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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Une semaine se passa sans qu'on reçût aucune nouvelle de Mr Rochester; au bout de dix jours il n'était pas encore revenu. Mme Fairfax me dit qu'elle ne serait pas étonnée qu'en quittant le château de Mr Eshton il se rendit à Londres, puis que de là il passât sur le continent, pour ne pas revenir à Thornfield de toute l'année; bien souvent, disait-elle, il avait quitté le château d'une manière aussi prompte et aussi inattendue. En l'entendant parler ainsi, j'éprouvai un étrange frisson et je sentis mon cœur défaillir. Je venais de subir un douloureux désappointement.

Mais, ralliant mes esprits et rappelant mes principes, je m'efforçai de remettre de l'ordre dans mes sensations. Bientôt je me rendis maîtresse de mon erreur passagère, et je chassai l'idée que les actes de Mr Rochester pussent avoir tant d'intérêt pour moi. Et pourtant je ne cherchais pas à m'humilier en me persuadant que je lui étais trop inférieure; mais je me disais que je n'avais rien à faire avec le maître de Thornfield, si ce n'est à recevoir les gages qu'il me devait pour les leçons que je donnais à sa protégée, à me montrer reconnaissante de la bonté et du respect qu'il me témoignait; bonté et respect auxquels j'avais droit du reste, si j'accomplissais mon devoir. Je m'efforçais de me convaincre que Mr Rochester ne pouvait admettre entre lui et moi que ce seul lien; ainsi donc c'était folie à moi de vouloir en faire l'objet de mes sentiments les plus doux, de mes extases, de mes déchirements, et ainsi de suite, puisqu'il n'était pas dans la même position que moi. Avant tout, je ne devais pas chercher à sortir de ma classe; je devais me respecter et ne pas nourrir avec toute la force de mon cœur et de mon âme un amour qu'on ne me demandait pas, et qu'on mépriserait même.

Je continuais tranquillement ma tâche, mais de temps en temps d'excellentes raisons s'offraient à mon esprit pour m'engager à quitter Thornfield. Involontairement je me mettais à penser aux moyens de changer de place; je crus inutile de chasser ces pensées. « Eh bien ! me dis-je, laissons-les germer, et, si elles le peuvent, qu'elles portent des fruits ! »

Il y avait à peu près quinze jours que Mr Rochester était absent, lorsque Mme Fairfax reçut une lettre.

« C'est de Mr Rochester, dit-elle en regardant le timbre; nous allons savoir s'il doit ou non revenir parmi nous. »

Pendant qu'elle brisait le cachet et qu'elle lisait le contenu, je continuai à boire mon café (nous étions à déjeuner); il était très chaud, et ce fut un moyen pour moi d'expliquer la rougeur qui couvrit ma figure à la réception de la lettre; mais je ne me donnai pas la peine de chercher la raison qui agitait ma main et qui me fit renverser la moitié de mon café dans ma soucoupe.

« Quelquefois je me plains que nous sommes trop tranquilles ici, dit Mme Fairfax en continuant de tenir la lettre devant ses lunettes; mais maintenant nous allons être passablement occupées, pour quelque temps au moins. »

Ici je me permis de demander une explication; après avoir rattaché le cordon du tablier d'Adèle qui venait de se dénouer, lui avoir versé une autre tasse de lait et lui avoir donné une talmouse, je dis nonchalamment :

« Mr Rochester ne doit probablement pas revenir de sitôt ?

—    Au contraire, il sera ici dans trois jours, c'est-à-dire jeudi prochain; et il ne vient pas seul : il amène avec lui toute une société. Il dit de préparer les plus belles chambres du château; la bibliothèque et le salon doivent être aussi mis en état. Il me dit également d'envoyer chercher des gens pour aider à la cuisine, soit à Millcote, soit dans tout autre endroit; les dames amèneront leurs femmes de chambre et les messieurs leurs valets; la maison sera pleine. »

Après avoir parlé, Mme Fairfax avala son déjeuner et partit pour donner ses ordres.

Il y eut en effet beaucoup à faire pendant les trois jours suivants. Toutes les chambres de Thornfield m'avaient semblé très propres et très bien arrangées; mais il paraît que je m'étais trompée. Trois servantes nouvelles arrivèrent pour aider les autres; tout fut frotté et brossé; les peintures furent lavées, les tapis battus, les miroirs et les lustres polis, les feux allumés dans les chambres, les matelas de plume mis à l'air, les draps séchés devant le foyer; jamais je n'ai rien vu de semblable. Adèle courait au milieu de ce désordre; les préparatifs de réception et la pensée de tous les gens qu'elle allait voir la rendaient folle de joie. Elle voulut que Sophie vérifiât ses toilettes, ainsi qu'elle appelait ses robes, afin de rafraîchir celles qui étaient passées et d'arranger les autres; quant à elle, elle ne faisait que bondir dans les chambres, sauter sur les lits, se coucher sur les matelas, entasser les oreillers et les traversins devant d'énormes feux. Elle était libérée de ses leçons; Mme Fairfax m'avait demandé mes services, et je passais toute ma journée dans l'office à l'aider tant bien que mal, elle et la cuisinière. J'apprenais à faire du flan, des talmouses, de la pâtisserie française, à préparer le gibier et à arranger les desserts.

On attendait toute la compagnie le jeudi à l'heure du dîner, c'est-à-dire à six heures; je n'eus pas le temps d'entretenir mes chimères, et je fus aussi active et aussi gaie que qui que ce fût, excepté Adèle. Cependant quelquefois ma gaieté se refroidissait, et, en dépit de moi-même, je me laissais de nouveau aller au doute et aux sombres conjectures, et cela surtout lorsque je voyais la porte de l'escalier du troisième, qui depuis quelque temps était toujours restée fermée, s'ouvrir lentement et donner passage à Grace Poole, qui glissait alors tranquillement le long du corridor pour entrer dans les chambres à coucher et dire un mot à l'une des servantes, peut-être sur la meilleure manière de polir une grille, de nettoyer un marbre de cheminée ou d'enlever les taches d'une tenture; elle descendait à la cuisine une fois par jour pour dîner, fumait un instant près du foyer, et retournait dans sa chambre, triste, sombre et solitaire, emportant avec elle un pot de porter. Sur vingt-quatre heures elle n'en passait qu'une avec les autres domestiques. Le reste du temps, elle restait seule dans une chambre basse du second étage, où elle cousait et riait probablement de son rire terrible. Elle était aussi seule qu'un prisonnier dans son cachot.

Mais ce qui m'étonna, c'est que personne dans la maison, excepté moi, ne semblait s'inquiéter des habitudes de Grace. Personne ne se demandait ce qu'elle faisait là; personne ne la plaignait de son isolement.

Un jour, je saisis un fragment de conversation entre Leah et une femme de journée; elles s'entretenaient de Grace. Leah dit quelque chose que je n'entendis pas, et la femme de journée répondit :

« Elle a sans doute de bons gages ?

—    Oui, dit Leah. Je souhaiterais bien que les miens fussent aussi forts; non pas que je me plaigne. On paye bien à Thornfield; mais Mme Poole reçoit cinq fois autant que moi et elle met de côté; tous les trimestres elle va porter de l'argent à la banque de Millcote; je ne serais pas étonnée qu'elle eût assez pour mener une vie indépendante. Mais je crois qu'elle est habituée à Thornfield; et puis elle n'a pas encore quarante ans; elle est forte et capable de faire bien des choses : il est trop tôt pour cesser de travailler.

—    C'est une bonne domestique ? reprit la femme de journée.

—    Oh ! elle comprend mieux que personne ce qu'elle a à faire, répondit Leah d'un ton significatif; tout le monde ne pourrait pas chausser ses souliers, même pour de l'argent.

—    Oh ! pour cela non, ajouta la femme de journée. Je m'étonne que le maître… »

Elle allait continuer, mais Leah m'aperçut et fit un signe à sa compagne. Alors celle-ci ajouta tout bas :

« Est-ce qu'elle ne sait pas ? »

Leah secoua la tête et la conversation cessa; tout ce que je venais d'apprendre, c'est qu'il y avait un mystère à Thornfield, mystère que je ne devais pas connaître.

Le jeudi arriva : les préparatifs avaient été achevés le soir précédent; on avait tout mis en place : tapis, rideaux festonnés, couvre-pieds blancs; les tables de jeu avaient été disposées, les meubles frottés, les vases remplis de fleurs. Tout était frais et brillant; la grande salle avait été nettoyée. La vieille horloge, l'escalier, la rampe, resplendissaient comme du verre; dans la salle à manger, les étagères étaient garnies de brillantes porcelaines; des fleurs exotiques répandaient leur parfum dans le salon et le boudoir.

L'après-midi arriva; Mme Fairfax mit sa plus belle robe de satin noir, ses gants et sa montre d'or : car c'était elle qui devait recevoir la société, conduire les dames dans leur chambre, etc. Adèle aussi voulut s'habiller, bien que je ne crusse pas qu'on la demanderait ce jour-là pour la présenter aux dames. Néanmoins, ne désirant pas la contrarier, je permis à Sophie de lui mettre une robe de mousseline blanche; quant à moi, je ne changeai rien à ma toilette : j'étais bien persuadée qu'on ne me ferait pas sortir de la salle d'étude, vrai sanctuaire pour moi et agréable refuge dans les temps de trouble.

Charlotte Brontë

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Fregate: Une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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