— Alfred de Musset —

Alfred de Musset

Croisilles (5/6)

Cent mille écus, comme dit le proverbe, ne se trouvent pas dans le pas d'un âne; et si Croisilles eût été défiant, il eût pu croire, en lisant la lettre de mademoiselle Godeau, qu'elle était folle ou qu'elle se moquait de lui. Il ne pensa pourtant ni l'un ni l'autre; il ne vit rien d’autre, sinon que sa chère Julie l'aimait, qu'il lui fallait cent mille écus, et il ne songea, dès ce moment, qu'à tâcher de se les procurer.

Il possédait deux cents louis comptant, plus une maison qui, comme je l'ai dit, pouvait valoir une trentaine de mille francs. Que faire ? Comment s'y prendre pour que ces trente-quatre mille francs en devinssent tout à coup trois cent mille ? La première idée qui vint à l'esprit du jeune homme fut de trouver une manière quelconque de jouer à croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il fallait vendre la maison. Croisilles commença donc par coller sur sa porte un écriteau portant que sa maison était à vendre; puis, tout en rêvant à ce qu'il ferait de l'argent qu'il pourrait en tirer, il attendit un acheteur.

Une semaine s'écoula, puis une autre; pas un acheteur ne se présenta. Croisilles passait ses journées à se désoler avec Jean, et le désespoir s'emparait de lui, lorsqu'un brocanteur juif sonna à sa porte.

—    Cette maison est à vendre, monsieur. En êtes-vous le propriétaire ?

—    Oui, monsieur.

—    Et combien vaut-elle ?

—    Trente mille francs, à ce que je crois; du moins je l'ai entendu dire à mon père.

Le juif visita toutes les chambres, monta au premier, descendit à la cave, frappa sur les murailles, compta les marches de l'escalier, fit tourner les portes sur leurs gonds et les clefs dans les serrures, ouvrit et ferma les fenêtres; puis enfin, après avoir tout bien examiné, sans dire un mot et sans faire la moindre proposition, il salua Croisilles et se retira.

Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le cœur palpitant, ne fut pas, comme on pense, peu désappointé de cette retraite silencieuse. Il supposa que le juif avait voulu se donner le temps de réfléchir, et qu'il reviendrait incessamment. Il l'attendit pendant huit jours, n'osant sortir de peur de manquer sa visite, et regardant à la fenêtre du matin au soir; mais ce fut en vain : le juif ne reparut point. Jean, fidèle à son triste rôle de raisonneur, faisait, comme on dit, de la morale à son maître, pour le dissuader de vendre sa maison d'une manière si précipitée et dans un but si extravagant. Mourant d'impatience, d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cents louis et sortit, résolu à tenter la fortune avec cette somme, puisqu'il n'en pouvait avoir davantage.

Les tripots, dans ce temps-là, n'étaient pas publics, et l'on n'avait pas encore inventé ce raffinement de civilisation qui permet au premier venu de se ruiner à toute heure, dès que l'envie lui en passe par la tête. A peine Croisilles fut-il dans la rue qu'il s'arrêta, ne sachant où aller risquer son argent. Il regardait les maisons du voisinage, et les toisait les unes après les autres, tâchant de leur trouver une apparence suspecte et de deviner ce qu'il cherchait. Un jeune homme de bonne mine, vêtu d'un habit magnifique, vint à passer. A en juger par les dehors, ce ne pouvait être qu'un fils de famille. Croisilles l'aborda Poliment :

—    Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon de la liberté que je prends. J'ai deux cents louis dans ma poche et je meurs d'envie de les perdre ou d'en avoir davantage. Ne pourriez-vous pas m'indiquer quelque honnête endroit où se font ces sortes de choses ?

A ce discours assez étrange, le jeune homme partit d'un éclat de rire.

—    Ma foi ! monsieur, répondit-il, si vous cherchez un mauvais lieu, vous n'avez qu'à me suivre, car j'y vais. Croisilles le suivit, et au bout de quelques pas ils entrèrent tous deux dans une maison de la plus belle apparence, où ils furent reçus le mieux du monde par un vieux gentilhomme de fort bonne compagnie. Plusieurs jeunes gens étaient déjà assis autour d'un tapis vert : Croisilles y prit modestement une place, et en moins d'une heure ses deux cents louis furent perdus.

Il sortit aussi triste que peut l'être un amoureux qui se croit aimé. Il ne lui restait pas de quoi dîner, mais ce n'était pas ce qui l'inquiétait.

—    Comment ferai-je à présent, se demanda-t-il, pour me procurer de l’argent ? A qui m'adresser dans cette ville ? Qui voudra me prêter seulement cent louis sur cette maison que je ne puis vendre ?

Pendant qu'il était dans cet embarras, il rencontra son brocanteur juif. Il n'hésita pas à s'adresser à lui, et, en sa qualité d'étourdi, il ne manqua pas de lui dire dans quelle situation il se trouvait. Le juif n'avait pas grande envie d'acheter la maison; il n'était venu la voir que par curiosité, ou, pour mieux dire, par acquit de conscience, comme un chien entre en passant dans une cuisine dont la porte est ouverte, pour voir s'il n'y a rien à voler; mais il vit Croisilles si désespéré, si triste, si dénué de toute ressource, qu'il ne put résister à la tentation de profiter de sa misère, au risque de se gêner un peu pour payer la maison. Il lui en offrit donc à peu près le quart de ce qu’elle : valait. Croisilles lui sauta au cou, l'appela son ami et son sauveur, signa aveuglément un marché à faire dresser les cheveux sur la tête, et, dès le lendemain, possesseur de quatre cents nouveaux louis, il se dirigea derechef vers le tripot où il avait été si poliment et si lestement ruiné la veille. En s'y rendant, il passa sur le port. Un vaisseau allait en sortir; le vent était doux, l'Océan tranquille. De toutes parts, des négociants, des matelots, des officiers de marine en uniforme, allaient et venaient. Des crocheteurs transportaient d'énormes ballots pleins de marchandises. Les passagers faisaient leurs adieux; de légères barques flottaient de tous côtés; sur tous les visages on lisait la crainte, l'impatience ou l'espérance; et, au milieu de l'agitation qui l'entourait, le majestueux navire se balançait doucement, gonflant ses voiles orgueilleuses.

—    Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de risquer ainsi ce qu'on possède, et d'aller chercher au delà des mers une périlleuse fortune ! Quelle émotion de regarder partir ce vaisseau chargé de tant de richesses, du bien-être de tant de familles ! Quelle joie de le voir revenir, rapportant le double de ce qu'on lui a confié, rentrant plus fier et plus riche qu'il n'était parti ! Que ne suis-je un de ces marchands ! Que ne puis-je jouer ainsi mes quatre cents louis ! Quel tapis vert que cette mer immense, pour y tenter hardiment le hasard ! Pourquoi n'achèterais-je pas quelques ballots de toiles ou de soieries ? qui m'en empêche, puisque j'ai de l'or ? Pourquoi ce capitaine refuserait-il de se charger de mes marchandises ? Et qui sait ? au lieu d'aller perdre cette pauvre et unique somme dans un tripot, je la doublerais, je la triplerais peut-être par une honnête industrie. Si Julie m'aime véritablement, elle attendra quelques années, et elle me restera fidèle jusqu'à ce que je puisse l'épouser. Le commerce procure quelquefois des bénéfices plus gros qu'on ne pense; il ne manque pas d'exemples, en ce monde, de fortunes rapides, surprenantes, gagnées ainsi sur ces flots changeants; pourquoi la Providence ne bénirait-elle pas une tentative faite dans un but si louable, si digne de sa protection ? Parmi ces marchands qui ont tant amassé et qui envoient des navires aux deux bouts de la terre, plus d'un a commencé par une moindre somme que celle que j'ai là. Ils ont prospéré avec l'aide de Dieu; pourquoi ne pourrais-je pas prospérer à mon tour ? Il me semble qu'un bon vent souffle dans ces voiles, et que ce vaisseau inspire la confiance. Allons ! le sort en est jeté, je vais m'adresser à ce capitaine qui me parait aussi de bonne mine, j'écrirai ensuite à Julie, et je veux devenir un habile négociant.

Le plus grand danger que courent les gens qui sont habituellement un peu fous, c'est de le devenir tout à fait par instants. Le pauvre garçon, sans réfléchir davantage, mit son caprice à exécution. Trouver des marchandises à acheter lorsqu'on a de l'argent et qu'on ne s'y connaît pas, c'est la chose du monde la moins difficile. Le capitaine, pour obliger Croisilles, le mena chez un fabricant de ses amis qui lui vendit autant de toiles et de soieries qu'il put en payer; le tout, mis dans une charrette, fut promptement transporté à bord. Croisilles, ravi et plein d'espérance, avait écrit lui-même en grosses lettres son nom sur ses ballots. Il les regarda s'embarquer avec une joie inexprimable; l'heure du départ arriva bientôt, et le navire s'éloigna de la côte.

Alfred de Musset

Croisilles (5/6)

Fregate: une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005-2007 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.