Le pilote du Danube

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Le pilote avait écouté, stupéfait, cette incroyable nomenclature. Eh quoi ! la confusion qu’il avait redoutée, en apprenant de la bouche de Mr Jaeger l’existence de son sinistre homonyme, cette confusion s’était produite en effet. Dès lors, à quoi bon avouer qu’il s’appelait Serge Ladko ? Tout à l’heure, il avait eu la pensée de le reconnaître, en implorant la discrétion du juge. Il comprenait maintenant qu’un tel aveu serait plus nuisible qu’utile. C’était bien lui, Serge Ladko, de Roustchouk, et non un autre, qui était accusé de cette effroyable série de crimes. Sans doute, même définitivement identifié, il parviendrait à établir son innocence. Mais combien de temps faudrait-il pour y arriver ? Non, mieux valait soutenir jusqu’au bout le rôle du pêcheur Ilia Brusch, puisque Ilia Brusch était le nom d’un innocent.

—    J’ai à répondre que vous vous trompez, répliqua-t-il d’une voix ferme. Je me nomme Ilia Brusch et je demeure à Szalka. Il est bien facile, d’ailleurs, de vous en assurer.

—    Ce sera fait, dit le juge en prenant une note. En attendant, je vais vous faire connaître quelques-unes des charges qui pèsent sur vous.

Serge Ladko se fit plus attentif. On touchait au point intéressant.

—    Pour le moment, commença le juge, nous laisserons de côté la plus grande partie des crimes qui vous sont reprochés, et nous nous occuperons seulement des plus récents, de ceux qui ont été perpétrés pendant le voyage au cours duquel vous avez été arrêté.

Mr Rona, ayant repris haleine, poursuivit :

—    C’est à Ulm que l’on signale pour la première fois votre présence. C’est donc à Ulm que nous placerons l’origine de ce voyage.

—    Pardon, Monsieur, interrompit vivement Serge Ladko. Mon voyage avait commencé bien avant Ulm, puisque j’ai remporté deux prix au concours de pêche de Sigmaringen et que j’ai ensuite remonté le fleuve jusqu’à Donaueschingen.

—    Il est exact, en effet, répliqua le juge, qu’un certain Ilia Brusch a été proclamé lauréat du concours de pêche institué par la Ligue Danubienne à Sigmaringen, et que cet Ilia Brusch a été vu à Donaueschingen. Mais, ou bien vous aviez déjà adopté à Sigmaringen une personnalité d’emprunt, ou bien vous vous êtes substitué audit Ilia Brusch pendant qu’il allait de Donaueschingen à Ulm. C’est un point que nous éluciderons en son temps, soyez tranquille.

Serge Ladko, les yeux écarquillés par la surprise, écoutait comme dans un rêve ces fantaisistes déductions. Un peu plus, on eût compté l’imaginaire Ilia Brusch au nombre de ses victimes ! Sans prendre la peine de répondre, il haussait dédaigneusement les épaules, quand le juge, en le regardant fixement, lui demanda tout à coup à brûle-pourpoint :

—    Qu’êtes-vous allé faire à Vienne, le 26 août dernier, chez le juif Simon Klein ?

Malgré lui, Serge Ladko tressaillit une seconde fois. Voilà qu’on connaissait cette visite, maintenant ! Certes, elle n’avait rien de répréhensible, mais l’avouer, c’était avouer en même temps son identité, et, puisqu’il avait adopté le parti de la nier, force lui était de persister dans cette voie.

—    Simon Klein ?… répéta-t-il d’un air interrogateur, en homme qui ne comprend pas.

—    Vous niez ?… fit Mr Rona. Je m’y attendais. C’est donc à moi de vous apprendre qu’en vous rendant chez le juif Simon Klein — et le juge, ce disant, se souleva à demi sur son siège pour donner à ses paroles une plus écrasante autorité, — vous alliez vous entendre avec le receleur ordinaire de votre bande.

—    De ma bande !… répéta le pilote ahuri.

—    Il est vrai, rectifia ironiquement le juge, que vous ne savez pas ce que je veux dire, que vous ne faites partie d’aucune bande, que vous n’êtes pas Ladko, mais bien un inoffensif pêcheur à la ligne du nom d’Ilia Brusch; Mais alors, si vous vous nommez en effet Ilia Brusch, pourquoi vous cachez-vous ?

—    Je me cache, moi ?… protesta Serge Ladko.

—    Dame ! ça m’en a tout l’air, répondit Mr Izar Rona, à moins que ce ne soit pas se cacher que de dissimuler sous des lunettes noires des yeux qui semblent les meilleurs du monde — au fait ! ayez donc l’obligeance de les enlever, ces lunettes ! — et de teindre en noir des cheveux que l’on a naturellement blonds.

Serge Ladko était accablé.

La police était bien renseignée et la trame se resserrait autour de lui; sans paraître remarquer son trouble, Mr Rona poursuivit son avantage :

—    Eh ! eh ! vous voilà moins fringant, mon gaillard. Vous ne nous saviez pas si avancés … mais je continue. A Ulm, vous aviez pris un passager avec vous.

—    Oui, répondit Serge Ladko.

—    Quel était son nom ?

—    Mr Jaeger.

—    Très exact. Voudriez-vous me dire ce qu’il est devenu, ce Mr Jaeger ?

—    Je l’ignore. Il m’a quitté en pleine campagne, presque au confluent de l’Ipoly. J’ai été bien surpris de ne plus le trouver en revenant à bord.

—    En revenant, dites-vous. Vous vous étiez donc absenté ? Où étiez-vous allé ?

—    Dans un village des environs, afin de me procurer un cordial pour mon passager.

—    Il était donc malade ?

—    Très malade. Il avait failli se noyer tout bonnement.

—    Et c’est vous qui l’avez sauvé, je présume ?

—    Qui voulez-vous que ce soit, puisqu’il n’y avait que moi ?

—    Hum !… fit le juge un peu ébranlé.

Mais, se ressaisissant :

—    Vous comptez sans doute m’émouvoir avec cette histoire de sauvetage ?

—    Moi ? protesta Ladko. Vous m’interrogez, je réponds. Voilà tout.

—    C’est bon, conclut Mr Izar Rona. Mais, dites-moi, avant cet incident, vous n’aviez jamais quitté votre barge, je crois ?

—    Une seule fois, pour aller chez moi, à Szalka.

—    Pourriez-vous me préciser la date de cette excursion ?

—    Pourquoi pas, en cherchant un peu.

—    Je vais vous aider. Ne serait-ce pas dans la nuit du 28 au 29 août ?

—    Peut-être bien.

—    Vous ne le niez pas ?

—    Non.

—    Vous l’avouez ?

—    Si vous voulez.

—    Nous sommes d’accord… C’est sur la rive gauche du Danube, je crois, que se trouve Szalka ? demanda Mr Rona d’un air bonhomme.

—    En effet.

—    Et il faisait noir, je crois, dans cette nuit du 28 au 29 août ?

—    Très noir. Un temps affreux.

—    Cela explique que vous vous soyez trompé. C’est par une erreur toute naturelle qu’en pensant aborder la rive gauche, vous avez débarqué sur la rive droite.

—    Sur la rive droite ?

Mr Izar Rona se leva tout à fait, et, fixant le prévenu dans les yeux, prononça :

—    Oui, sur la rive droite, juste en face de la villa du comte Hagueneau ?

Serge Ladko chercha de bonne foi dans ses souvenirs. Hagueneau ? Il ne connaissait pas ce nom.

—    Vous êtes très fort, déclara le juge déçu dans son essai d’intimidation. Il est donc entendu que c’est la première fois que vous entendez prononcer le nom du comte Hagueneau et que, si, au cours de la nuit du 28 au 29 août, sa villa a été mise au pillage et son gardien Christian Hoël grièvement blessé, c’est à votre insu. Où diable avais-je la tête ? Comment connaîtriez-vous ces crimes commis par un certain Ladko ? Ladko, que diable ! ce n’est pas votre nom !

—    Mon nom est Ilia Brusch, affirma le pilote d’une voix moins assurée que la première fois.

—    Parfait ! parfait !… c’est convenu … mais alors, si vous ne vous appelez pas Ladko, pourquoi avez-vous disparu, juste après la perpétration de ce crime, pour ne rompre votre incognito — et encore bien modestement ! — qu’à une distance respectable de la région qui en a été le théâtre ? Pourquoi ne vous a-t-on vu, vous qui montriez auparavant si généreusement votre personne, ni à Budapest, ni à Neusatz, ni à aucune ville un peu importante ? Pourquoi avez-vous abandonné votre rôle de pêcheur, au point même d’acheter parfois du poisson dans les villages où vous consentiez à vous arrêter ?

Jules Verne

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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