— Jane Eyre —

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Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

Les jours suivants, je ne vis que peu Mr Rochester. Le matin, il était occupé par ses affaires, et dans l'après-midi, des messieurs de Millcote et du voisinage venaient le voir et restaient quelquefois à dîner avec lui. Quand son pied alla assez bien pour lui permettre l'exercice du cheval, il resta dehors une partie de la journée, probablement pour rendre les visites qu'on lui avait faites, et il ne revenait généralement que fort tard.

Pendant ce temps, il demanda rarement Adèle; quant à moi, je ne le vis que lorsque je le rencontrais par hasard dans la grande salle ou dans le corridor. Quelquefois il passait devant moi avec hauteur, daignant à peine me saluer légèrement et me jeter un regard froid; d'autres fois, au contraire, il s'inclinait et me souriait avec affabilité. Ce changement d'humeur ne m'offensait nullement, parce que je voyais que je n'y étais pour rien; le flux et le reflux provenaient de causes tout à fait indépendantes de ma volonté.

Un jour qu'il avait eu du monde à dîner, il avait envoyé chercher mon portefeuille, sans doute pour en montrer le contenu. Les invités partirent tôt pour se rendre à une assemblée publique à Millcote; comme le temps était humide, Mr Rochester ne les accompagna pas. Après leur départ, il sonna, et on vint m'avertir que j'eusse à descendre avec Adèle. J'habillai Adèle, et, après m'être assurée que j'étais bien moi-même dans mon costume de quakeresse, où rien ne pouvait être retouché, car tout était trop simple et trop plat, y compris ma coiffure, pour que la plus petite chose pût se déranger, nous descendîmes. Adèle se demandait si son petit coffre était enfin arrivé; car grâce à quelque erreur, on ne l'avait point encore reçu. Elle ne s'était pas trompée; en entrant dans la salle à manger, nous aperçûmes sur la table un petit carton qu'elle sembla reconnaître instinctivement.

« Ma boîte ! ma boîte ! s'écria-t-elle.

—    Oui, voilà enfin votre boîte. Emportez-la dans un coin, vraie fille de Paris, et amusez-vous à la déballer, dit la voix profonde et railleuse de Mr Rochester, qui était assis dans un fauteuil au coin du feu; mais surtout ne m'ennuyez pas avec les détails de votre procédé anatomique. Que votre opération se fasse en silence. Tiens-toi tranquille, enfant, comprends-tu ? »

Adèle semblait ne point avoir besoin de l'avertissement; elle se retira sur un sofa avec son trésor, et se mit à défaire les cordes qui entouraient la boîte. Après avoir soulevé le couvercle et retiré un certain papier d'argent, elle s'écria :

« Oh ! ciel, que c'est beau ! et elle demeura absorbée dans sa contemplation.

—    Mademoiselle Eyre est-elle ici ? demanda le maître en se levant à demi et en regardant de mon côté. Ah ! bon; venez et asseyez-vous ici, ajouta-t-il en approchant une chaise de la sienne; je n'aime pas le babillage des enfants. Le murmure de leurs lèvres ne peut rien rappeler d'agréable à un vieux célibataire comme moi; ce serait une chose intolérable pour moi que de passer toute une soirée en tête-à-tête avec un marmot. N'éloignez pas votre chaise, mademoiselle Eyre; asseyez-vous juste où je l'ai placée, comme cela, s'il vous plaît. Je ne veux point de ces politesses; moi je les oublie sans cesse, je ne les aime pas plus que les vieilles dames dont l'intelligence est trop bornée. Pourtant il faut que je fasse venir la mienne; elle est une Fairfax, ou du moins a épousé un Fairfax; je ne dois pas la négliger. On dit que le sang est plus épais que l'eau. »

Il sonna et demanda Mme Fairfax, qui arriva bientôt avec son tricot.

« Bonsoir, madame, dit-il. Je vous demanderai de me rendre un service. J'ai défendu à Adèle de me parler du cadeau que je lui ai fait; je vois qu'elle en a bien envie : ayez la bonté de lui servir d'interlocutrice; vous n'aurez jamais accompli un acte de bienveillance plus réel. »

En effet, à peine Adèle eut-elle aperçu Mme Fairfax, qu'elle l'appela, et jeta sur elle la porcelaine, l'ivoire et tout ce que contenait sa boîte, en manifestant son enthousiasme par des phrases entrecoupées, car elle ne possédait l'anglais que très imparfaitement.

« Maintenant, dit Mr Rochester, j'ai accompli mes devoirs de maître de maison; j'ai mis mes invités à même de s'amuser réciproquement, et je puis songer à mon propre plaisir. Mademoiselle Eyre, avancez un peu votre chaise; vous êtes trop en arrière, je ne puis pas vous voir sans me déranger, ce que je n'ai nullement l'intention de faire. »

Je fis ce qu'il me disait, bien que j'eusse infiniment préféré rester un peu en arrière; mais Mr Rochester avait une manière si directe de donner un ordre, qu'il semblait impossible de ne pas lui obéir promptement.

Nous étions dans la salle à manger, comme je l'ai déjà dit le lustre qu'on avait allumé pour le dîner éclairait toute la pièce. Le feu était rouge et brillant; les rideaux pourpres retombaient avec ampleur devant la grande fenêtre et l'arche plus grande encore; tout était tranquille; on n'entendait que le babillage voilé d'Adèle, car elle n'osait pas parler haut, et la pluie d'hiver qui battait les vitres.

Mr Rochester, ainsi étendu dans son fauteuil de damas, me sembla différent de ce que je l'avais vu auparavant. Il n'avait pas l'air tout à fait aussi sombre et aussi triste. J'aperçus un sourire sur ses lèvres; le vin lui avait probablement procuré cette gaieté relative, mais je ne puis pourtant pas l'affirmer; son caractère de l'après-dînée était plus expansif que celui du matin. Cependant il avait encore quelque chose d'effrayant lorsqu'il appuyait sa tête massive contre le dossier rembourré du fauteuil, et que la lumière du feu, arrivant en plein sur ses traits de granit, éclairait ses grands yeux noirs; car il avait de fort beaux yeux noirs qui, changeant quelquefois tout à coup de caractère, exprimaient, sinon la douceur, du moins un sentiment qui s'en rapprochait beaucoup. Pendant deux minutes environ il contempla le feu, et, lorsqu'il se retourna, il aperçut mon regard fixé sur lui.

« Vous m'examinez, mademoiselle Eyre, me dit-il; me trouveriez-vous beau ? »

Si j'avais eu le temps de réfléchir, j'aurais fait une de ces réponses conventionnelles, vagues et polies; mais les paroles sortirent de mes lèvres presque à mon insu.

« Non, monsieur, répondis-je.

—    Savez-vous qu'il y a quelque chose d'étrange en vous ? me dit-il. Vous avez l'air d'une petite nonne, avec vos manières tranquilles, graves et simples, vos yeux généralement baissés, excepté lorsqu'ils sont fixés sur moi, comme maintenant, par exemple; et quand on vous questionne ou quand on fait devant vous une remarque qui vous force à parler, votre réponse est sinon impertinente, du moins brusque.

—    Pardon, monsieur, j'ai été trop franche; j'aurais dû vous dire qu'il n'était pas facile d'improviser une réponse sur les apparences, que les goûts diffèrent, que la beauté est de peu d'importance, ou quelque chose de semblable.

—    Non, vous n'auriez pas dû répondre cela. Comment ! la beauté de peu d'importance ! Ainsi, sous prétexte d'adoucir le coup, vous enfoncez la lame plus avant ! Continuez; quel défaut me trouvez-vous, je vous prie ? Il me semble que mes membres et mes traits sont faits comme ceux des autres hommes.

—    Veuillez oublier, monsieur, ma réponse; je n'ai nullement eu l'intention de vous blesser, c'est pure étourderie de ma part.

—    Justement, c'est ce que je pense aussi; mais vous êtes responsable de cette étourderie; critiquez-moi. Mon front vous déplaît-il ? »

Il souleva ses cheveux noirs qui descendaient sur ses yeux, et laissa voir un front large et intelligent, mais où rien n'indiquait la bienveillance.

« Eh bien ! madame, suis-je un idiot ? me demanda-t-il.

—    Loin de là, monsieur; mais vous me trouverez peut-être trop brusque lorsque je vous demanderai si vous êtes un philanthrope.

—    Encore une pointe, et cela parce que j'ai déclaré ne pas aimer la société des enfants et des vieilles femmes… Ça, parlons plus bas… Non, jeune fille, je ne suis généralement pas un philanthrope; mais j'ai une conscience, ajouta-t-il en posant son doigt sur la bosse qui, à ce qu'on prétend, indique cette faculté, et qui chez lui était assez volumineuse, et donnait une grande largeur à la partie supérieure de la tête; même autrefois j'ai eu une sorte de tendresse dans le cœur. À votre âge, je sentais, j'avais pitié des faibles et de ceux qui souffrent; mais la fortune m'a frappé de ses mains vigoureuses, et maintenant je puis me flatter d'être aussi dur qu'une balle de caoutchouc, pénétrable peut-être par deux ou trois endroits, mais n'ayant plus qu'un seul point sensible. Croyez-vous qu'on puisse encore espérer pour moi ?

—    Espérer quoi, monsieur ?

—    Mais que le caoutchouc redeviendra chair.

—    Décidément, il a bu trop de vin, » pensai-je, et je ne savais quelle réponse faire à sa question. Comment pouvais-je dire s'il était capable d'être transformé ?

« Vous avez l'air embarrassé, me dit-il, et, quoique vous ne soyez pas plus jolie que je ne suis beau, cependant un air embarrassé vous va bien : d'ailleurs cela me convient, c'est un moyen d'éloigner de ma figure vos yeux scrutateurs et de les reporter sur les fleurs du tapis. Ainsi donc je vais continuer à vous embarrasser, jeune fille; je suis disposé à être communicatif aujourd'hui. »

En disant ces mots, il se leva et appuya son bras sur le marbre de la cheminé, je pus voir distinctement son corps, sa figure et sa poitrine, dont le développement n'était pas en proportion avec la longueur de ses membres. Presque tout le monde l'aurait trouvé laid; mais il avait dans son port tant d'orgueil involontaire, tant d'aisance dans ses manières; il semblait s'inquiéter si peu de son manque de beauté et être si intimement persuadé que ses qualités personnelles étaient bien assez puissantes pour remplacer un charme extérieur, qu'en le regardant on partageait son indifférence, et qu'on était presque tenté de partager aussi sa confiance en lui-même.

« Je suis disposé à être communicatif, répéta-t-il, et c'est pourquoi je vous ai envoyé chercher; le feu et le chandelier n'étaient pas des compagnons suffisants, Pilote non plus, car il ne parle pas; Adèle me convenait un peu mieux, mais ce n'était pas encore là ce qu'il me fallait, pas plus que Mme Fairfax. Quant à vous, je suis persuadé que vous êtes justement ce que je voulais; vous m'avez intrigué le premier soir où je vous ai vue; depuis, je vous avais presque oubliée; d'autres idées vous avaient chassée de mon souvenir; mais, aujourd'hui, je veux éloigner de moi ce qui me déplaît et prendre ce qui m'amuse. Eh bien, cela m'amuse d'en savoir plus long sur votre compte; ainsi donc, parlez. »

Au lieu de parler, je souris; et mon sourire n'était ni aimable ni soumis.

« Parlez, répéta-t-il.

—    Sur quoi, monsieur ?

—    Sur ce que vous voudrez; je vous laisse le choix du sujet, et vous pourrez même le traiter comme il vous plaira. »

En conséquence de ses ordres, je m'assis et ne dis rien. « Il s'imagine que je vais parler pour le plaisir de parler; mais je lui prouverai que ce n'est pas à moi qu'il devait s'adresser pour cela. » pensai-je.

« Êtes-vous muette, mademoiselle Eyre ? »

Je persistai dans mon silence; il pencha sa tête vers moi et plongea un regard rapide dans mes yeux.

« Opiniâtre et ennuyée, dit-il; elle persiste; mais aussi j'ai fait ma demande sous une forme absurde et presque impertinente. Mademoiselle Eyre, je vous demande pardon; sachez, une fois pour toutes, que mon intention n'est pas de vous traiter en inférieure, c'est-à-dire, reprit-il, je ne veux que la supériorité que doivent donner vingt ans de plus et une expérience d'un siècle. Celle-là est légitime et j'y tiens, comme dirait Adèle, et c'est en vertu de cette supériorité, de celle-là seule, que je vous prie d'avoir la bonté de me parler un peu et de distraire mes pensées qui souffrent de se reporter toujours sur un même point où elles se rongent comme un clou rouillé. »

Charlotte Brontë

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Fregate: Une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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