— Charlotte Brontë —

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Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

Il était cinq heures et demie et le soleil allait se lever; néanmoins la cuisine était encore sombre et silencieuse; la porte de côté était fermée; je l'ouvris aussi doucement que possible, et j'entrai dans la cour que je trouvai également tranquille : mais les portes étaient toutes grandes ouvertes, et dehors je vis une chaise de poste attelée et le cocher assis sur son siège. Je m'approchai de lui et je lui dis que les messieurs allaient venir; puis je regardai et j'écoutai attentivement. L'aurore répandait son calme partout; les rideaux des fenêtres étaient encore fermés dans les chambres des domestiques; les petits oiseaux commençaient à sautiller sur les arbres du verger tout couverts de fleurs, et dont les branches retombaient en blanches guirlandes sur les murs de la cour; de temps en temps, les chevaux frappaient du pied dans les écuries; tout le reste était tranquille. Je vis alors apparaître les trois messieurs. Mason, soutenu par Mr Rochester et le médecin, semblait marcher assez facilement; ils l'aidèrent à monter dans la voiture, et Carter y entra également.

« Prenez soin de lui, dit Mr Rochester au chirurgien; gardez-le chez vous jusqu'à ce qu'il soit tout à fait bien; j'irai dans un ou deux jours savoir de ses nouvelles. Comment vous trouvez-vous maintenant, Richard ?

—    L'air frais me ranime, Fairfax.

—    Laissez la fenêtre ouverte de son côté, Carter; il n'y a pas de vent. Adieu, Dick.

—    Fairfax !

—    Que voulez-vous ?

—    Prenez bien soin d'elle; traitez-la aussi tendrement que possible; faites… »

Il s'arrêta et fondit en larmes.

« Jusqu'ici j'ai fait tout ce que j'ai pu et je continuerai, répondit-il; puis il ferma la portière et la voiture partit. Et pourtant, plût à Dieu que tout ceci fût finit » ajouta Mr Rochester, en fermant les portes de la cour.

Puis il se dirigea lentement et d'un air distrait vers une porte donnant dans le verger; supposant qu'il n'avait plus besoin de moi, j'allais rentrer, lorsque je l'entendis m'appeler : il avait ouvert la porte et m'attendait.

« Venez respirer l'air frais pendant quelques instants, dit-il. Ce château est une vraie prison; ne le trouvez-vous pas ?

—    Il me semble très beau, monsieur.

—    Le voile de l'inexpérience recouvre vos yeux, répondit-il, vous voyez tout à travers un miroir enchanté; vous ne remarquez pas que les dorures sont misérables, les draperies de soie semblables à des toiles d'araignée, les marbres mesquins, les boiseries faites avec des copeaux de rebut et de grossières écorces d'arbres. Ici, dit-il en montrant l'enclos où nous venions d'entrer, ici, tout est frais, doux et pur.

Il marchait dans une avenue bordée de buis; d'un côté, se voyaient des poiriers, des pommiers et des cerisiers; de l'autre, des œillets de poète, des primeroses, des pensées des aurones, des aubépines et des herbes odoriférantes; elles étaient aussi belles qu'avaient pu les rendre le soleil et les ondées d'avril suivis d'un beau matin de printemps; le soleil perçait à l'orient, faisait briller la rosée sur les arbres du verger, et dardait ses rayons dans l'allée solitaire où nous nous promenions.

« Jane, voulez-vous une fleur ? » me demanda Mr Rochester.

Et il cueillit une rose à demi épanouie, la première du buisson et me l'offrit.

« Merci, monsieur, répondis-je.

—    Aimez-vous le lever du soleil, Jane ? ce ciel couvert de nuages légers qui disparaîtront avec le jour ? aimez-vous cet air embaumé ?

—    Oh ! oui, monsieur, j'aime tout cela.

—    Vous avez passé une nuit étrange, Jane.

—    Très étrange, monsieur.

—    Cela vous a rendue pâle; avez-vous eu peur quand je vous ai laissée seule avec Mason ?

—    Oui, j'avais peur de voir sortir quelqu'un de la chambre du fond.

—    Mais j'avais fermé la porte, et j'avais la clef dans ma poche; j'aurais été un berger bien négligent, si j'avais laissé ma brebis, ma brebis favorite, à la portée du loup; vous étiez en sûreté.

—    Grace Poole continuera-t-elle à demeurer ici, monsieur ?

—    Oh ! oui; ne vous creusez pas la tête sur son compte, oubliez tout cela.

—    Mais il me semble que votre vie n'est pas en sûreté tant qu'elle demeure ici.

—    Ne craignez rien, j'y veillerai moi-même.

—    Et le danger que vous craigniez la nuit dernière est-il passé maintenant, monsieur ?

—    Je ne puis pas en être certain tant que Mason sera en Angleterre, ni même lorsqu'il sera parti; vivre, pour moi, c'est me tenir debout sur le cratère d'un volcan qui d'un jour à l'autre peut faire éruption.

—    Mais Mr Mason semble facile à mener : vous avez tout pouvoir sur lui; jamais il ne vous bravera ni ne vous nuira volontairement.

—    Oh non ! Mason ne me bravera ni ne me nuira volontairement; mais, sans le vouloir, il peut, par un mot dit trop légèrement, me priver sinon de la vie, du moins du bonheur.

—    Recommandez-lui d'être attentif, monsieur, dites-lui ce que vous craignez, et montrez-lui comment il doit éviter le danger. »

Je vis sur ses lèvres un sourire sardonique; il prit ma main, puis la rejeta vivement loin de lui.

« Si c'était possible, reprit-il, il n'y aurait aucun danger; depuis que je connais Mason, je n'ai eu qu'à lui dire : « Faites cela, » et il l'a fait. Mais dans ce cas je ne puis lui donner aucun ordre; je ne peux pas lui dire : « Gardez-vous de me faire du mal, Richard ! » car il ne doit pas savoir qu'il est possible de me faire du mal. Vous avez l'air intriguée; eh bien, je vais vous intriguer encore davantage. Vous êtes ma petite amie, n'est-ce pas ?

—    Monsieur, je désire vous être utile et vous obéir dans tout ce qui est bien.

—    Précisément, et je m'en suis aperçu; j'ai remarqué une expression de joie dans votre visage, dans vos yeux et dans votre tenue, lorsque vous pouviez m'aider, me faire plaisir, travailler pour moi et avec moi : mais, comme vous venez de le dire, vous ne voulez faire que ce qui est bien. Si, au contraire, je vous ordonnais quelque chose de mal, il ne faudrait plus compter sur vos pieds agiles et vos mains adroites; je ne verrais plus vos yeux briller et votre teint s'animer; vous vous tourneriez vers moi, calme et pâle, et vous me diriez : « Non, monsieur, cela est impossible, je ne puis pas le faire, parce que cela est mal; » et vous resteriez aussi ferme que les étoiles fixes. Vous aussi vous avez le pouvoir de me faire du mal; mais je ne vous montrerai pas l'endroit vulnérable, de crainte que vous ne me perciez aussitôt, malgré votre cœur fidèle et aimant.

—    Si vous n'avez pas plus à craindre de Mr Mason que de moi, monsieur, vous êtes en sûreté.

—    Dieu le veuille ! Jane, voici une grotte; venez vous asseoir. »

La grotte était creusée dans le mur et toute garnie de lierre; il s'y trouvait un banc rustique. Mr Rochester s'y assit, laissant néanmoins assez de place pour moi; mais je me tins debout devant lui.

« Asseyez-vous, me dit-il; le banc est assez long pour nous deux. Je pense que vous n'hésitez pas à prendre place à mes côtés; cela serait-il mal ? »

Je répondis en m'asseyant, car je voyais que j'aurais tort de refuser plus longtemps.

« Ma petite amie, continua Mr Rochester, voyez, le soleil boit la rosée, les fleurs du jardin s'éveillent et s'épanouissent, les oiseaux vont chercher la nourriture de leurs, petits, et les abeilles laborieuses font leur première récolte : et moi, je vais vous poser une question, en vous priant de vous figurer que le cas dont je vais vous parler est le votre. D'abord, dites-moi si vous vous sentez à votre aise ici, si vous ne craignez pas de me voir commettre une faute en vous retenant, et si vous-même n'avez pas peur de mal agir en restant avec moi.

—    Non, monsieur, je suis contente.

—    Eh bien ! Jane, appelez votre imagination à votre aide : supposez qu'au lieu d'être une jeune fille forte et bien élevée, vous êtes un jeune homme gâté depuis son enfance; supposez que vous êtes dans un pays éloigné, et que là vous tombez dans une faute capitale, peu importe laquelle et par quels motifs, mais une faute dont les conséquences doivent peser sur vous pendant toute votre vie et attrister toute votre existence. Faites attention que je n'ai pas dit un crime : je ne parle pas de sang répandu ou de ces choses qui amènent le coupable devant un tribunal; j'ai dit une faute dont les conséquences vous deviennent plus tard insupportables. Pour obtenir du soulagement, vous avez recours à des mesures qu'on n'emploie pas ordinairement, mais qui ne sont ni coupables ni illégales; et pourtant vous continuez à être malheureux, parce que l'espérance vous a abandonné au commencement de la vie; à midi, votre soleil est obscurci par une éclipse qui doit durer jusqu'à son coucher; votre mémoire ne peut se nourrir que de souvenirs tristes et amers; vous errez çà et là, cherchant le repos dans l'exil, le bonheur dans le plaisir : je veux parler des plaisirs sensuels et bas, de ces plaisirs qui obscurcissent l'intelligence et souillent le sentiment. Le cœur fatigué, l'âme flétrie, vous revenez dans votre patrie après des années d'exil volontaire; vous y rencontrez quelqu'un, comment et où, peu importe; vous trouvez chez cette personne les belles et brillantes qualités que vous avez vainement cherchées pendant vingt ans, nature saine et fraîche que rien n'a encore flétrie; près d'elle vous renaissez à la vie, vous vous rappelez des jours meilleurs, vous éprouvez des désirs plus élevés, des sentiments plus purs; vous souhaitez commencer une vie nouvelle, et pendant le reste de vos jours vous rendre digne de votre titre d'homme. Pour atteindre ce but, avez-vous le droit de surmonter l'obstacle de l'habitude, obstacle conventionnel, que la raison ne peut approuver, ni la conscience sanctifier ? »

Mr Rochester s'arrêta et attendit une réponse. Que pouvais-je dire ? Oh ! si quelque bon génie était venu me dicter une réponse juste et satisfaisante ! Vain désir ! le vent soufflait dans le lierre autour de moi, mais aucune divinité n'emprunta son souffle pour me parler; les oiseaux chantaient dans les arbres, mais leurs chants ne me disaient rien.

Mr Rochester posa de nouveau sa question :

« Est-ce mal, dit-il, à un homme repentant et qui cherche le repos, de braver l'opinion du monde, pour s'attacher à tout jamais cet être bon, doux et gracieux, et d'assurer ainsi la paix de son esprit et la régénération de son âme ?

—    Monsieur, répondis-je, le repos du voyageur et la régénération du coupable ne peuvent dépendre d'un de ses semblables; les hommes et les femmes meurent, les philosophes manquent de sagesse et les chrétiens de bonté. Si quelqu'un que vous connaissez a souffert et a failli, que ce ne soit pas parmi ses égaux, mais au delà, qu'il aille chercher la force et la consolation.

—    Mais l'instrument, l'instrument ! Dieu lui-même qui a fait l'œuvre a prescrit l'instrument. Je vous dirai sans plus de détours que j'ai été un homme mondain et dissipé; je crois avoir trouvé l'instrument de ma régénération dans… »

Il s'arrêta. Les oiseaux continuaient à chanter et les feuilles à murmurer; je m'attendais presque à entendre tous ces bruits s'arrêter pour écouter la révélation : mais ils eussent été obligés d'attendre longtemps. Le silence de Mr Rochester se prolongeait; je levai les yeux sur lui, il me regardait avidement.

« Ma petite amie, » me dit-il d'un ton tout différent, et sa figure changea également : de douce et grave, elle devint dure et sardonique; « vous avez remarqué mon tendre penchant pour Mlle Ingram; pensez-vous que, si je l'épousais, elle pourrait me régénérer ? »

Il se leva, se dirigea vers l'autre bout de l'allée et revint en chantonnant.

« Jane, Jane, dit-il en s'arrêtant devant moi, votre veille vous a rendue pâle; ne m'en voulez-vous pas de troubler ainsi votre repos ?

—    Vous en vouloir ? oh ! non, monsieur.

—    Donnez-moi une poignée de main pour me le prouver. Comme vos doigts sont froids ! ils étaient plus chauds que cela la nuit dernière, lorsque je les ai touchés à la porte de la chambre mystérieuse. Jane, quand veillerez-vous encore avec moi ?

—    Quand je pourrai vous être utile, monsieur.

—    Par exemple, la nuit qui précédera mon mariage, je suis sûr que je ne pourrai pas dormir; voulez-vous me promettre de rester avec moi et de me tenir compagnie ? à vous, je pourrai parler de celle que j'aime, car maintenant vous l'avez vue et vous la connaissez.

—    Oui, monsieur.

—    Il n'y en a pas beaucoup qui lui ressemblent, n'est-ce pas, Jane ?

—    C'est vrai, monsieur.

—    Elle est belle, forte, brune et souple; les femmes de Carthage devaient avoir des cheveux comme les siens. Mais voilà Dent et Lynn dans les écuries; tenez, rentrez par cette porte. »

J'allai d'un côté et lui de l'autre; je l'entendis parler gaiement dans la cour.

« Mason, disait-il, a été plus matinal que vous tous; il est parti avant le lever du soleil; j'étais debout à quatre heures pour lui dire adieu. »

Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

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Fregate: Une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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