— Charlotte Brontë —

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Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

Le jour qui suivit cette terrible nuit, j'avais à la fois crainte et désir de voir Mr Rochester; j'avais besoin d'entendre sa voix, et je craignais son regard. Au commencement de la matinée, j'attendais de moment en moment son arrivée. Il n'entrait pas souvent dans la salle d'étude, mais il y venait pourtant quelquefois, et je pressentais qu'il y ferait une visite ce jour-là.

Mais la matinée se passa comme de coutume; rien ne vint interrompre les tranquilles études d'Adèle. Après le déjeuner, j'entendis du bruit du côté de la chambre de Mr Rochester; on distinguait les voix de Mme Fairfax, de Leah, de la cuisinière, et l'accent brusque de John. « Quelle bénédiction, criait-on, que notre maître n'ait pas été brûlé dans son lit ! C'est toujours dangereux de garder une chandelle allumée pendant la nuit Quel bonheur qu'il ait pensé à son pot à l'eau ! Pourquoi n'a-t-il éveillé personne ? Pourvu qu'il n'ait pas pris froid en dormant dans la bibliothèque ! »

Après ces exclamations, on remit tout en état. Lorsque je descendis pour dîner, la porte de la chambre était ouverte et je vis que le dégât avait été réparé; le lit seul restait encore dépouillé de ses rideaux; Leah était occupée à laver le bord des fenêtres noirci par la fumée; je m'avançai pour lui parler, car je désirais connaître l'explication donnée par Mr Rochester; mais en approchant j'aperçus une seconde personne : elle était assise près du lit, et occupée à coudre des anneaux à des rideaux. Je reconnus Grace Poole.

Elle était là taciturne comme toujours, habillée d'une robe de stoff brun, d'un tablier à cordons, d'un mouchoir blanc et d'un bonnet. Elle semblait complètement absorbée par son ouvrage; ses traits durs et communs n'étaient nullement empreints de cette pâleur désespérée qu'on se serait attendu à trouver chez une femme qui avait tenté un meurtre, et dont la victime avait été sauvée et lui avait déclaré connaître le crime qu'elle croyait caché à tous; j'étais étonnée, confondue. Elle leva les yeux pendant que je la regardais : ni tressaillement, ni pâleur, rien, en un mot, ne vint annoncer l'émotion, la conscience d'une faute ou la crainte d'être trahie. Elle me dit : « Bonjour, mademoiselle, » d'un ton bref et flegmatique comme toujours, et, prenant un autre anneau, elle continua son travail.

« Je vais la mettre à l'épreuve, pensai-je, car je ne puis comprendre comment elle est aussi impénétrable… Bonjour, Grace, dis-je. Est-il arrivé quelque chose ici ? il me semble que je viens d'entendre les domestiques parler tous à la fois.

—    C'est simplement notre maître qui a voulu lire la nuit dernière. Il s'est endormi avec sa bougie allumée, et le feu a pris aux rideaux. Heureusement il s'est réveillé avant que les draps et les couvertures fussent enflammés, et il a pu éteindre le feu.

—    C'est étrange, dis-je plus bas et en la regardant fixement. Mais Mr Rochester n'a-t-il éveillé personne ? personne ne l'a-t-il entendu remuer ? »

Elle leva les yeux sur moi, et cette fois leur expression ne fut plus la même; elle m'examina attentivement, puis répondit :

« Les domestiques dorment loin de là, mademoiselle, et ils n'ont pas pu entendre. Votre chambre et celle de Mme Fairfax sont les plus voisines; Mme Fairfax dit qu'elle n'a rien entendu; quand on vieillit, on a le sommeil dur. »

Elle s'arrêta, puis elle ajouta avec une indifférence feinte et un ton tout particulier :

« Mais vous, mademoiselle, vous êtes jeune, vous avez le sommeil léger; peut-être avez-vous entendu du bruit ?

—    Oui, répondis-je en baissant la voix afin de ne pas être entendue de Leah, qui lavait toujours les carreaux : j'ai d'abord cru que c'était Pilote; mais Pilote ne rit pas, et je suis certaine d'avoir entendu un rire fort bizarre. »

Elle prit une nouvelle aiguillée de fil, la passa sur un morceau de cire, enfila son aiguille d'une main assurée, et m'examina avec un calme parfait.

« Je ne crois pas, mademoiselle, dit-elle, que notre maître se soit mis à rire dans un tel danger; vous l'aurez rêvé.

—    Non ! » repris-je vivement; car j'étais indignée par la froideur de cette femme.

Elle fixa de nouveau sur moi un regard scrutateur. « Avez-vous dit à notre maître que vous aviez entendu rire ? demanda-t-elle.

—    Je n'ai pas encore eu occasion de lui parler ce matin.

—    Vous n'avez pas songé à ouvrir votre porte et à regarder dans le corridor ? »

Elle semblait me questionner pour m'arracher des détails malgré moi. Je pensai que, du jour où elle viendrait à savoir que je connaissais ou que je soupçonnais son crime, elle chercherait à se venger; je crus prudent de me tenir sur mes gardes.

« Au contraire, répondis-je, je poussai le verrou.

—    Vous n'avez donc pas l'habitude de mettre le verrou avant de vous coucher ?

—    Démon ! pensai-je; elle veut connaître mes habitudes, afin de tracer son plan. »

L'indignation fut de nouveau plus forte que la prudence. Je répondis avec aigreur :

« Jusqu'ici j'ai souvent oublié cette précaution, parce que je la croyais inutile. Je ne pensais pas qu'à Thornfield on pût craindre aucun danger. Mais à l'avenir, ajoutai-je en appuyant sur chaque mot, je veillerai à ma sûreté.

—    Et vous avez raison, répondit-elle. Les environs sont aussi tranquilles que possible, et je n'ai jamais entendu parler de voleurs depuis que le château est bâti; et pourtant on sait qu'il y a ici pour des sommes énormes de vaisselle d'argent; et pour une aussi grande maison vous voyez qu'il y a bien peu de domestiques, parce que notre maître y demeure rarement et qu'il n'est point marié. Mais je crois qu'il vaut toujours mieux être prudent; une porte est bien vite fermée, et il est bon d'avoir un verrou entre soi et un crime possible. Beaucoup de gens pensent qu'il faut se fier entièrement à la Providence; mais moi je crois que c'est à nous de pourvoir à notre sûreté, et que la Providence bénit ceux qui agissent avec sagesse. »

Ici elle termina cette harangue longue pour elle et prononcée avec la lenteur d'une quakeresse.

J'étais muette d'étonnement devant ce qui me semblait une merveilleuse domination sur elle-même et une incroyable hypocrisie, lorsque la cuisinière entra.

« Madame Poole, dit-elle en s'adressant à Grace, le repas des domestiques sera bientôt prêt : voulez-vous descendre ?

—    Non; mettez-moi seulement une chopine de porter et un morceau de pouding sur un plateau et montez-le.

—    Voulez-vous un peu de viande ?

—    Oui, un morceau, et un peu de fromage, voilà tout.

—    Et le sagou ?

—    Je n'en ai pas besoin maintenant; je descendrai avant l'heure du thé et je le ferai moi-même. »

La cuisinière se tourna vers moi en me disant que Mme Fairfax m'attendait. Je sortis alors de la chambre.

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Fregate: Une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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