— Jane Eyre —

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Les pressentiments, les sympathies et les signes sont trois choses étranges qui, ensemble, forment un mystère dont l'humanité n'a pas encore trouvé la clef; je n'ai jamais ri des pressentiments, parce que j'en ai eu d'étranges; il y a des sympathies qui produisent des effets incompréhensibles, comme celles, par exemple, qui existent entre des parents éloignés et inconnus, sympathies qui se continuent, malgré la distance, à cause de l'origine qui est commune; et les signes pourraient bien n'être que la sympathie entre l'homme et la nature.

Un jour, à l'âge de six ans, j'entendis Bessie raconter à Abbot qu'elle avait rêvé d'un petit enfant, et que c'était un signe de malheur pour soi ou pour ses parents; cette croyance populaire se serait probablement effacée de mon souvenir, sans une circonstance qui l'y fixa à jamais : le jour suivant, Bessie fut demandée au lit de mort de sa petite sœur.

Depuis quelques jours, je pensais souvent à cet événement, parce, que, pendant une semaine entière, j'avais toutes les nuits rêvé d'un enfant : tantôt je l'endormais dans mes bras, tantôt je le berçais sur mes genoux, tantôt je le regardais jouer avec les marguerites de la prairie ou se mouiller les mains dans une eau courante. Une nuit l'enfant pleurait; la nuit suivante, au contraire, il riait; quelquefois il se tenait attaché à mes vêtements, d'autres fois il courait loin de moi : mais, sous n'importe quelle forme, cette apparition me poursuivit pendant sept nuits successives.

Je n'aimais pas cette persistance de la même idée, ce retour continuel de la même image; je devenais nerveuse au moment où je voyais approcher l'heure de me coucher, l'heure de la vision. J'étais encore dans la compagnie de ce fantôme d'enfant la nuit où j'entendis le terrible cri, et l'après-midi du lendemain on vint m'avertir que quelqu'un m'attendait dans la chambre de Mme Fairfax; je m'y rendis et j'y trouvai un homme qui me parut un domestique de bonne maison; il était en grand deuil, et le drapeau qu'il tenait à la main était entouré d'un crêpe.

« Je pense que vous avez de la peine à me remettre, mademoiselle, dit-il en se levant; je m'appelle Leaven; j'étais cocher chez Mme Reed lorsque vous habitiez Gateshead, et je demeure toujours au château.

—    Oh ! Robert, comment vous portez-vous ? je ne vous ai pas oublié du tout; je me rappelle que vous me faisiez quelquefois monter à cheval sur le poney de Mlle Georgiana. Et comment va Bessie ? car vous avez épousé Bessie.

—    Oui, mademoiselle. Ma femme se porte très bien, je vous remercie; il y a à peu près deux mois, elle m'a encore donné un enfant, nous en avons trois maintenant; la mère et les enfants prospèrent.

—    Et comment va-t-on au château, Robert ?

—    Je suis fâché de ne pas pouvoir vous donner de meilleures nouvelles, mademoiselle; cela ne va pas bien, et la famille vient d'éprouver un grand malheur.

—    J'espère que personne n'est mort ? » dis-je en jetant un coup d'œil sur ses vêtements.

Il regarda le crêpe qui entourait sou chapeau et répondit : « Il y a eu hier huit jours, Mr John est mort dans son appartement de Londres.

—    Mr John ?

—    Oui.

—    Et comment sa mère a-t-elle supporté ce coup ?

—    Dame, mademoiselle Eyre, ce n'est pas un petit malheur : sa vie a été désordonnée; les trois dernières années, il s'est conduit d'une manière singulière, et sa mort a été choquante.

—    Bessie m'a dit qu'il ne se conduisait pas bien.

—    Il ne pouvait pas se conduire plus mal, il a perdu sa santé et gaspillé sa fortune avec ce qu'il y avait de plus mauvais en hommes et en femmes; il a fait des dettes, il a été mis en prison. Deux fois sa mère est venue à son aide; mais, aussitôt qu'il était libre, il retournait à ses anciennes habitudes, Sa tête n'était pas forte; les bandits avec lesquels il a vécu l'ont complètement dupé. Il y a environ trois semaines, il est venu à Gateshead et a demandé qu'on lui remit la fortune de toute la famille entre les mains; Mme Reed a refusé, car sa fortune était déjà bien réduite par les extravagances de son fils; celui-ci partit donc, et bientôt on apprit qu'il était mort; comment, Dieu le sait ! On prétend qu'il s'est tué. »

Je demeurai silencieuse, tant cette nouvelle était terrible. Robert continua :

« Madame elle-même a été bien malade; elle n'a pas eu la force de supporter cela : la perte de sa fortune et la crainte de la pauvreté l'avaient brisée. La nouvelle de la mort subite de Mr John fut le dernier coup; elle est restée trois jours sans parler. Mardi dernier, elle était un peu mieux, elle semblait vouloir dire quelque chose et faisait des signes continuels à ma femme; mais ce n'est qu'hier matin que Bessie l'a entendue balbutier votre nom, car elle a enfin pu prononcer ces mots : « Amenez Jane, allez chercher Jane Eyre, je veux lui parler. » Bessie n'est pas sûre qu'elle ait sa raison et qu'elle désire sérieusement vous voir; mais elle a raconté ce qui s'était passé à Mlle Reed et à Mlle Georgiana, et leur a conseillé de vous envoyer chercher. Les jeunes filles ont d'abord refusé; mais, comme leur mère devenait de plus en plus agitée, et qu'elle continuait à dire : « Jane, Jane », elles ont enfin consenti. J'ai quitté Gateshead hier, et si vous pouviez être prête, mademoiselle, je voudrais vous emmener demain matin de bonne heure.

—    Oui, Robert, je serai prête; il me semble que je dois y aller.

—    Je le crois aussi, mademoiselle; Bessie m'a dit qu'elle était sûre que vous ne refuseriez pas. Mais je pense qu'avant de partir il vous faut demander la permission.

—    Oui, et je vais le faire tout de suite. »

Charlotte Brontë

Jane Eyre - Biographie

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