— Charlotte Brontë —

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Mr Rochester, après avoir quitté les demoiselles Eshton, se place devant le feu aussi solitairement que Blanche l'est devant la table; mais Mlle Ingram va s'asseoir de l'autre côté de la cheminée, vis-à-vis de lui.

« Monsieur Rochester, dit-elle, je croyais que vous n'aimiez pas les enfants ?

—    Et vous aviez raison.

—    Alors qui est-ce qui vous a décidé à vous charger de cette petite poupée-là ? reprit-elle en montrant Adèle; où avez-vous été la chercher ?

—    Je n'ai pas été la chercher; on me l'a laissée sur les bras.

—    Vous auriez dû l'envoyer en pension.

—    Je ne le pouvais pas; les pensions sont si chères !

—    Mais il me semble que vous avez une gouvernante; j'ai tout à l'heure vu quelqu'un avec votre pupille; serait-elle partie ? Oh non, elle est là derrière le rideau. Vous la payez sans doute. Je crois que c'est aussi cher que de la mettre en pension, et même plus, car vous avez à les entretenir toutes les deux. »

Je craignais, ou, pour mieux dire, j'espérais que cette allusion à ma présence forcerait Mr Rochester à regarder de mon côté, et involontairement je m'enfonçai encore davantage dans l'ombre; mais il ne tourna pas les yeux.

« Je n'y ai pas pensé, dit-il avec indifférence et regardant droit devant lui.

—    Non, vous ne pensez jamais à ce qui est d'économie ou de bon sens. Si vous entendiez maman parler des gouvernantes, Mary et moi nous en avons eu au moins une douzaine, la moitié détestables, les autres ridicules, toutes insupportables; n'est-ce pas, maman ?

—    Avez-vous parlé, ma chérie ? »

La jeune fille réitéra sa question.

« Ma bien-aimée, ne me parlez pas des gouvernantes; ce mot me fait mal. J'ai souffert le martyre avec leur inhabileté et leurs expressions. Je remercie le ciel de ne plus avoir affaire à elles. »

Mme Dent se pencha alors vers lady Ingram, et lui dit quelque chose tout bas. Je suppose, d'après la réponse, que Mme Dent lui faisait remarquer la présence d'un des membres de cette race sur laquelle elle venait de lancer un anathème.

« Tant pis, reprit la noble dame, j'espère que cela lui profitera ! » Puis elle ajouta plus bas, mais assez haut pourtant pour que les sons arrivassent jusqu'à moi : « Je l'ai déjà examinée; je suis bon juge des physionomies, et dans la sienne je lis tous les défauts qui caractérisent sa classe.

—    Et quels sont-ils ? madame, demanda tout haut Mr Rochester.

—    Je vous les dirai dans un tête-à-tête, reprit-elle en secouant trois fois son turban d'une manière significative.

—    Mais ma curiosité sera passée alors, et c'est maintenant qu'elle voudrait être satisfaite.

—    Demandez-le donc à Blanche. Elle est plus près de vous que moi.

—    Oh ! ne me chargez pas de cette tâche, maman. Je n'ai du reste qu'un mot à dire sur toute cette espèce, c'est qu'elle ne peut que nuire. Non pas que les institutrices m'aient jamais fait beaucoup souffrir : Théodore et moi, nous n'avons épargné aucune taquinerie à nos gouvernantes; Marie était trop endormie pour prendre une part active à nos complots. C'est surtout à Mme Joubert que nous avons joué de bons tours. Mlle Wilson était une pauvre créature triste et malade; elle ne valait même pas la peine qu'on se serait donnée pour la vaincre. Mme Grey était dure et insensible; rien n'avait effet sur elle; mais Mme Joubert ! je vois encore sa colère lorsque nous la poussions à bout; quand, après avoir renversé notre thé, émietté nos tartines, jeté nos livres au plafond, nous nous mettions à faire un charivari général avec les pupitres, les règles, le cendrier et le feu. Théodore, vous rappelez-vous ces jours de gaieté ?

—    Oui certainement, répondit lentement lord Ingram; et la pauvre vieille avait l'habitude de nous appeler méchants enfants; alors nous lui faisions des sermons où nous lui prouvions que c'était de la présomption à elle, ignorante comme elle l'était, de vouloir instruire des jeunes gens aussi habiles que nous.

—    Oui, et vous savez, Théodore, je vous aidais aussi à persécuter votre précepteur, ce Mr Vinning, à la figure couleur de petit-lait; nous l'avions surnommé le ministre malade de la pépie. Lui et Mlle Wilson prirent la liberté de tomber amoureux l'un de l'autre, ou du moins Théodore et moi nous le supposâmes; nous avions surpris de tendres regards, des soupirs que nous avions interprétés comme des marques certaines de cette belle passion; et je vous assure que bientôt le public fut au courant de notre découverte. Ce fut un moyen de se débarrasser de ce boulet que nous traînions à nos pieds; dès que maman sut ce qui se passait, elle déclara que c'était immoral; n'est-ce pas, maman ?

—    Oui, ma chérie, et ce n'était pas à tort. Il y a mille raisons qui font que, dans une maison bien dirigée, on ne doit jamais laisser naître d'affection entre une gouvernante et un précepteur. D'abord…

—    Oh ! ma gracieuse mère, épargnez-nous cette énumération; au reste, nous la connaissons tous : mauvais exemple pour l'innocence des enfants; négligence continuelle dans les devoirs de la gouvernante et du précepteur; alliance et confiance mutuelles; confidences qui en résultent; insolence inévitable à l'égard des maîtres; révolte et insurrection générale. Ai-je raison, baronne Ingram de Ingram-Park ?

—    Oui, mon beau lis, vous avez raison comme toujours.

—    Alors, il est inutile d'en parler plus longtemps; changeons de conversation. »

Amy Eshton n'entendit pas cette phrase ou ne voulut pas y faire attention, car elle s'écria de sa voix douce et enfantine :

« Louisa et moi, nous avions aussi l'habitude de tourmenter notre gouvernante; mais elle était si bonne qu'elle supportait tout; rien ne l'irritait; jamais elle ne se fâchait, n'est-ce pas, Louisa ?

—    Oh ! non ! nous avions beau renverser son pupitre, sa boîte à ouvrage, mettre ses tiroirs en désordre, elle ne nous en voulait jamais; elle était si bonne qu'elle nous donnait tout ce que nous lui demandions.

—    Est-ce que par hasard, dit Mlle Ingram en mordant sa lèvre ironique, nous allons être obligés d'entendre le résumé de toutes les vertus des gouvernantes ? Pour éviter cet ennui, je demande de nouveau qu'on change de conversation. Monsieur Rochester, approuvez-vous ma pétition ?

—    Oui, madame, je vous approuve en ceci, comme en tous points.

—    Alors, c'est à moi de la faire exécuter. Signor Eduardo, êtes-vous en voix aujourd'hui ?

—    Oui, si vous me le commandez, donna Bianca.

—    Alors, signor, mon altesse vous ordonne de préparer vos poumons, car on va vous les demander pour mon royal service.

—    Qui ne voudrait être le Rizzio d'une semblable Marie ?

—    Je me soucie bien de Rizzio, s'écria-t-elle en secouant ses boucles abondantes et en se dirigeant vers le piano; à mon avis, le ménétrier David était un imbécile; je préfère le noir Bothwell; je trouve qu'un homme doit avoir en lui quelque chose de satanique, et, malgré tout ce que raconte l'histoire sur James Hepburn, il me semble que ce bandit devait être un de ces héros fiers et sauvages que j'aurais aimé à prendre pour époux.

—    Messieurs, vous l'entendez; eh bien, quel est celui d'entre vous qui ressemble le plus à Bothwell ?

—    C'est sur vous que doit tomber notre choix, répondit le colonel Dent.

—    Sur mon honneur, je vous en remercie. » reprit Mr Rochester.

Mlle Ingram s'était assise devant le piano avec une grâce orgueilleuse. Après avoir royalement étendu sa robe blanche, elle exécuta un prélude brillant, sans cesser néanmoins de parler. Ce soir-là, elle était enivrée; ses paroles et son attitude semblaient vouloir exciter non seulement l'admiration, mais aussi l'étonnement de ses auditeurs : elle désirait les frapper par son éclat. Quant à moi, elle me sembla très hardie.

« Oh ! reprit-elle en continuant à promener ses doigts sur l'instrument sonore, je suis fatiguée des jeunes gens de nos jours, pauvres misérables créatures, qui craindraient de dépasser la grille du parc de leur père, et même d'y aller sans la permission de leur mère ou de leur gouverneur; qui ne songent qu'à leur belle figure, à leurs mains blanches et à leurs petits pieds : comme si les hommes avaient rien à faire avec la beauté ! comme si le charme extérieur n'était pas l'héritage légitime et le privilège exclusif de la femme ! Je vous accorde qu'une femme laide est une tache dans la création, où tout est beau; mais, quant aux hommes, ils ne doivent chercher que la force et le courage; leur occupation, c'est la chasse et le combat; le reste ne vaut pas qu'on y pense. Voilà quelle serait ma devise, si j'étais homme !

« Quand je me marierai, continua-t-elle après une pause que personne n'interrompit, je ne veux pas trouver un rival dans mon mari; je ne veux voir aucun prétendant près de mon trône. J'exigerai de lui un hommage complet; je ne veux pas que son admiration soit partagée entre moi et la figure qu'il verra dans sa glace. Maintenant, chantez, monsieur Rochester, et je vais vous accompagner.

—    Je ne demande qu'à vous obéir, répondit-il.

—    Tenez, voilà un chant de corsaire; sachez que j'aime les corsaires; ainsi donc, je vous prie de chanter con spirito.

—    Un ordre sorti des lèvres de Mlle Ingram animerait un marbre.

—    Eh bien, alors, prenez garde; car si la manière dont vous allez chanter ne me plaît pas, pour vous faire honte, je vous montrerai moi-même comment cette romance doit être comprise.

—    C'est offrir une prime à l'incapacité, et désormais je vais faire mes efforts pour me tromper.

—    Gardez-vous-en bien; si vous vous trompez volontairement, la punition sera proportionnée à la faute.

—    Mlle Ingram devrait être indulgente, car il lui est facile d'infliger un châtiment plus grand que ne pourrait le supporter un homme.

—    Oh ! expliquez-vous ! s'écria la jeune fille.

—    Pardon, madame; toute explication serait inutile; votre instinct a dû vous apprendre qu'un regard sévère lancé par vos yeux est une peine capitale.

—    Chantez, dit-elle en recommençant l'accompagnement.

—    Voilà le moment de m'échapper, » pensai-je; mais les notes qui frappèrent mes oreilles me forcèrent à rester.

Mme Fairfax m'avait annoncé que Mr Rochester avait une belle voix; elle était puissante en effet et révélait la force de son âme; elle était pénétrante et éveillait en vous d'étranges sensations. J'écoutai jusqu'à la dernière vibration de ces notes pleines et sonores; j'attendis que le mouvement causé par les compliments d'usage se fût un peu calmé : alors je quittai mon coin, et je sortis par la porte de côté, qui heureusement était tout près de moi. Un corridor étroit conduisait dans la grande salle : je m'aperçus, en le traversant, que mon soulier était dénoué; je m'agenouillai sur le paillasson de l'escalier pour le rattacher; j'entendis tout à coup la porte de la salle à manger s'ouvrir et des pas d'homme se diriger de mon côté; je me relevai précipitamment, et je me trouvai face à face avec Mr Rochester.

« Comment vous portez-vous ? me demanda-t-il.

—    Très bien, monsieur.

—    Pourquoi n'êtes-vous pas venue me parler dans le salon ? »

Je pensai que j'aurais bien pu lui retourner sa question; mais n'osant pas prendre cette liberté, je lui répondis :

« Vous aviez l'air occupé, et je n'aurais pas osé vous déranger, monsieur.

—    Et qu'avez-vous fait pendant mon absence ?

—    Rien de particulier; j'ai continué à donner des leçons à Adèle.

—    Et vous êtes devenue beaucoup plus pâle que vous n'étiez. Je l'ai remarqué tout de suite; dites-moi ce que vous avez.

—    Je n'ai rien, monsieur.

—    Avez-vous attrapé froid la nuit où vous m'avez à moitié noyé ?

—    Pas le moins du monde.

—    Retournez au salon, vous êtes partie trop tôt.

—    Je suis fatiguée, monsieur. »

Il me regarda un instant.

« Et un peu triste, ajouta-t-il; qu'avez-vous ? dites-le-moi, je vous en prie.

—    Rien, rien, monsieur; je ne suis pas triste.

—    Je suis bien sûr du contraire; vous êtes si triste que le moindre mot amènerait des larmes dans vos yeux; tenez, en voilà une qui brille et se balance sur vos cils. Si j'avais le temps et si je ne craignais pas de voir apparaître quelque servante curieuse, je saurais ce que signifie tout cela; allons, pour ce soir je vous excuse; mais sachez qu'aussi longtemps que mes hôtes seront ici, je vous demande de venir tous les soirs dans le salon; je le désire vivement; faites-le, je vous en prie. Maintenant partez, et envoyez Sophie chercher Adèle. Bonsoir, ma… »

Il s'arrêta, mordit ses lèvres et me quitta brusquement.

Charlotte Brontë

Jane Eyre - Biographie

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Fregate: Une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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