— Croisilles —

Alfred de Musset

Croisilles (2/6)

Quand on se représente aujourd'hui ce qu'on appelait jadis un financier, on imagine un ventre énorme, de courtes jambes, une immense perruque, une large face à triple menton, et ce n'est pas sans raison qu'on s'est habitué a se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde sait à quels abus ont donné lieu les fermes royales, et il semble qu'il y ait une loi de nature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux qui s'engraissent non seulement de leur propre oisiveté, mais encore du travail des autres. Mr Godeau, parmi les financiers, était des plus classiques qu'on pût voir, c'est-à-dire des plus gros; pour l'instant il avait la goutte, chose fort à la mode en ce temps-là, comme l'est à présent la migraine. Couché sur une chaise longue, les yeux à demi fermés, il se dorlotait au fond d'un boudoir. Les panneaux de glaces qui l'environnaient répétaient majestueusement de toutes parts son énorme personne; des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les meubles, les lambris, les portes, les serrures, la cheminée, le plafond, étaient dorés; son habit l'était; je ne sais si sa cervelle ne l'était pas aussi. Il calculait les suites d'une petite affaire qui ne pouvait manquer de lui rapporter quelques milliers de louis; il daignait en sourire tout seul, lorsqu'on lui annonça Croisilles, qui entra d'un air humble mais résolu, et dans tout le désordre qu'on peut supposer d'un homme qui a grande envie de se noyer. Mr Godeau fut un peu surpris de cette visite inattendue; il crut que sa fille avait fait quelque emplette; il fut confirmé dans cette pensée en la voyant paraître presque en même temps que le jeune homme. Il fit signe à Croisilles, non pas de s'asseoir, mais de parler. La demoiselle prit place sur un sofa, et Croisilles, resté debout, s'exprima à peu près en ces termes :

—    Monsieur, mon père vient de faire faillite. La banqueroute d'un associé l'a forcé à suspendre ses payements, et, ne pouvant assister à sa propre honte, il s'est enfui en Amérique, après avoir donné à ses créanciers jusqu'à son dernier sou. J'étais absent lorsque cela s'est passé; j'arrive, et il y a deux heures que je sais cet événement. Je suis absolument sans ressources et déterminé à mourir. Il est très probable qu'en sortant de chez vous je vais me jeter à l'eau. Je l'aurais déjà fait, selon toute apparence, si le hasard ne m'avait fait rencontrer mademoiselle votre fille tout à l'heure. Je l'aime, monsieur, du plus profond de mon cœur; il y a deux ans que je suis amoureux d'elle, et je me suis tu jusqu'ici à cause du respect que je lui dois; mais aujourd'hui, en vous le déclarant, je remplis un devoir indispensable, et je croirais offenser Dieu si, avant de me donner la mort, je ne venais pas vous demander si vous voulez, que j'épouse mademoiselle Julie. Je n'ai pas la moindre espérance que vous m'accordiez cette demande, mais je dois néanmoins vous la faire; car je suis bon chrétien, monsieur, et lorsqu'un bon chrétien se voit arrivé à un tel degré de malheur, qu'il ne lui soit plus possible de souffrir la vie, il doit du moins, pour atténuer son crime, épuiser toutes les chances qui lui restent avant de prendre un dernier parti.

Au commencement de ce discours, Mr Godeau avait supposé qu'on venait lui emprunter de l'argent, et il avait jeté prudemment son mouchoir sur les sacs placés auprès de lui, préparant d'avance un refus poli, car il avait toujours eu de la bienveillance pour le père de Croisilles. Mais quand il eut écouté jusqu'au bout, et qu'il eut compris de quoi il s'agissait, il ne douta pas que le pauvre garçon ne fût devenu complètement fou. Il eut d'abord quelque envie de sonner et de le faire mettre à la porte; mais il lui trouva une apparence si ferme, un visage si déterminé, qu'il eut pitié d'une démence si tranquille. Il se contenta de dire à sa fille de se retirer, afin de ne pas l'exposer plus longtemps à entendre de pareilles inconvenances.

Pendant que Croisilles avait parlé, mademoiselle Godeau était devenue rouge comme une pêche au mois d'août. Sur l'ordre de son père, elle se retira. Le jeune homme lui fit un profond salut dont elle ne sembla pas s'apercevoir. Demeuré seul avec Croisilles, Mr Godeau toussa, se souleva, se laissa retomber sur ses coussins, et s'efforçant de prendre un air paternel :

—    Mon garçon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques pas de moi et que tu as réellement perdu la tête. Non seulement j'excuse ta démarche, mais je consens à ne point t'en punir. Je suis fâché que ton pauvre diable de père ait fait banqueroute et qu'il ait décampé; c'est fort triste, et je comprends assez que cela t'ait tourné la cervelle. Je veux faire quelque chose pour toi; prends un pliant et assieds-toi là.

—    C'est inutile, monsieur, répondit Croisilles; du moment que vous me refusez, je n'ai plus qu'à prendre congé de vous. Je vous souhaite toutes sortes de prospérités.

—    Et où t'en vas-tu ?

—    Écrire à mon père et lui dire adieu.

—    Eh ! Que diantre ! On jurerait que tu dis vrai; tu vas te noyer, ou le diable m'emporte.

—    Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne m'abandonne pas.

—    La belle avance ! Fi donc ! Quelle niaiserie ! Assieds-toi, te dis-je, et écoute-moi.

Mr Godeau venait de faire une réflexion fort juste, c'est qu'il n'est jamais agréable qu'on dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est jeté à l'eau en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa tabatière, jeta un regard distrait sur son jabot, et continua.

—    Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu ne sais ce que tu dis. Tu es ruiné, voilà ton affaire. Mais, mon cher ami, tout cela ne suffit pas; il faut réfléchir aux choses de ce monde. Si tu venais me demander… je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien ! passe; mais qu'est-ce que tu veux ? tu es amoureux de ma fille ?

—    Oui, monsieur, et je vous répète que je suis bien éloigné de supposer que vous puissiez me la donner pour femme; mais comme il n'y a que cela au monde qui pourrait m'empêcher de mourir, si vous croyez en Dieu, comme je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui m'amène.

—    Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas, je n'entends pas qu'on m'interroge; réponds d’abord : Où as-tu vu ma fille ?

—    Dans la boutique de mon père et dans cette maison, lorsque j'y ai apporté des bijoux pour mademoiselle Julie.

—    Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie ? On ne s'y reconnaît plus, Dieu me pardonne ! Mais, qu'elle s'appelle Julie ou Javotte, sais-tu ce qu'il faut, avant tout, pour oser prétendre à la main de la fille d'un fermier général ?

—    Non, je l'ignore absolument, à moins que ce ne soit d'être aussi riche qu'elle.

—    Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom.

—    Eh bien ! Je m'appelle Croisilles.

—    Tu t'appelles Croisilles, malheureux ! Est-ce un nom que Croisilles ?

—    Ma foi, monsieur, en mon âme et conscience, c'est un aussi beau nom que Godeau.

—    Tu es un impertinent, et tu me le payeras.

—    Eh, mon Dieu ! Monsieur, ne vous fâchez pas; je n'ai pas la moindre envie de vous offenser. Si vous voyez là quelque chose qui vous blesse, et si vous voulez m'en punir, vous n'avez que faire de vous mettre en colère : en sortant d'ici, je vais me noyer.

Bien que Mr Godeau se fût promis de renvoyer Croisilles le plus doucement possible, afin d'éviter tout scandale, sa prudence ne pouvait résister à l'impatience de l'orgueil offensé; l'entretien auquel il essayait de se résigner lui paraissait monstrueux en lui-même; je laisse à penser ce qu'il éprouvait en s'entendant parler de la sorte.

—    Écoute, dit-il presque hors de lui et résolu à en finir à tout prix, tu n'es pas tellement fou que tu ne puisses comprendre un mot de sens commun. Es-tu riche ?… Non. Es-tu noble ? Encore moins. Qu'est-ce que c'est que la frénésie qui t’amène ? Tu viens me tracasser, tu crois faire un coup de tête; tu sais parfaitement bien que c'est inutile; tu veux me rendre responsable de ta mort. As-tu à te plaindre de moi ? Dois-je un sou à ton père ? Est-ce ma faute si tu en es là ? Eh, mordieu ! On se noie et on se tait.

—    C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre très humble serviteur.

—    Un moment ! Il ne sera pas dit que tu auras eu en vain recours à moi. Tiens, mon garçon, voilà quatre louis d'or; va-t'en dîner à la cuisine, et que je n'entende plus parler de toi.

—    Bien obligé, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de votre argent !

Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant mis sa conscience en repos par l'offre qu'il venait de faire se renfonça de plus belle dans sa chaise et reprit ses méditations.

Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-là, n'était pas si loin qu'on pouvait le croire; elle s'était, il est vrai, retirée par obéissance pour son père; mais, au lieu de regagner sa chambre, elle était restée à écouter derrière la porte. Si l'extravagance de Croisilles lui paraissait inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant; car l'amour, depuis que le monde existe, n'a jamais passé pour offense; d'un autre côté, comme il n'était pas possible de douter du désespoir du jeune homme, mademoiselle Godeau se trouvait prise à la fois par les deux sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et la curiosité. Lorsqu'elle vit l'entretien terminé et Croisilles prêt à sortir, elle traversa rapidement le salon où elle se trouvait, ne voulant pas être surprise aux aguets, et elle se dirigea vers son appartement; mais presque aussitôt elle revint sur ses pas. L'idée que Croisilles allait peut-être réellement se donner la mort lui troubla le cœur malgré elle. Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, elle marcha à sa rencontre; le salon était vaste, et les deux jeunes gens vinrent lentement au-devant l'un de l'autre. Croisilles était pâle comme la mort, et mademoiselle Godeau cherchait vainement quelque parole qui pût exprimer ce qu'elle sentait. En passant à côté de lui, elle laissa tomber à terre un bouquet de violettes qu'elle tenait à la main. Il se baissa aussitôt, ramassa le bouquet et le présenta à la jeune fille pour le lui rendre; mais, au lieu de le reprendre, elle continua sa route sans prononcer un mot, et entra dans le cabinet de son père. Croisilles, resté seul, mit le bouquet dans son sein, et sortit de la maison le cœur agité, ne sachant trop que penser de cette aventure.

Alfred de Musset

Croisilles (2/6)

Fregate: une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005-2007 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.