— Jane Eyre —

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Nous avions eu une journée douce et sereine, une de ces journées de fin de mars ou de commencement d'avril, qui semblent annoncer l'été; je dessinais, et, comme la soirée même était chaude, j'avais ouvert les fenêtres de la salle d'étude.

« Il commence à être tard, dit Mme Fairfax en entrant bruyamment; je suis bien aise d'avoir commandé le dîner pour une heure plus tard que ne l'avait demandé Mr Rochester, car il est déjà six heures passées. J'ai envoyé John regarder s'il n'apercevrait rien sur la route; des portes du parc on voit une partie du chemin de Millcote. »

Elle s'avança vers la fenêtre :

« Le voilà qui vient, » dit-elle. Puis elle s'écria : « Eh bien, John, quelles nouvelles ?

—    Ils viennent, madame; ils seront ici dans dix minutes ! » répondit John.

Je la suivis, faisant attention à me mettre de côté, de manière à être cachée par le rideau et à voir sans être vue.

Les dix minutes de John me semblèrent très longues; mais enfin on entendit le bruit des roues. Quatre cavaliers galopaient en avant; derrière eux venaient deux voitures découvertes où j'aperçus des voiles flottants et des plumes ondoyantes. Deux des cavaliers étaient jeunes et beaux; dans le troisième je reconnus Mr Rochester, monté sur son cheval noir Mesrour et accompagné de Pilote, qui bondissait devant lui; à côté de lui j'aperçus une jeune femme; tous deux marchaient en avant de la troupe; son habit de cheval, d'un rouge pourpre, touchait presque à terre; son long voile soulevé par la brise effleurait les plis de sa robe, et à travers on pouvait voir de riches boucles d'un noir d'ébène.

« Mlle Ingram ! » s'écria Mme Fairfax, et elle descendit rapidement.

La cavalcade tourna bientôt l'angle de la maison, et je la perdis de vue. Adèle demanda à descendre; mais je la pris sur mes genoux et je lui fis comprendre que ni maintenant, ni jamais, elle ne devrait aller voir les dames à moins que son tuteur ne la fit demander, et que, si Mr Rochester la voyait prendre une semblable liberté, il serait certainement fort mécontent. Elle pleura un peu; je pris aussitôt une figure grave, et elle finit par essuyer ses yeux.

On entendait un joyeux murmure dans la grande salle; les voix graves des messieurs et les accents argentins des dames se mêlaient harmonieusement. Mais, bien qu'il ne parlât pas haut, la voix sonore du maître de Thornfield souhaitant la bienvenue à ses aimables hôtes retentissait au-dessus de toutes les autres, puis des pas légers montèrent l'escalier; on entendit dans le corridor des rires doux et joyeux; les portes s'ouvrirent et se refermèrent, et au bout de quelque temps tout rentra dans le silence.

« Elles changent de toilette, dit Adèle qui écoutait attentivement et qui suivait chaque mouvement, et elle soupira. Chez maman, reprit-elle, quand il y avait du monde, j'allais partout, au salon, dans les chambres; souvent je regardais les femmes de chambre coiffer et habiller les dames, et c'était si amusant ! Comme cela, au moins, on apprend.

—    Avez-vous faim, Adèle ?

—    Mais oui, mademoiselle; voilà cinq ou six heures que nous n'avons pas mangé.

—    Eh bien, pendant que les dames sont dans leurs chambres, je vais me hasarder à descendre, et je tâcherai d'avoir quelque chose. »

Sortant avec précaution de mon asile, je descendis l'escalier de service qui conduisait directement à la cuisine. Tout y était en émoi; la soupe et le poisson étaient arrivés à leur dernier degré de cuisson, et le cuisinier se penchait sur les casseroles, qui toutes menaçaient de prendre feu d'un moment à l'autre; dans la salle des domestiques, deux cochers et trois valets se tenaient autour du feu; les femmes de chambre étaient sans doute occupées avec leurs maîtresses; les gens qu'on avait fait venir de Millcote étaient également fort affairés. Je traversai ce chaos et j'arrivai au garde-manger, où je pris un poulet froid, quelques tartes, un pain, plusieurs assiettes, des fourchettes et des couteaux : je me dirigeai alors promptement vers ma retraite. J'avais déjà gagné le corridor et fermé la porte de l'escalier, quand un murmure général m'apprit que les dames allaient sortir de leurs chambres; je ne pouvais pas arriver à la salle d'étude sans passer devant quelques-unes de leurs chambres, et je courais le risque d'être surprise avec mes provisions; alors je restai tranquillement à l'un des bouts du corridor, comptant sur l'obscurité qui y était complète depuis le coucher du soleil.

Les chambres furent bientôt privées de leurs belles habitantes; toutes sortirent gaiement, et leurs vêtements brillaient dans l'obscurité; elles restèrent un moment groupées à une des extrémités du corridor pendant que moi je me tenais à l'autre; elles parlèrent avec une douce vivacité; elles descendirent l'escalier presque aussi silencieuses qu'un brouillard qui glisse le long d'une colline : cette apparition m'avait frappée par son élégance distinguée.

Adèle avait entrouvert la porte de la salle d'étude et s'était mise à regarder :

« Oh ! les belles dames ! s'écria-t-elle en anglais; comme je serais contente d'aller avec elles ! Pensez-vous, me dit-elle, que Mr Rochester nous envoie chercher après dîner ?

—    Non, en vérité; Mr Rochester a bien autre chose à faire; ne pensez plus aux dames aujourd'hui; peut-être les verrez-vous demain. En attendant, voilà votre dîner. »

Comme elle avait très faim, elle fut un moment distraite par le poulet et les tartes. J'avais été bien inspirée d'aller chercher ces quelques provisions à l'office; car sans cela Adèle, moi et Sophie, que j'invitai à partager notre repas, nous aurions couru risque de ne pas dîner du tout. En bas, on était trop occupé pour penser à nous. Il était neuf heures passées lorsqu'on retira le dessert, et à dix heures on entendait encore les domestiques emporter les plateaux et les tasses où l'on avait pris le café. Je permis à Adèle de rester debout beaucoup plus tard qu'ordinairement, parce qu'elle prétendit qu'elle ne pourrait dormir tant qu'on ne cesserait pas d'ouvrir et de fermer les portes en bas. « Et puis, ajoutait-elle, Mr Rochester pourrait nous envoyer chercher lorsque je serais déshabillée; et alors quel dommage !

Je lui racontai des histoires aussi longtemps qu'elle voulut; ensuite, pour la distraire, je l'emmenai dans le corridor : la lampe de la grande salle était allumée, et, en se penchant sur la rampe, elle pouvait voir passer et repasser les domestiques. Lorsque la soirée fut avancée, on entendit tout à coup des accords retentir dans le salon; on y avait transporté le piano; nous nous assîmes toutes deux sur les marches de l'escalier pour écouter. Une voix se mêla bientôt aux puissantes vibrations de l'instrument. C'était une femme qui chantait, et sa voix était pleine de douceur. Le solo fut suivi d'un duo et d'un chœur; dans les intervalles, le murmure d'une joyeuse conversation arrivait jusqu'à nous. J'écoutai longtemps, étudiant toutes les voix et cherchant à distinguer au milieu de ce bruit confus les accents de Mr Rochester, ce qui me fut facile; puis je m'efforçai de comprendre ces sons que la distance rendait vagues.

Onze heures sonnèrent; je regardai Adèle qui appuyait sa tête contre mon épaule; ses yeux s'appesantissaient. Je la pris dans mes bras et je la couchai. Lorsque les invités regagnèrent leurs chambres, il était près d'une heure.

Le jour suivant brilla aussi radieux. Il fut consacré à une excursion dans le voisinage; on partit de bonne heure, quelques-uns à cheval, d'autres en voiture. Je vis le départ et le retour.

De toutes les dames, Mlle Ingram seule montait à cheval, et, comme le jour précédent, Mr Rochester galopait à ses côtés; tous deux étaient séparés du reste de la compagnie. Je fis remarquer cette circonstance à Mme Fairfax, qui était à la fenêtre avec moi.

« Vous prétendiez l'autre jour, dis-je, qu'il n'y avait aucune probabilité de les voir mariés; mais regardez vous-même si Mr Rochester ne la préfère pas à toutes les autres.

—    Oui, il l'admire sans doute.

—    Et elle l'admire aussi, ajoutai-je; voyez, elle se penche comme pour lui parler confidentiellement; je voudrais voir sa figure, je ne l'ai pas pu encore jusqu'ici.

—    Vous la verrez ce soir, répondit Mme Fairfax. J'ai dit à Mr Rochester combien Adèle désirait voir les dames; il m'a répondu : « Eh bien, qu'elle vienne dans le salon après dîner, et demandez à Mlle Eyre de l'accompagner. »

—    Oui, il a dit cela par pure politesse; mais je n'irai certainement pas, répondis-je.

—    Je lui ai dit que vous n'étiez pas habituée au monde, et qu'il vous serait probablement pénible de paraître devant tous ces étrangers; mais il m'a répondu de son ton bref : « Niaiseries ! Si elle fait des objections, dites-lui que je le désire vivement, et si elle résiste encore, ajoutez que j'irai moi-même la chercher. »

—    Je ne lui donnerai pas cette peine, répondis-je; j'irai puisque je ne puis pas faire autrement; mais j'en suis fâchée. Serez-vous là, madame Fairfax ?

—    Non. J'ai plaidé et j'ai gagné mon procès. Voici comment il faut faire pour éviter une entrée cérémonieuse, ce qui est le plus désagréable de tout. Vous irez dans le salon pendant qu'il est vide, avant que les dames aient quitté la table; vous vous assoirez tranquillement dans un petit coin; vous n'aurez pas besoin de rester longtemps après l'arrivée des messieurs, à moins que vous ne vous amusiez. Il suffit que Mr Rochester vous ait vue; après cela vous pourrez vous retirer, personne ne fera attention à vous.

—    Pensez-vous que tout ce monde restera longtemps au château ?

—    Une ou deux semaines, certainement pas davantage. Après le départ des invités, sir John Lynn, qui vient d'être nommé membre de Millcote, se rendra à la ville. Je pense que Mr Rochester l'accompagnera, car je suis étonnée qu'il ait fait un si long séjour à Thornfield. »

C'est avec crainte que je vis s'approcher le moment où je devais entrer dans le salon avec mon élève. Adèle avait passé tout le jour dans une perpétuelle extase, à partir du montent où on lui avait appris qu'elle allait être présentée aux dames, et elle ne se calma un peu que lorsque Sophie commença à l'habiller.

Quand ses cheveux furent arrangés en longues boucles bien brillantes, quand elle eut mis sa robe de satin rose, ses mitaines de dentelle noire, et qu'elle eut attaché autour d'elle sa longue ceinture, elle demeura grave comme un juge. Il n'y eut pas besoin de lui recommander de ne rien déranger dans sa toilette, lorsqu'elle fut habillée, elle s'assit soigneusement dans sa petite chaise, faisant bien attention à relever sa robe de satin de peur d'en salir le bas; elle promit de ne pas remuer jusqu'au moment où je serais prête. Ce ne fut pas long; j'eus bientôt mis ma robe de soie grise achetée à l'occasion du mariage de Mlle Temple et que je n'avais jamais portée depuis; je lissai mes cheveux; je mis mon épingle de perle et nous descendîmes.

Heureusement il n'était pas nécessaire de passer par la salle à manger pour entrer dans le salon, que nous trouvâmes vide; un beau feu brûlait silencieusement sur le foyer de marbre, et les bougies brillaient au milieu des fleurs exquises qui ornaient les tables. L'arche qui donnait du salon dans la salle à manger était fermée par un rideau rouge; quelque mince que fût cette séparation, les invités parlaient si bas qu'on ne pouvait rien entendre de leur conversation.

Adèle semblait toujours sous l'influence d'une impression solennelle. Elle s'assit sans dire un mot sur le petit tabouret que je lui indiquai. Je me retirai près de la fenêtre, et prenant un livre sur une des tables, je m'efforçai de lire. Adèle apporta son tabouret à mes pieds; au bout de quelque temps elle me toucha le genou.

« Qu'est-ce, Adèle ? demandai-je.

—    Est-ce que je ne puis pas prendre une de ces belles fleurs, mademoiselle ? seulement pour compléter ma toilette.

—    Vous pensez beaucoup trop à votre toilette, Adèle ! » dis-je en prenant une rose que j'attachai à sa ceinture.

Elle soupira de satisfaction, comme si cette dernière joie eût mis le comble à son bonheur. Je me retournai pour cacher un sourire que je ne pus réprimer; il y avait quelque chose de comique et de triste dans la dévotion innée et sérieuse de cette petite Parisienne pour tout ce qui se rapportait à la toilette.

Tout à coup j'entendis plusieurs personnes se lever dans la chambre voisine. Le rideau de l'arche fut tiré et j'aperçus la salle à manger, dont le lustre répandait une vive lumière sur le service de cristal et d'argent qui couvrait une longue table Un groupe de dames était sous l'arche; elles entrèrent, et le rideau retomba derrière elles.

Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

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Fregate: Une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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