Le pilote du Danube

Page: .30./.46.

Jules Verne

Le pilote du Danube

Striga, la porte ouverte, s’arrêta hésitant sur le seuil. Une obscurité profonde emplissait la cellule. Il ne distinguait rien, si ce n’est un carré d’ombre plus claire vaguement découpé par l’ouverture de la fenêtre. Dans un coin, quelque part, gisait le prisonnier. On ne pouvait l’apercevoir.

« Titcha ! appela Striga d’une voix impatiente, de la lumière ! »

Titcha s’empressa d’apporter une lanterne dont la tremblante lueur, soudainement projetée, parut illuminer la pièce. Les deux hommes, l’ayant parcourue d’un rapide coup d’œil, échangèrent un regard troublé. La cabine était vide. Sur le parquet, des liens rompus, des vêtements jetés à la volée : du prisonnier, nulle autre trace.

« M’expliqueras-tu ?… commença Striga.

Avant de répondre, Titcha alla jusqu’à la fenêtre, et passa le doigt sur l’un des montants.

—    Envolé, dit-il, en montrant son doigt rouge.

—    Envolé !… répéta Striga, qui proféra un juron.

—    Mais pas depuis longtemps, continua Titcha. Le sang est encore frais. D’ailleurs, il n’y a pas plus de deux heures que je lui ai apporté sa ration.

—    Et tu n’as rien vu d’anormal à ce moment ?

—    Absolument rien. Je l’ai laissé ficelé comme un saucisson.

—    Imbécile ! gronda Striga !

Titcha, ouvrant les bras, exprima clairement par ce geste qu’il ignorait comment l’évasion avait pu s’accomplir et qu’il en déclinait, dans tous les cas, la responsabilité. Striga n’accepta pas cette commode défaite.

—    Oui, imbécile, répéta-t-il d’une voix furieuse en arrachant des mains de son compagnon la lanterne qu’il promena sur le pourtour de la cabine. Il fallait visiter ton prisonnier et ne pas te fier aux apparences… Tiens ! regarde ce morceau de fer poli par le frottement. C’est là qu’il a usé la corde qui retenait ses mains… Il a dû y mettre des jours et des jours… Et tu ne t’es aperçu de rien !… On n’est pas stupide à ce point-là !

—    Ah ça, mais, quand tu auras fini !… répliqua Titcha qui sentait la colère le gagner à son tour. Est-ce que tu me prends pour ton chien ?… Après tout, puisque tu tenais tant à boucler le Dragoch, il fallait le garder toi-même.

—    J’aurais mieux fait, approuva Striga. Mais, d’abord, est-ce bien Dragoch que nous tenions ?

—    Qui veux-tu que ce soit ?

—    Le sais-je ?… Je suis en droit de m’attendre à tout, en voyant la manière dont tu t’acquittes d’une mission. L’as-tu reconnu, quand tu l’as pris ?

—    Je ne peux pas dire que je l’aie reconnu, confessa Titcha, vu qu’il tournait le dos…

—    Là !.

—    Mais j’ai parfaitement reconnu le bateau. C’est bien celui que tu m’as montré à Vienne. Ça, par exemple, j’en suis sûr.

—    Le bateau !. Le bateau !. Enfin, comment était-il, ton prisonnier ? Etait-il grand ?

Serge Ladko et Ivan Striga avaient en réalité une taille sensiblement égale. Mais un homme couché paraît, on ne l’ignore pas, beaucoup plus grand qu’un homme debout, et Titcha n’avait guère vu le pilote qu’étendu sur le parquet de sa prison. C’est donc de la meilleure foi du monde qu’il répondit :

—    La tête de plus que toi.

—    Ce n’est pas Dragoch !. murmura Striga, qui se savait d’une stature plus élevée que le détective.

Il réfléchit quelques instants, puis demanda :

—    Le prisonnier ressemblait-il à quelqu’un de ta connaissance ?

—    De ma connaissance ? protesta Titcha. Jamais de la vie !

—    Par exemple, il ne ressemblerait pas… à Ladko ?

—    En voilà une idée ! s’écria Titcha. Pourquoi diable veux-tu que Dragoch ressemble à Ladko ?

—    Et si notre prisonnier n’était pas Dragoch ?

—    Il ne serait pas davantage Ladko, que je connais assez, parbleu, pour ne pas m’y tromper.

—    Réponds toujours à ma question, insista Striga. Lui ressemblait-il ?

—    Tu rêves, protesta Titcha. D’abord, le prisonnier n’avait pas de barbe, et Ladko en a.

—    Ça se coupe, la barbe, fit observer Striga.

—    Je ne dis pas non… Et puis, le prisonnier avait des lunettes.

Striga haussa les épaules.

—    Etait-il brun ou blond ? demanda-t-il.

—    Brun, répondit Titcha avec conviction.

—    Tu en es sûr ?

—    Sûr.

—    Ce n’est pas Ladko !. murmura de nouveau Striga. Ce serait donc Ilia Brusch.

—    Quel Ilia Brusch ?

—    Le pêcheur.

—    Bah !. fit Titcha abasourdi. Mais alors, si le prisonnier n’était ni Ladko, ni Karl Dragoch, peu importe qu’il ait pris la clef des champs.

Striga, sans répondre, s’approcha à son tour de la fenêtre. Après avoir examiné les traces de sang, il se pencha au dehors et s’efforça vainement de percer les ténèbres.

—    Depuis combien de temps est-il parti ?., se demandait-il à mi-voix.

—    Pas plus de deux heures, dit Titcha.

—    S’il court depuis deux heures, il doit être loin ! s’écria Striga, qui maîtrisait, avec peine sa colère.

Un roman de Jules Verne

Le pilote du Danube

Page: .30./.46.

Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005-2007 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.