attribuer à un certain Ladko, de Roustchouk; le pilote du même nom, vaguement, très vaguement encore soupçonné, à cause de son absence, d’être le coupable, tandis qu’à des centaines de kilomètres un Ladko, accusé par de plus sérieuses présomptions, était dépisté sous le déguisement du pêcheur Ilia Brusch; et Striga, pendant ce temps, reprenant, après chaque expédition, son état civil authentique, pour circuler librement sur le Danube. Toutefois, pour que sa sécurité ne fût pas menacée, la condition essentielle était que l’on fit disparaître toute trace compromettante dans le plus bref délai possible. C’est pourquoi, ce soir-là, le butin nouvellement conquis fut, comme de coutume, rapidement déposé dans l’introuvable cachette. C’est le bruit de cet arrimage que le véritable Serge Ladko entendit dans son cachot pris aux dépens de cette même cale sous-marine, au fond de laquelle nulle puissance humaine n’était capable de le secourir. Puis, le parquet remis en place, les hommes remontèrent sur le pont dont les panneaux furent refermés. La police pouvait venir désormais. Il était, à ce moment, près de trois heures du matin. L’équipage de la gabarre, surmené par les fatigues de cette nuit et par celles de la nuit précédente, aurait eu grand besoin de repos, mais il ne pouvait en être question. Striga, désireux de s’éloigner au plus vite du lieu de son dernier crime, donna l’ordre de se mettre en route en profitant de l’aube naissante, ordre qui fut exécuté sans un murmure, chacun comprenant la force des raisons qui le dictaient. Un roman de Jules VerneLe pilote du DanubePage: .26./.46. Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie. 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