Jules Verne

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Le policier reparut donc au jour, et, sans poser d’autres questions, regagna son canot, qui s’éloigna vers de nouvelles perquisitions, tandis que la gabarre continuait lentement sa route vers l’aval.

Quand les dernières maisons de Budapest eurent été laissées en arrière, le moment parut venu de s’occuper de la prisonnière de la cale. Titcha et son compagnon disparurent dans l’intérieur, pour en ressortir bientôt, escortant cette même femme qui y avait été incarcérée quelques heures plus tôt, et qui fut réintégrée dans le rouf. Des autres hommes de l’équipage, nul ne sembla prêter la moindre attention à cet incident.

On ne fit halte qu’à la nuit, entre les bourgs d’Ercsin et d’Adony, à plus de trente kilomètres au-dessous de Budapest, et l’on repartit le lendemain dès l’aube. Au cours de cette journée du 31 août, la dérive fut interrompue par quelques arrêts, pendant lesquels Striga quitta le bord, en utilisant la barge, conquise, à ce qu’il pensait, sur Karl Dragoch. Loin de se cacher, il accostait dans les villages, se présentait aux habitants comme étant ce fameux lauréat de la Ligue Danubienne, dont la renommée n’avait pu manquer de parvenir jusqu’à eux, et engageait des conversations qu’il aiguillait adroitement sur les sujets qui lui tenaient au cœur.

Très maigre fut sa récolte de renseignements. Le nom d’Ilia Brusch ne paraissait pas être populaire dans cette région. Sans doute, à Mohacs, Apatin, Neusatz, Semlin ou Belgrade, qui sont des villes importantes, il en serait autrement. Mais Striga n’avait pas l’intention de s’y risquer et il comptait bien se borner à prendre langue dans des villages, où la police exerçait nécessairement une surveillance moins effective. Par malheur, les paysans ignoraient généralement le concours de Sigmaringen et se montraient très rebelles aux interviews. D’ailleurs, ils ne savaient rien. Ils ignoraient Karl Dragoch plus encore qu’Ilia Brusch, et Striga déploya en vain tous les raffinements de sa diplomatie.

Ainsi que cela avait été convenu la veille, c’est pendant une des absences de Striga que Serge Ladko fut remonté au jour et transporté dans une petite cabine dont la porte fut soigneusement verrouillée. Précaution peut-être exagérée, tout mouvement étant interdit au prisonnier étroitement ligoté.

Les journées du 1er au 6 septembre s’écoulèrent paisiblement. Poussé à la fois par le courant et par un vent favorable, le chaland continuait à dériver, à raison d’une soixantaine de kilomètres par vingt-quatre heures. La distance parcourue aurait même été sensiblement plus grande sans les arrêts que rendaient nécessaires les absences de Striga.

Si les excursions de celui-ci étaient toujours aussi stériles au point de vue spécial des renseignements, une fois, du moins, il réussit, en utilisant ses talents professionnels,. à les rendre profitables à d’autres égards.

Ceci se passait le 5 septembre. Ce jour-là, le chaland étant venu mouiller à la nuit en face d’un petit bourg du nom de Szuszek, Striga descendit à terre comme de coutume. La soirée était avancée. Les paysans, qui se couchent d’ordinaire avec le soleil, ayant pour la plupart réintégré leurs demeures, il déambulait solitairement, quand il avisa une maison d’apparence assez cossue, dont le propriétaire, plein de confiance dans la probité publique, avait laissé la porte ouverte, en s’absentant pour quelque course dans le voisinage.

Sans hésiter, Striga s’introduisit dans cette maison, qui se trouva être un magasin de détail, ainsi que l’existence d’un comptoir le lui démontra. Prendre dans le tiroir de ce comptoir la recette de la journée, cela ne demanda qu’un instant. Puis, non content de cette modeste rapine, il eut tôt fait de découvrir dans le corps inférieur d’un bahut, dont l’effraction ne fut qu’un jeu pour lui, un sac rondelet, qui rendit au toucher un son métallique de bon augure.

Ainsi nanti, Striga s’empressa de regagner son chaland, qui, l’aube venue, était déjà loin.

Telle fut la seule aventure du voyage.

A bord, Striga avait d’autres occupations. De temps à autre, il disparaissait dans le rouf, et s’introduisait dans une cabine située en face de celle où l’on avait déposé Serge Ladko. Parfois, sa visite ne durait que quelques minutes, parfois elle se prolongeait davantage. Il n’était pas rare, dans ce dernier cas, qu’on entendit jusque sur le pont l’écho d’une violente discussion, où l’on discernait une voix de femme répondant avec calme à un homme en fureur. Le résultat était alors toujours le même : indifférence générale de l’équipage et sortie furibonde de Striga, qui s’empressait de quitter le bord pour calmer ses nerfs irrités.

C’est principalement sur la rive droite qu’il poursuivait ses investigations. Rares, en effet, sont les bourgs et les villages de la rive gauche au delà de laquelle s’étend à perte de vue l’immense puszta.

Cette puszta, c’est la plaine hongroise par excellence, que limitent, à près de cent lieues, les montagnes de la Transylvanie. Les lignes de chemins de fer qui la desservent traversent une infinie étendue de landes désertes, de vastes pâturages, de marais immenses où pullule le gibier aquatique. Cette puszta, c’est la table toujours généreusement servie pour d’innombrables convives à quatre pattes, ces milliers et ces milliers de ruminants qui constituent l’une des principales richesses du royaume de Hongrie. A peine, s’il s’y rencontre quelques champs de blé ou de maïs.

La largeur du fleuve est devenue considérable alors, et de nombreux îlots ou îles en divisent le cours. Telles de ces dernières sont de grande étendue et laissent de chaque côté deux bras où le courant acquiert une certaine rapidité.

Ces îles ne sont point, fertiles. A leur surface ne poussent que des bouleaux, des trembles, des saules, au milieu du limon déposé par les inondations qui sont fréquentes. Cependant on y récolte du foin en abondance, et les barques, chargées jusqu’au plat bord, le charrient aux fermes ou aux bourgades de la rive.

Le 6 septembre, le chaland mouilla à la tombée de la nuit. Striga était absent à ce moment. S’il n’avait voulu se risquer, ni à Neusatz, ni à Peterwardein qui lui fait face, l’importance relative de ces villes pouvant être une cause de dangers, il s’était du moins arrêté, afin d’y continuer son enquête, au bourg de Karlovitz, situé une vingtaine de kilomètres en aval. Sur son ordre, le chaland n’avait fait halte que deux ou trois lieues plus bas, pour attendre son capitaine, qui le rejoindrait en s’aidant du courant.

Vers neuf heures du soir, celui-ci n’en était plus fort éloigné. Il ne se pressait pas. Laissant fuir la barge au gré du courant, il s’abandonnait à des pensées en somme assez riantes. Son stratagème avait pleinement réussi. Personne ne l’avait suspecté et rien ne s’était opposé à ce qu’il se renseignât librement. A vrai dire, de renseignements, il n’en avait guère récolté. Mais cette ignorance publique, qui confinait à l’indifférence, était, en somme, un symptôme favorable. Bien certainement, dans cette région, on n’avait que très vaguement entendu parler de la bande du Danube, et l’on ignorait jusqu’à l’existence de Karl Dragoch, dont la disparition ne pouvait, par suite, causer d’émotion.

D’un autre côté, que ce fût à cause de la suppression de son chef ou en raison de la pauvreté de la région traversée, la vigilance de la police paraissait grandement diminuée. Depuis plusieurs jours, Striga n’avait aperçu personne qui eût la tournure d’un agent, et nul ne parlait de la surveillance fluviale si active deux ou trois cent kilomètres en amont.

Il y avait donc toutes chances pour que le chaland arrivât heureusement au terme de son voyage, c’est-à-dire à la mer Noire, où son chargement serait transporté à bord du vapeur accoutumé. Demain, on serait au delà de Semlin et de Belgrade. Il suffirait ensuite de longer de préférence la rive serbe pour se mettre à l’abri de toute fâcheuse surprise. La Serbie devait être, en effet, plus ou moins désorganisée par la guerre qu’elle soutenait contre la Turquie et il n’y avait pas apparence que les autorités riveraines perdissent leur temps à s’occuper d’une gabarre descendant à vide le cours du fleuve.

Qui sait ? Ce serait peut-être le dernier voyage de Striga. Peut-être se retirerait-il au loin, après fortune faite, riche, considéré — et heureux, songeait-il, en pensant à la prisonnière enfermée dans la gabarre.

Il en était là de ses réflexions quand ses yeux tombèrent sur les coffres symétriques dont les couvercles avaient si longtemps servi de couchettes à Karl Dragoch et à son hôte, et tout à coup cette pensée lui vint que, depuis huit jours qu’il était maître de la barge, il n’avait pas songé à en explorer le contenu. Il était grand temps de réparer cet inconcevable oubli.

En premier lieu, il s’attaqua au coffre de tribord qu’il fractura en un tour de main. Il n’y trouva que des piles de linge et de vêtements rangés en bon ordre. Striga, qui n’avait que faire de cette défroque, referma le coffre et s’attaqua au suivant.

Le contenu de celui-ci n’était pas fort différent du précédent, et Striga désappointé allait y renoncer, quand il découvrit dans un des coins un objet plus intéressant. Si les articles d’habillement ne pouvaient rien lui apprendre, il n’en serait peut-être pas de même de ce gros portefeuille qui, selon toute vraisemblance, devait contenir des papiers. Or, les papiers ont beau être muets, rien n’égale, dans certains cas, leur éloquence.

Striga ouvrit ce portefeuille, et, conformément à son espoir, il s’en échappa de nombreux documents, dont il entreprit le patient examen. Les quittances, les lettres défilèrent, toutes au nom d’Ilia Brusch, puis ses yeux, agrandis par la surprise, s’arrêtèrent sur le portrait qui, déjà, avait éveillé les soupçons de Karl Dragoch.

D’abord Striga ne comprit pas. Qu’il y eût dans cette barge des papiers au nom d’Ilia Brusch, et qu’il n’y en eût aucun au nom du policier, c’était déjà passablement étonnant. Toutefois, l’explication de cette anomalie pouvait être des plus naturelles. Peut-être Karl Dragoch, au lieu de doubler le lauréat de la Ligue Danubienne, comme Striga l’avait cru jusqu’ici, avait-il emprunté à l’amiable la personnalité du pêcheur, et peut-être, dans ce cas, avait-il conservé, d’un commun accord avec le véritable Ilia Brusch, les documents nécessaires pour justifier au besoin de son identité. Mais pourquoi ce nom de Ladko, ce nom dont, avec une habileté diabolique, Striga signait tous ses crimes ? Et que venait faire là ce portrait d’une femme, à laquelle celui-ci n’avait jamais renoncé malgré l’échec de ses précédentes tentatives ? Quel était donc le légitime propriétaire de cette barge pour avoir en sa possession un document si intime et si singulier ? A qui appartenait-elle en définitive, à Karl Dragoch, à Ilia Brusch ou à Serge Ladko, et lequel de ces trois hommes, dont deux l’intéressaient à un si haut point, tenait-il prisonnier en fin de compte dans le chaland ? Le dernier, il proclamait, cependant, l’avoir tué, le soir où, d’un coup de feu, il avait abattu l’un des deux hommes de ce canot qui s’éloignait furtivement de Roustchouk. Vraiment, s’il avait mal visé alors, il aimerait encore mieux, plutôt que le policier, tenir entre ses mains le pilote, qu’il ne manquerait pas une seconde fois, dans ce cas. Celui-là, il ne serait pas question de le garder comme otage. Une pierre au cou ferait l’affaire, et, débarrassé ainsi d’un ennemi mortel, il supprimerait en même temps le principal obstacle à des projets dont il poursuivait âprement la réalisation.

Impatient d’être fixé, Striga, gardant par devers lui le portrait qu’il venait de découvrir, saisit la godille et pressa la marche de l’embarcation.

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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