Jules Verne

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Pendant qu’on s’occupait de ramener l’ancre à bord et de pousser le chaland au milieu du fleuve, Striga s’enquit des péripéties de l’expédition de la matinée.

« Ça a été tout seul, lui répondit Titcha. Le Dragoch a été pris au premier coup de filet comme un simple brochet.

—    Vous a-t-il vus ?

—    Je ne crois pas. Il avait autre chose à penser.

—    Il ne s’est pas débattu ?

—    Il a essayé, la canaille. J’ai dû l’assommer à moitié pour le faire tenir tranquille.

—    Tu ne l’as pas tué, au moins ? demanda vivement Striga.

—    Que non pas ! Étourdi tout au plus. J’en ai profité pour le ligotter proprement. Mais je n’avais pas fini le paquetage que le colis respirait comme père et mère.

—    Et maintenant ?

—    Il est dans la cale. Dans le double fond, naturellement.

—    Sait-il où on l’a transporté ?

—    Il faudrait alors qu’il soit rudement malin, déclara Titcha en riant bruyamment. Tu dois bien penser que je n’ai oublié ni le bâillon, ni le bandeau. On ne les a retirés que le particulier en cage. Là, il peut, si ça lui convient, chanter des romances et admirer le paysage.

Striga sourit sans répondre. Titcha reprit :

—    J’ai fait ce que tu as commandé, mais où cela nous mènera-t-il ?

—    Ne serait-ce qu’à désorganiser la brigade privée de son chef, répondit Striga.

Titcha haussa les épaules.

—    On en nommera un autre, dit-il.

—    Possible, mais il ne vaudra peut-être pas celui que nous tenons. Dans tous les cas, nous pourrons causer. Au besoin, nous le rendrions en échange des passeports qui nous seraient nécessaires. Il est donc essentiel de le garder vivant.

—    Il l’est, affirma Titcha.

—    A-t-on pensé à lui donner à manger ?

—    Diable !… fit Titcha en se grattant la tête. On l’a tout à fait oublié. Mais douze heures d’abstinence n’ont jamais fait de mal à personne, et je lui porterai son dîner dès que nous serons en marche … A moins que tu ne veuilles le lui porter toi-même, pour te rendre compte par tes yeux ?

—    Non, dit vivement Striga. Je préfère qu’il ne me voie pas. Je le connais et il ne me connaît pas. C’est un avantage que je ne veux pas perdre.

—    Tu pourrais mettre un masque.

—    Ça ne prendrait pas avec Dragoch. Pas besoin qu’on lui montre son visage. La taille, la carrure, le moindre détail lui suffît pour reconnaître les gens.

—    Alors, je suis frais, moi, qui suis obligé de lui porter sa pitance !

—    Il faut bien que quelqu’un le fasse … D’ailleurs, Dragoch n’est pas bien dangereux actuellement, et, s’il le redevient jamais, c’est que nous serons à l’abri.

—    Amen !. fit Titcha.

—    Pour le moment, reprit Striga, on va le laisser dans sa boîte. Pas trop longtemps, par exemple, sans quoi il finirait par mourir asphyxié. On le remontera dans une cabine du pont quand nous aurons dépassé Budapest, demain matin, après mon départ.

—    Tu as donc l’intention de t’absenter ? demanda Titcha.

—    Oui, répondit Striga. Je quitterai le chaland de temps en temps afin de recueillir des informations sur la rive. Je verrai ce qu’on dit de notre dernière affaire et de la disparition de Dragoch.

—    Et si tu te fais pincer ? objecta Titcha.

—    Pas de danger. Personne ne me connaît, et la police du fleuve doit être dans le marasme. Pour les autres, j’aurai, s’il le faut, une identité toute neuve.

—    Laquelle ?

—    Celle du célèbre Ilia Brusch, pêcheur insigne et lauréat de la Ligue Danubienne.

—    Quelle idée !

—    Excellente. J’ai le bateau d’Ilia Brusch. Je lui emprunterai sa peau, à l’exemple de Karl Dragoch.

—    Et si l’on te demande du poisson ?

—    J’en achèterai, s’il le faut, pour le revendre.

—    Tu as réponse à tout.

—    Parbleu ! »

La conversation prit fin sur ce mot. Le chaland avait commencé a suivre le fil du courant. Il soufflait une légère brise du Nord qui serait très favorable quand, un peu au-dessus de Visegrad, le Danube, revenant sur lui-même, suivrait la direction du Sud. Jusque-là, au contraire, cette brise du Nord retardait singulièrement le bateau, et Striga, pressé de s’éloigner du théâtre de ses exploits, donna l’ordre de border deux longs avirons qui aideraient à gagner contre le vent.

Il fallut trois heures pour parcourir dix kilomètres et atteindre le premier coude du fleuve, puis deux heures encore pour suivre la courbe que dessine le Danube avant d’adopter franchement la direction du Sud. Un peu en amont de Waitzen, on put enfin abandonner les avirons, et, sous la poussée de la voile, la marche du bateau fut notablement accélérée.

Vers onze heures on passa devant Saint-André où les deux charretiers Kaiserlick et Vogel avaient prétendu se rendre au cours de la nuit précédente. Il ne fut pas question de s’y arrêter, et le chaland continua à dériver vers Budapest, encore distante de vingt-cinq à trente kilomètres.

A mesure qu’on gagnait vers l’aval, l’aspect des rives devenait plus sévère. Les îles ombreuses et verdoyantes se multipliaient, ne laissant parfois entre elles que d’étroits canaux, interdits aux chalands, mais suffisants pour la navigation de plaisance.

Dans cette partie du Danube, la batellerie commence à devenir assez active. Il y a même de fréquents encombrements, car le cours du fleuve est resserré entre les premières ramifications des Alpes noriques et les dernières ondulations des Karpathes. Quelquefois se produisent des échouages ou des abordages, peu dommageables en somme, pour peu que l’attention des pilotes soit un seul instant en défaut. En général, le malheur se réduit à une perte de temps. Mais que de cris, que de querelles, au moment de la collision !

Le chaland, dont Striga était le capitaine, devait être compté parmi les mieux dirigés. De grande taille, puisque sa capacité dépassait deux cents tonnes, le pont proprement dit en était recouvert d’une sorte de superstructure, d’un spardeck, qui formait, à l’arrière, le toit du rouf habité par le personnel. Un mâtereau à l’avant servait à hisser le pavillon national, et, à la poupe, un gouvernail à large safran permettait au pilote de maintenir le bateau en bonne direction.

A mesure qu’on descendait le courant, l’animation du fleuve allait croissant, ainsi que cela se produit aux approches des grandes cités. Des embarcations légères, à vapeur ou à voiles, chargées de promeneurs ou de touristes, se glissaient entre les îles. Bientôt, dans le lointain, la fumée de cheminées d’usines empâta l’horizon, annonçant les faubourgs de Budapest.

A ce moment, il se produisit un fait singulier. Sur un signe de Striga, Titcha pénétra dans le rouf de l’arrière, avec un de ses compagnons de l’équipage. Les deux hommes en ressortirent bientôt. Ils escortaient une femme d’une taille élancée, mais dont il était malaisé de voir les traits à demi cachés par un bâillon. Les mains liées derrière le dos, cette femme marchait entre ses deux gardiens, sans essayer d’une résistance dont l’expérience lui avait sans doute démontré l’inutilité. Docilement, elle descendit dans la cale par l’échelle du grand panneau, puis dans un compartiment du double fond dont la trappe fut refermée sur elle. Cela fait, Titcha et son compagnon reprirent leurs occupations, comme si de rien n’était.

Vers trois heures de l’après-midi, le chaland s’engagea entre les quais de la capitale de la Hongrie. A droite, c’était Buda, l’ancienne ville turque; à gauche, Pest, la ville moderne. A cette époque, Buda était, plus qu’elle ne l’est restée de nos jours, une de ces vieilles et pittoresques cités que le progrès égalitaire tend à faire disparaître. Par contre, Pest, si son importance était déjà considérable, n’avait pas encore atteint le prodigieux développement qui a fait d’elle la plus importante et la plus belle métropole de l’Europe orientale.

Sur les deux rives, et notamment sur la rive gauche, se succédaient les maisons à arcades et à terrasses, que dominaient les clochers des églises dorés par les rayons du soleil, et la longue enfilade des quais ne manquait ni de noblesse ni de grandeur.

Le personnel du chaland n’accordait pas son attention à ce spectacle enchanteur. La traversée de Budapest pouvant ménager de désagréables surprises à des gens si sujets à caution, l’équipage n’avait d’yeux que pour le fleuve où se croisaient de nombreuses embarcations. Ce prudent souci permit à Striga de distinguer en temps voulu, au milieu des autres, un bateau conduit par quatre hommes, qui se dirigeait en droite ligne vers le chaland. Ayant reconnu un canot de la police fluviale, il avertit d’un coup d’œil Titcha, qui, sans autre explication, s’affala par le panneau dans la cale.

Striga ne s’était pas trompé. En quelques minutes, ce canot eut rallié la gabarre. Deux hommes montèrent à bord.

« Le patron ? demanda l’un des nouveaux arrivants.

—    C’est moi, répondit Striga en faisant un pas en avant de ses compagnons.

—    Votre nom ?

—    Ivan Striga.

—    Votre nationalité ?

—    Bulgare.

—    D’où vient cette gabarre ?

—    De Vienne.

—    Où va-t-elle ?

—    A Galatz.

—    Son propriétaire ?

—    Mr Constantinesco, de Galatz.

—    Chargement ?

—    Néant. Nous retournons à vide.

—    Vos papiers ?

—    Les voici, dit Striga, en offrant au questionneur les documents demandés.

—    C’est bon, approuva celui-ci, qui les restitua après un examen consciencieux. Nous allons jeter un coup d’œil dans votre cale.

—    A votre aise, concéda Striga. Je vous ferai toutefois remarquer que c’est la quatrième visite que nous subissons depuis notre départ de Vienne. Ce n’est pas agréable. »

Le policier, déclinant du geste toute responsabilité personnelle dans les ordres dont il n’était que l’exécuteur, descendit sans répondre par le panneau. Arrivé au bas de l’échelle, il s’avança de quelques pas dans la cale dont son regard fit le tour, puis il remonta. Rien n’était venu l’avertir que sous ses pieds gisaient deux créatures humaines, un homme, d’un côté, une femme de l’autre, toutes deux réduites à l’impuissance et hors d’état de demander du secours. La visite ne pouvait être plus consciencieuse ni plus longue. Le chaland étant complètement vide, il n’y avait pas lieu de s’enquérir de la provenance de son chargement, ce qui simplifiait beaucoup les choses.

Un roman de Jules Verne

Le pilote du Danube

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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